Quelques jours seulement me séparent de l’avion qui m’emmènera dans ma nouvelle ville, Linköping. Quelques jours et une grande impatience. Je vais écrire à ma mère et à mes amis d’Istanbul. Je vais écrire à Istanbul et à son aéroport où je me rendrai en tant que passager pour la première fois depuis deux ans que mon passeport ne fonctionne plus, à l’image de mon pays. Je vais aussi écrire aux jours à venir. Les températures sont peut-être basses à Linköping, mais je suis sûr d’y avoir moins froid qu’à Beyrouth ou Alexandrie.
Plus la date approche, plus j’examine les détails de ma vie qui n’occupaient plus mes pensées mais ne m’ont jamais quitté.

10/02/2016

J’ai un billet maintenant, avec mon nom et mon itinéraire : l’avion partira d’Istanbul pour Amsterdam, puis Linköping. Le voyage durera environ six heures. J’ai immédiatement imprimé deux copies de mon billet. Une pour les agents de l’aéroport, l’autre pour y écrire que “les Syriens peuvent encore prendre l’avion, même pour sortir du pays, en voici la preuve”. J’ai montré ce billet à un ami qui s’est empressé de réfuter cette preuve concrète que les Syriens peuvent prendre l’avion autrement qu’en passagers clandestins, en écrivant dans la marge un message bien connu des utilisateurs de YouTube : “Ce contenu n’est pas disponible dans votre pays”.
Un jour, je retournerai dans mon pays.

11/02/2016

J’ai ajouté sur l’application météo que j’utilise le nom de ma ville d’accueil pour y voir le temps qu’il fait. Cette application ne me sert pas seulement à suivre l’évolution des températures depuis que j’ai quitté la Syrie, elle est pour moi une façon de garder le contact avec toutes les villes où j’ai vécu, que j’ai visitées ou auxquelles je suis lié par des amis, des amants ou une tragédie. Sous mes yeux, je lis les noms Damas et Alep, Beyrouth, Alexandrie et Le Caire, Ankara et Antioche, Berlin et bien sûr Linköping.
Jamais je ne retournerai dans mon pays.

12/02/2016

Impossible de décrire les émotions qui me tiraillent au moment de quitter mon domicile avec mon passeport syrien, mon permis de résidence suédois et mes papiers d’identité turcs en poche. Je pourrais crier aux passagers du métro en pleine heure de pointe : “Ecoutez, vous avez devant vous un citoyen tridimensionnel !”
Un jour, je retournerai dans mon pays.

14/02/2016

N’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi.” John Donne.
Mon jour est arrivé ; je dormirai tôt ce soir, et je m’aimerai un peu plus.
Jamais je ne retournerai dans mon pays.

15/02/2016

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Galilée, un homme qui a eu la bonne fortune d’être réhabilité seulement trois siècles après sa mort ! J’espère que nous, Syriens, aurons plus de chance.
Un jour, je retournerai dans mon pays.

16/02/2016

Un bulletin d’information : quinze hommes sont morts de faim dans la ville assiégée de Madaya, en Syrie. L’espace d’un instant, j’entends la voix de Long John Silver, le chef des pirates dans l’Ile au trésor, chanter “Quinze hommes sur le coffre de l’homme mort” et, à l’écran, l’image d’un carton déchiré sur lequel on peut lire : “Colis humanitaire de l’ONU, non destiné à la vente”.
Un moment de silence qui me transporte sur une année-lumière entre un film d’animation et la réalité.
Jamais je ne retournerai dans mon pays.

19/02/2016

J’ai presque terminé ma valise à présent. Jusqu’à mon arrivée à Linköping, je vais devoir être prêt à faire face à cette obsession qui s’empare de moi chaque fois que je jette un œil sur cette valise. L’impression d’avoir oublié quelque chose. C’est que j’en ai laissé des choses derrière moi : ma chemise préférée à Beyrouth, un livre reçu en cadeau à Alexandrie, mon âme sur un fauteuil posé à l’ombre d’un olivier dans un petit parc de Damas.
Un jour, je retournerai dans mon pays.

21/02/2016

Plus que quatre jours. J’ai une longue liste d’amis à qui dire au revoir, et une longue liste de cadeaux et de commandes à acheter pour mes amis en Suède. Le temps file, et je ne pense pas pouvoir faire tout ce que j’avais prévu de réaliser pendant ces derniers jours à Istanbul. Cela vaut peut-être mieux d’éviter des complications inutiles pendant ce laps de temps. J’entends déjà vrombir les moteurs de l’avion, le début de ce nouveau voyage, et cela me réjouit profondément. Un jour, je retournerai dans mon pays.

Housam Mosilli est écrivain, chercheur et traducteur, membre du réseau Icorn.

* Paris célèbre du 30 mars au 2 avril les 10 ans du réseau Icorn (International
Cities of Refuge Network), une organisation qui vient en aide aux écrivains et artistes victimes de la censure dans leur pays. Courrier international est partenaire de cette manifestation.