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ReportagePolitique

Deux ans après, à Grenoble, la transition politique tient le cap

Grenoble est la plus grande ville française à être dirigée par un écologiste. Face à la réalité de l’endettement municipal, aggravée par la baisse des dotations de l’État, Éric Piolle et son équipe maintiennent l’originalité de leur méthode : un équilibre entre forces citoyennes et partis politiques et le déploiement d’outils participatifs.

-  Grenoble (Isère), reportage

Le vent des Alpes a-t-il calmé les ardeurs ? À Grenoble, le climat politique a pris un coup de froid. Deux ans après l’élection d’Éric Piolle à la tête d’une liste de rassemblement écologiste et citoyen, l’humeur n’est pas à souffler les bougies. « On ne fanfaronne pas », reconnaît-on d’une voix unanime à l’hôtel de ville. Au cabinet du maire, on évacue la question : « Nous sommes sur une dynamique de long terme, les critères de réussite ne s’évaluent pas tous les 365 jours. »

Heureusement, à en croire Colette, boulangère dans le quartier de la gare : « J’entends plutôt les gens râler, c’est de bonne guerre. Mais hormis ces histoires de panneaux publicitaires, c’est vrai que je n’ai pas vu grand-chose de changé… » En ne renouvelant pas son contrat avec JC Decaux, Grenoble avait fait disparaître l’année dernière plus de 300 espaces publicitaires. Une mesure forte qui n’empêche pas d’autres polémiques.

Le « malaise » des policiers municipaux après la décision de les désarmer partiellement ? « Je n’ai reçu aucune demande d’audience syndicale », répond Élisa Martin, première adjointe du maire à la tranquillité publique. La grogne des commerçants à l’annonce du projet d’« autoroute à vélo », à l’automne ? Si on reconnaît une certaine maladresse à l’utilisation du terme d’« autoroute », on refuse de céder au chantage. « Les mêmes étaient déjà vent debout contre l’arrivée du tramway en centre-ville, dans les années 1980 », relativise l’entourage du maire.

Le mot « banqueroute » hante les échanges comme un fantôme 

« Piolle et son équipe déchaînent les passions », confirme Vincent Peyret, le rédacteur en chef du Postillon, journal satirique local. Et drainent les fantasmes que cristallise l’écologie auprès de certains. « Le laboratoire des Khmers verts », titrait l’hebdomadaire Valeurs actuelles il y a quelques semaines.

Mais « à part ces quelques mouvements corporatistes, il n’y a guère d’opposition très structurée », dit Jean-Christophe, Grenoblois d’origine. Mallette en cuir et blazer élégant, il revoterait pour Éric Piolle malgré le « sentiment d’amateurisme » qu’il ressent parfois en regardant les conseils municipaux en direct sur son écran d’ordinateur : « C’est normal, ce ne sont pas des professionnels. »

L’hôtel de ville.

Le Parti socialiste local se fait tellement discret qu’il a refusé de s’exprimer sur le sujet. « Ici, il est en pleine explosion », dit Raymond Avrilier, observateur attentif de la vie locale. Il y a ceux qui travaillent aux côtés d’Éric Piolle, comme Christophe Ferrari, le président de la métropole. Et ceux qui ne digèrent pas la défaite en 2014 de Jérôme Safar — qui s’était maintenu au deuxième tour — à la succession de Michel Destot, en poste depuis près de vingt ans. « Le clivage ne se joue pas entre le PS et nous, mais à l’intérieur même du PS, décrit un conseiller du maire. Avec une droite divisée sur l’héritage de Carignon, cela donne un jeu politique éclaté. »

De quoi offrir un boulevard à la majorité actuelle ? Ce serait méconnaître l’ampleur du gouffre financier tapi dans l’ombre. Dans les couloirs, le mot « banqueroute » hante les échanges comme un fantôme. « On est probablement la ville de France la plus en difficulté : quand on est arrivé à la tête de la mairie en 2014, on a hérité d’une épargne nette négative, la cinquième dette la plus importante du pays et parmi les impôts locaux les plus élevés », explique Éric Piolle, le maire.

Les marges de manœuvre sont d’autant plus réduites que l’équipe municipale tient fermement à son engagement de ne pas augmenter les impôts — qui représentent 814 euros par habitants quand la moyenne nationale est à… 588 euros. « Dans un tel contexte, je n’aurais jamais fait une telle promesse », avoue Raymond Avrilier.

 Des promesses en stand-by

Car à ce fardeau s’est ajouté la baisse des allocations de l’État à travers ses dotations globales de fonctionnement. 20 millions d’euros en moins sur les quatre premières années du mandat : l’équivalent pour la ville de l’ensemble des salaires des agents travaillant pour les sports, la police et le Conservatoire. Ou bien encore 80 % de l’aide sociale. Un « étranglement historique », selon Michel Albouy, professeur de finance à la Grenoble École de management.

Il serait donc là, le principal adversaire de la municipalité grenobloise : le gouvernement, dont « on avait sous-estimé la droitisation, admet Raymond Avrilier. Il était impossible d’envisager une telle ponction sur les collectivités. Et quand le gouvernement annonce fièrement l’augmentation d’1,2 % du point d’indice des fonctionnaires, on s’en réjouit, mais il n’y a pas la dotation de l’État qui corresponde à cette décision ! »

La ville a lancé un appel pour le maintien des dotations de l’État.

Conséquence ? Des promesses en stand-by, comme celle de la gratuité des transports en commun pour les 18-25 ans, pour l’heure limitée à une simple réduction de 30 %. Et des arbitrages qui alimentent la controverse, notamment dans le milieu culturel, qui a vu nombre de ses subventions redistribuées quand elles n’ont pas été supprimées totalement. « Nous avons fait le choix de sanctuariser le social et de ne pas toucher à notre CCAS [centre communal d’action sociale] ainsi que de miser une importante partie de notre investissement sur l’école », justifie Éric Piolle.

Si l’on se refuse d’évoquer un plan social, on parle en interne d’un « plan de transformation radical des services publics ». Explication au cabinet du maire : « Le modèle providentiel ne marche plus, l’argent public devient rare. On ne peut plus considérer la puissance publique comme un guichet universel, avec des citoyens consommateurs de services. » C’est pourquoi, le 25 novembre dernier, la ville organisait une « journée sans service public ». Crèches, bibliothèques, centres sociaux, etc., tous étaient fermés pour alerter la population sur l’ampleur du défi, tandis que les agents publics se réunissaient pour débattre du sujet.

Grenoble connaîtrait-il son propre tournant de la rigueur ? Elle s’est d’abord appliquée aux responsables politiques : baisse de rémunération des élus de 25 %, vente des berlines officielles… Les premières décisions de la nouvelle majorité avaient directement trait à la réduction du train de vie du « paquebot municipal ». Une stratégie de communication bien menée, selon les opposants. Mais le budget de la communication de la ville est justement passé de 1,9 million en 2011 à 800.000 euros en 2015.

« Ne plus jouer camp contre camp, mais dialoguer avec des gens d’intérêts différents » 

Deux ans après, l’épreuve du pouvoir a-t-elle mis un coup aux espoirs de transformation à Grenoble ? L’expérience du pragmatisme aurait plutôt renforcé la conviction d’être pionnier. Dans la méthode d’abord, car l’attelage inédit de cette majorité tient bon. « Nos difficultés jouent en faveur de notre unité », veut croire Élisa Martin. Une unité qui confinerait à l’« unanimité obligatoire », selon Le Postillon, qui soulignait le « mépris des voix discordantes » au sein de la majorité lors du vote sur la polémique de l’éclairage public [1] Difficile, par ailleurs, d’en savoir plus sur le départ surprise du directeur de cabinet, Gaël Roustan, en janvier dernier.

Pourtant, entre les partis politiques et les forces citoyennes représentés à parité dans l’équipe municipale, aucune fausse note n’est à souligner. L’équilibre semble maintenu : « Les mouvements citoyens ont une longue histoire à Grenoble, ils sont depuis longtemps le tissu politique de la ville. Et les partis politiques ont accepté de se fondre dans un rassemblement où tout le monde est à égalité. Cela donne un groupe qui vit très bien ensemble », témoigne Pascal Clouaire, adjoint à la démocratie locale et cofondateur du Réseau citoyen, un mouvement local affilié à aucun parti.

Éric Piolle, le maire de Grenoble.

Quid de l’union entre le Parti de gauche et EELV à l’aube d’une nouvelle campagne présidentielle ? « Je ne vois pas comment cela pourrait exploser, assure Élisa Martin, membre du Parti de gauche. C’est cette différence qui fait notre complémentarité. » Mondane Jactat, adjointe à la santé, avoue ne s’être « même pas posée la question de 2017 ». Elle n’a jamais adhéré au moindre parti, et juge que c’est la « déconnexion avec les appareils de parti » qui assure la réussite du rassemblement : « Nous sommes liés aux réalités locales, personne ne se fait dicter quoi que ce soit par Paris. »

« Sortir des clivages stériles », le mot d’ordre s’incarne jusque dans les rencontres publiques : le 17 mars dernier, devant une salle comble, le chantre de l’agroécologie Pierre Rabhi était l’invité des « Rencontres improbables » aux côtés de François Albrieux, le président de la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPM). « L’idée n’est plus de jouer camp contre camp, mais de dialoguer avec des gens d’intérêts différents », explique Pascal Clouaire. 

Que le laboratoire ne se transforme pas en îlot

Il s’agit de redonner confiance dans la politique, notamment avec les outils participatifs déployés en quelques mois : budgets participatifs, conseils citoyens indépendants, droit d’interpellation citoyenne… Les résultats semblent mitigés : « Je n’ai plus la télé, je ne suis plus trop la politique, raconte un agent municipal. Les vrais problèmes, le chômage notamment, c’est de toute façon au niveau national que ça se gère. » Marc, arrivé depuis trois ans, loue pourtant le travail d’information mené à destination des citoyens : « Ils ont remis sur pied un journal municipal très complet, de loin le meilleur que j’ai lu de ma vie. » Exemple avec le numéro de l’hiver, où plus de quatre pages étaient consacrées à expliquer le budget, schéma à l’appui.

Sur le fond des dossiers, les convictions ne se sont pas ébranlées. Grenoble continue d’avancer, presque à contre-courant du mouvement général. Mercredi 23 mars, il y avait salle comble à l’hôtel de ville pour les parrainages républicains qui ont permis à plusieurs élus de s’engager à accompagner les démarches administratives d’une cinquantaine de demandeurs d’asile. « Ce sont des gens qui font déjà société chez nous, leurs enfants sont dans nos écoles, et ils n’ont pourtant pas de statut. C’est une manière pour nous d’offrir concrètement la citoyenneté aux résidents étrangers et de leur offrir une reconnaissance que l’État leur refuse », explique Emmanuel Carroz, adjoint à l’égalité des droits.

Depuis le 1er janvier, la plupart des axes routiers ont vu leur vitesse maximale réduite à 30 km/h, le 50 devenant l’exception. Une zone 30 qui vise à désengorger le centre-ville des voitures pour en faire une ville « apaisée ». Tout comme doit y contribuer la réduction des hauteurs des nouvelles constructions immobilières, ainsi que l’objectif de 40 % de logements sociaux. « Autant de sujets qui ne sont pas très médiatiques alors qu’ils sont fondamentaux, insiste Raymond Avrilier. Réviser un plan local d’urbanisme, ça ne fait pas rêver et ça prend du temps. On sort de la logique incantatoire pour affronter la réalité. »

Le programme de « ville apaisée ».

Grenoble continue donc son bonhomme de chemin, semé d’embûches. Un chemin de crête pour que le laboratoire ne se transforme pas en îlot, le modèle en exception. Mais les succès incontestables des films Demain et Merci Patron, qui réalisent tous deux leurs meilleures entrées à Grenoble (hors Paris), confirment le potentiel de la ville à être un levier dans la bataille culturelle des écologistes. « Les villes de demain devront être sobres et efficaces. Tout le contraire de l’État, qui est en retard d’une révolution », dit le maire.

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