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MAROC

À Sidi Moumen, au Maroc, la danse et la musique pour combattre le fanatisme

Convaincus que l’art peut changer des vies, deux artistes ont ouvert un centre dédié aux enfants dans un quartier défavorisé de Casablanca. L’objectif ? Leur permettre de s’exprimer et s’émanciper. Reportage en clair-obscur, entre espoir et réalité.

Hasna, 14 ans, prend des cours de danse au centre culturel des "Étoiles de Sidi Moumen".
Hasna, 14 ans, prend des cours de danse au centre culturel des "Étoiles de Sidi Moumen". Charles-Henry Frizon, Capa Pictures pour Fondation BNP Paribas.
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Leïla, la maman de Sifeddine, 14 ans, considère qu’elle a "une chance folle" : de la fenêtre de sa modeste cuisine, elle bénéficie d’une vue plongeante sur les "Étoiles de Sidi Moumen". C’est là, dans ce centre culturel d'un quartier très défavorisé de Casablanca, que son fils, à la faveur de cours de musique et de solfège, a révélé un talent prodigieux pour la percussion. Quand il n’est pas à l’école, il y passe le plus clair de son temps, sans pour autant échapper à l’œil de sa mère. "D’ici, je peux surveiller ses allées et venues", se réjouit cette dernière en pointant du doigt le bâtiment blanc qui luit au soleil, de l’autre côté du boulevard. Et si les frais d’inscription mensuels de 50 dirhams (4,50 euros) sont "très chers" à l’échelle de son foyer, Leïla n’a pas hésité. "C’est un moyen d’éviter qu’il tombe dans de mauvaises mains, car il y a beaucoup de violence et d’agressivité dans le quartier."

Le choc du 16 mai 2003

Sidi Moumen jouit en effet d’une triste réputation au Maroc. Le nom de cet arrondissement périphérique de l’est de Casablanca, qui compte 500 000 habitants sur 47 km2, restera pour toujours lié aux attentats du 16 mai 2003, que les Marocains considèrent comme leur 11-Septembre.

Ce soir-là, une série d’attaques-suicides perpétrées quasi-simultanément dans cinq lieux distincts de Casablanca a fait 41 morts et une centaine de blessés. Sur les 15 kamikazes qui se firent exploser, douze provenaient de Sidi Moumen. À l’époque, le quartier, fruit d’une urbanisation galopante et anarchique, était essentiellement composé de bidonvilles. En état de choc, le royaume chérifien prit alors conscience qu’il avait laissé prospérer, dans le lit de la misère, du chômage et de l’exclusion, le fléau du fanatisme.

L’histoire de cette dérive, ou comment des gamins se sont transformés en bombes humaines, a inspiré à l’écrivain et peintre marocain Mahi Binebine un livre paru en 2010 sous le titre "Les Étoiles de Sidi Moumen". Peu après, le roman a été adapté au cinéma par le Franco-Marocain Nabil Ayouch dans le film "Les Chevaux de Dieu".

"Donner aux jeunes la possibilité de s’exprimer"

À l’occasion des dix ans des attentats, le 16 mai 2013, les deux artistes ont eu l’idée d’organiser une projection du film à l’attention des enfants de Sidi Moumen. La préfecture leur mit à disposition un bâtiment, vide à l’époque – celui-là même qui luit aujourd’hui sous les fenêtres de Leïla. "L’événement a eu un succès incroyable, se souvient Nabil Ayouch. Alors, avec Mahi, on s’est dit : 'Pourquoi ne pas créer une structure pérenne ?'"

En octobre 2014, une vente aux enchères, un appel aux dons et quelques bons coups de peinture plus tard, le centre "Les Étoiles de Sidi Moumen" ouvrait officiellement ses portes. Son but ? "Dénicher des talents. Déghettoïser le quartier. Cultiver la mixité. Offrir aux enfants de la transmission, du savoir, du lien. Et leur donner la possibilité de s’exprimer", avance Nabil Ayouch.

Financé par diverses institutions, dont la Fondation BNP Paribas et son antenne marocaine (la Fondation BMCI) dans le cadre du programme international de solidarité Dream Up, le centre recense aujourd’hui 430 inscrits de 5 ans et plus, qui suivent des cours de musique, solfège, danse, théâtre, arts plastiques, anglais, français et informatique. Il dispose également d’une salle de spectacle pouvant accueillir jusqu’à 200 personnes, d’une cafétéria, d’une médiathèque et de salles mises à la disposition des associations et des talents du quartier pour se réunir ou répéter.

Des portes toujours ouvertes

Ce qui frappe, quand on aborde le centre, ce sont ses portes qui restent grandes ouvertes de 9 h à 21 h. Des grappes d’enfants joyeux les traversent sans discontinuer. Parmi les incontournables, il y a Yacine, 14 ans, que son prof de piano appelle "mon petit Beethoven" ; Hasna, 14 ans elle aussi, qui a dû faire une grève de la faim d’une semaine pour convaincre son père de la laisser prendre des cours de danse ; et bien sûr Sifeddine, toujours flanqué de Rachid, son professeur de percussions en blouson de cuir, dreadlocks et casquette de hip-hop.

Juste derrière, à une trentaine de mètres, la mosquée attire une foule d’un autre genre, mais la cohabitation est pacifique, assure Sophia Akhmisse, la directrice du centre. "Nous ne faisons pas de contrôles à l’entrée, nous ne demandons pas de carte de membre. La médiathèque et la cafétéria sont ouvertes à tous. Nous voulons cultiver un esprit d’ouverture", affirme cette ancienne journaliste reconvertie dans l’associatif.

Concerts, projections de films, lectures de contes, master class avec des danseurs ou des musiciens de renom, en passant par des spectacles "maison" permettant aux élèves de valoriser ce qu’ils ont appris… L’agenda du centre est bien rempli. "Nous essayons de placer les jeunes dans un processus de rencontres, de dialogue et d’émancipation personnelle. C’est le meilleur rempart contre les dérives", explique Sophie Akhmisse.

Étape par étape, la métamorphose d’un quartier

Les efforts déployés par le centre s’inscrivent dans une politique plus globale de désenclavement du quartier entamée il y a une dizaine d’année. "Au Maroc, et plus précisément à Casablanca, les attentats du 16 mai 2003 ont réveillé les consciences. Les gens ont été choqués de savoir que 12 des 15 kamikazes provenaient de Sidi Moumen. La mairie a donc entrepris de gros efforts pour y combattre la rupture sociale", explique Hassan Barroud, président de la commune de Sidi Moumen.

D’abord, il y a le tram. Construit par Alstom et mis en service en décembre 2012, ce bijou de technologie, composé d’une ligne de 31 km desservant 48 stations, permet de relier Sidi Moumen à la corniche de Casablanca en moins d’une heure. "C’est notre fil de vie ! Il a fait plus que n’importe quoi d’autre pour désenclaver Sidi Moumen", estime Saïd Elkaoukaji, 54 ans, professeur d’anglais au centre des Étoiles. "Avant, la plupart des habitants de Sidi Moumen ne mettaient jamais les pieds en centre-ville, renchérit Sophia Akhmisse. De même, les habitants du centre-ville ne venaient jamais ici car ce quartier a une mauvaise image. Mais le tram est en train de faire bouger les lignes."

Côté logements, d’énormes travaux ont été entrepris depuis 2007 dans le cadre du programme national Ville sans bidonvilles (VSB) mis en place au Maroc. "À Sidi Moumen, trois grosses zones de bidonvilles représentant 70 % de notre programme ont été rasées et leurs habitants relogés dans de l’habitat salubre, détaille Hassan Barroud. Il ne reste plus qu’une zone de 30 000 habitants à réurbaniser."

Côté culturel et social, la commune se targue d’avoir développé de nombreux partenariats avec des associations locales pour créer une dynamique au sein de la société civile. Terrains de sports, bibliothèques et centres d’alphabétisation se sont multipliés, même si l’offre reste très inférieure aux besoins.

Enfin, côté religieux, la menace intégriste est prise au sérieux. Après les attentats de 2003, un millier d’individus suspects ont été mis sous les verrous et les autorités exercent aujourd’hui un contrôle rigoureux sur ce qui se dit dans les mosquées.

Océan de béton et de solitude

Résultat : le Sidi Moumen d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui dans lequel les kamikazes de 2003 ont grandi, assurent de concert les habitants comme les autorités, et son image de quartier maudit est en train de s’estomper. Mais tous les problèmes sont loin d’être réglés.

Chômage, pauvreté, analphabétisme, intégrisme… S’il s’est débarrassé de ses bidonvilles et de ses prêcheurs radicaux, les stigmates subsistent. Un petit tour en voiture dans Sidi Moumen suffit à s’en convaincre. Le long des routes nouvellement tracées, des barres d’immeubles entrecoupées de terrains vagues jonchés d’ordures s’étendent à perte de vue. Océan de béton et de solitude. Parfois, la silhouette d’une femme intégralement voilée ou d’un homme barbu se découpe, faisant pester Saïd, qui s’est improvisé guide : "Regardez-moi ça, ils sont partout, ces intégristes !". Ça et là, les restes de bidonvilles ayant subsisté semblent presque chaleureux dans ce paysage de cité-dortoir déshumanisé, qui fait tristement penser à certaines banlieues françaises.

Le parallèle avec Sarcelles

Nabil Ayouch a grandi à Sarcelles, alors il connaît bien le phénomène de cassure du lien social qui touche les grands ensembles urbains. "L’État marocain est à côté de ses pompes, affirme-t-il, car c’est très bien de détruire les bidonvilles horizontaux, mais si c’est pour les remplacer par des bidonvilles verticaux sans faire d’efforts sur le plan social, éducatif et culturel, à quoi bon ?" Un scepticisme partagé par Saïd Elkaoukaji : "Le Maroc a fait un énorme bond en avant sur le plan des infrastructures, mais sur le plan intellectuel, il est devenu plus conservateur qu’il y a 20 ou 30 ans, et cela m’inquiète beaucoup".

Au centre des Étoiles de Sidi Moumen, l’expérience de Safaa, la fille aînée de Leïla, a été de courte durée. L’année dernière, la jeune fille de 18 ans avait démarré des cours de théâtre au centre, mais elle a dû se désinscrire quelques mois plus tard et se mettre à travailler dans une usine de textile pour aider sa famille à payer la traite de l’appartement. Quand on demande si ça lui plaît, Safaa répond : "Un chouïa". En attendant, son petit frère Sifeddine, lui, a des rêves plein la tête. Plus tard, il aimerait devenir "percussionniste international, pour être fameux". L’histoire ne dit pas encore s’il y arrivera, mais il veut croire en sa bonne étoile.

 

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