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Le dernier tango de « Gato » Barbieri

Star politique des années 1960 et 1970, compositeur de la B.O. du film culte de Bertolucci, le saxophoniste argentin est mort samedi à New York, à 83 ans.

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Publié le 03 avril 2016 à 14h14, modifié le 04 avril 2016 à 09h40

Temps de Lecture 39 min.

Gato Barbieri le 15 septembre 2006 à Saint-Domingue, en République dominicaine.

Né à Rosario (Argentine), le 28 novembre 1932, Leandro Barbieri, dit « Gato », est mort le 2 avril 2016, dans un hôpital de New York, des suites d’une pneumonie, a annoncé sa femme Laura. Sa première femme s’appelait Michèle – rôle essentiel dans les liens de la musique et du cinéma. En novembre 2015, on pouvait encore entendre Gato Barbieri lors de son récital mensuel au Blue Note. Il n’avait plus l’aura qui fut la sienne dans les années 1960 et 1970, mais sa renommée excédait toujours le septième cercle du « jazz ».

Son nom remue ceux de Don Cherry, Carla Bley, Charlie Haden, Enrico Rava, Steve Lacy, J.-F. Jenny-Clark et Nana Vasconcelos : plus qu’un orchestre, une communauté de cœur, de pensée, d’objectif politique et d’amour. On le dirait aujourd’hui « altermondialiste », l’un de ses triomphes fut, à Montreux, en 1971, le très tiers – mondiste El Pampero. La face lumineuse, gauchiste, populaire, festive, présente dans tous les meetings politiques et sur tous les podiums de la joie, du très introuvable « free jazz ».

« Le chat » au chapeau

De Barbieri, on retiendra trois détails : son surnom de « Gato » (« le chat ») qui suffisait à l’identifier, chaffre aux étymologies aussi nombreuses que les pompeux informateurs qui vous en instruisaient ; son légendaire chapeau noir qu’un contestataire inspiré lui avait piqué, le 23 août 1977, à Chateauvallon (Var), le même sans doute qui venait de brailler à l’adresse de la pianiste Carla Bley : « Retourne à tes fourneaux ! » (le gauchisme n’a pas donné que des résultats satisfaisants ; les cons étaient à la mesure du projet) ; ce son de saxophone ténor qui semblait démarqué du rajo, l’inimitable fêlure des cordes vocales des flamencos de Jerez. Tout cela pour dire qu’il fut, de son vivant, visage malin, petites lunettes plus stylées que celles de Lennon, un mythe en scène et dans la vie. Porté par les orages du bonheur des tambours, son lyrisme incandescent eut tôt fait d’écarter les pisse-vinaigre et les amateurs au chef dodelinant – les bons amateurs.

Fils de charpentier, il taquine le violon, découvre le viril ténor auprès de son oncle maternel (dans Les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss établit clairement l’importance dans ce fatras de l’oncle maternel), et attaque par la face sud le requinto. Le requinto est une clarinette jivarisée qui ne fait pas sérieux. Là-dessus, coup de tonnerre, il tombe sur Charlie « Bird » Parker (un vilain poste de TSF à Buenos Aires) : pilier de Notre-Dame (voir Claudel) ! Joie, Joie, Pleurs de joie ! (se réciter le Mémorial de Pascal, cousu dans sa doublure jusqu’à sa mort). Altiste dans l’orchestre de son compatriote Lalo Schifrin, Gato choisit le ténor (1955).

En 1962, après un bref séjour au Brésil (João Gilberto, etc.), il s’établit à Rome où il joue avec Jim Hall et Ted Curson. C’est à Paris, où Don Cherry se déplaçait à Solex, trompinette dans la poche, au printemps 1965, qu’ils se rencontrent pour ne plus se quitter. À New York, ils gravent un miracle – par définition rétif à tout enregistrement : Complete Communion suivi de Symphony For Improvisers (1966). Quand on a eu la chance de vivre en direct cette époque bénie de tous les diables, on peine un peu à se faire interviewer par un gandin effaré, sur l’air de : « La première fois que vous avez entendu du free jazz, vous avez été épouvanté ? Ahuri ? Sonné ? Agressé ? » Il faut cocher.

Gato Barbieri le 18 novembre 2015 à Las Vegas.

Tout-terrain esthétique

La rencontre avec Giorgio Gaslini a lieu à Milan (Nuovi Sentimenti). En 1967, il signe ses deux premiers albums personnels, In Search Of The Mystery et Obsession, avec Sirone à la basse. Rôle des contrebassistes auprès de Gato. À Rome, avec Enrico Rava, Don Cherry, J.-F. Jenny-Clark et quelques égéries, ils vivent en communauté une vie de bâton de chaises qui tient de l’expérience scientifique et du tout-terrain esthétique.

La nature des conflits actuels (quatre vingt-trois guerres au compteur, et des institutions aussi nobles que l’Eglise déchirées par la chair) donne à cette période une allure assez sportive. D’un poil plus âgé que la bande à Gato, Steve Lacy qui tenait le rôle de passeur quasiment bilingue, fit non sans sagacité observer : « Attenchion, attenchion, mes amis, si vous continouiez à mener le vie gracieuse, le Bon Dieu, il va vous punisser… »

Blonde et aussi bouclée que Delphine Seyrig, Carla Bley est l’autre rencontre décisive. Gato participe à ce chef-d’œuvre signé Carla Bley et Paul Haines pour le livret : Escalator Over The Hill. 1968 se profile partout, même aux Jeux de Mexico. Non, non, on n’a été ni épouvanté, ni ahuri, ni sonné, encore moins agressé… Simplement heureux comme devant l’épiphanie du free. Deuxième chef-d’œuvre d’une bande de révolutionnaires dont Charlie Haden et Carla Bley portent la banderole de manif (rouge), le Liberation Music Orchestra : Don Cherry, Perry Robinson, Dewey Redman, Michael Mantler, Roswell Rudd, Bob Northern, Howard Johnson, Sam Brown, Paul Motian et Andrew Cyrille. Moins un orchestre qu’un style de vie et une pensée. Pendant une semaine, pour dire les osmoses du temps, le Liberation Music Orchestra sert de générique à l’irremplaçable « Pop-Club » de José Artur, sur France Inter.

Luttes, tambours

Gato enregistre avec le pianiste sud-africain adoubé par Duke Ellington, Dollar Brand (Abdullah Ibrahim). Virage à 180° vers ses origines sud-américaines, les luttes, les tambours. Ce qui nous conduit au Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970), de Pier Paolo Pasolini, où il apparaît autant qu’il joue avec le contrebassiste sarde Marcelo Melis et le percussionniste Don Moye.

Ses commandos à géométrie variable, où se succèdent les plus grands bassistes, nombre de percussionnistes (Airto Moreira, James Mtume) autour de piliers (Lonnie Liston Smith jusqu’en 1973, Roswell Rudd…) obtiennent de vifs succès auprès des jeunes et des classes laborieuses. Après quoi, elles accentuent leur tonalité latina, le goût des chansons et des messages (Viva Emiliano Zapata !), chantent l’Euphoria comme aujourd’hui on brame à la Melancholia.

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Il est possible que l’on traverse désormais le pont de Bir-Hakeim sans immédiatement songer au Dernier Tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci, autre affidé à la bande. C’est Gato qui a composé la musique, récoltant au passage un de ses Grammys dorés. Petite curiosité, lorsqu’on voit à l’écran le voisin qui fait ses exercices au ténor (on l’aperçoit bien de la cuisine où le beurre est dans le frigo), le son est celui de Gato, mais le figurant qui joue du saxophone est noir. Ah ! effets de réel… Passons…

Les amateurs, les bons amateurs, tiennent la fin de la carrière de Gato Barbieri pour trop populaire et commerciale. Relire sur ce point Le Meunier, son fils et l’âne (Jean de La Fontaine). Musicien d’époque, son de cathédrale, mouvements intestinaux des révolutions, tentative de Hip Hop All Stars (2000), on a donc tant perdu la passion de l’Histoire ?

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