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Interview

Gaël Brustier : «"Nuit debout" ne se résume pas à une somme de forces organisées»

Nuit deboutdossier
Chercheur en science politique au Cevipol et membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, Gaël Brustier a beaucoup travaillé sur les «indignados» espagnols et sur le débouché Podemos. Samedi, il était place de la République au milieu des «noctambules» parisiens.
par Jonathan Bouchet-Petersen
publié le 3 avril 2016 à 17h21

Chercheur en science politique au Cevipol et membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, Gaël Brustier a notamment publié

Recherche le peuple désespérément

(en 2009 avec Jean-Philippe Huelin),

le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la Manif pour tous ?

(2014) et dernièrement

A demain Gramsci.

Proche de la gauche du PS, il a signé l’appel en faveur d’une primaire des gauches et de l’écologie.

(Photo DR)

A lire aussi les témoignages de militants présents place de la République samedi soir : «Etre ici, ensemble, ça requinque»

Faut-il voir dans #Nuitdebout l’embryon d’une forme de ZAD en plein Paris ?

Les Zones à défendre concernent des projets d’aménagement particulier. Elles remettent ainsi en cause notre modèle productif. Sur la place de la République, on essaye d’universaliser un discours en partant de la contestation de la loi travail.

Vous étiez samedi soir place de la République, qu’avez-vous vu et entendu ?

La jeunesse et la diversité de l'assistance sont frappantes. On y parlait politique sous une pluie glacée, ce qui révèle quand même un réel optimisme et de la volonté. Une fanfare jouait Bella Ciao. Il y avait à l'évidence, samedi soir, une quête d'alternative mais aussi une forme de bienveillance des participants les uns à l'égard des autres.

Alors ces noctambules, plutôt «veilleurs» de gauche ou «indignés» en herbe ?

Une forme d'horizontalité caractérise ces différents mouvements. #NuitDebout n'a pas de leader médiatique affiché, même s'il y a des organisateurs, et n'affiche pas de corpus doctrinal prédéfini, tout en prenant appui sur le rejet de la loi travail pour affirmer une quête d'alternatives. Est néanmoins présent un vieux débat qui existait voici quinze ans dans les milieux altermondialistes : peut-on «changer le monde sans prendre le pouvoir» ? Cette thèse de John Holloway avait rencontré à l'époque un certain écho. Elle a été assez populaire chez les indignados de 2011. Elle semble aussi séduire aussi certains «noctambules». La réponse politique devra démontrer que l'étape institutionnelle et l'exercice du pouvoir permettent de changer le monde.

Tout ça va bien au-delà de la protestation contre la loi travail…

L'intérêt des individus n'est pas donné, il se construit idéologiquement et culturellement. La loi travail a suscité l'expression d'une immense lassitude face au développement des inégalités, au déclassement, aux conséquences de la «crise» et aux différentes fractures qui frappent notre pays. La «crise» et la globalisation ont miné le pouvoir du politique, tout en favorisant des formes nouvelles de coercition. Cela amène parfois à s'interroger sur la réalité de la démocratie. La loi travail a contribué à cette prise de conscience.

Alors que depuis le début du quinquennat, la gauche semblait avoir déserté la rue alors même que la droite traditionnelle y faisait son retour lors des Manifs pour tous, la mobilisation contre la loi travail a visiblement réveillé une part de la jeunesse de gauche…

On pouvait dire jusqu'à la loi travail que la contestation était passée à droite. Cela correspondait à un mouvement historique que l'on avait constaté depuis les années 80. Un fort mouvement de contestation philosophiquement conservatrice s'était ainsi levé contre le projet de loi instituant le mariage pour tous, jetant dans la rue des centaines de milliers de Français et faisant éclore une génération de jeunes cadres intellectuels et politiques conservateurs. Les «noctambules» entendent agir sur le «sens commun» : «on vaut mieux que ça» en est la preuve.

Lors de la première «Nuit debout», l’économiste Frédéric Lordon est apparu en rock star. A République, on a aussi beaucoup vu Julien Bayou (EE-LV), Olivier Besancenot (NPA) ou des proches de Jean-Luc Mélenchon. Les journaux Fakir et Bastamag sont également en première ligne… Qui a la main, si on peut dire, sur ce mouvement ?

Tous y contribuent évidemment, ainsi que beaucoup d’autres. Il semble que #NuitDebout ne se résume pas à la somme des forces organisées qui lui apportent leur concours. C’est un mouvement de contestation sociale naissant qui peut, demain, appeler une nouvelle réponse politique.

La dernière occupation de gauche, c’était les tentes des Don Quichotte d’Augustin Legrand, à quelques centaines de mètres, le long du Canal Saint-Martin…

Les tentes de Don Quichotte ont rendu visibles des détresses humaines présentes au cœur de nos métropoles. Le sursaut de l’indignation n’est jamais vain. Cette fois, la contestation embrasse davantage de sujets.

Chez les indignados espagnols, il y avait l’idée que la société civile est capable de mieux faire que les élites, et une remise en cause du fonctionnement de la démocratie…

Les indignados ont vu le jour dans le contexte très particulier d'une Espagne à la démocratisation imparfaite et qui a subi la crise de 2008 et l'austérité de plein fouet. Les élites politiques du bipartisme ont failli aux yeux des Espagnols. Ces derniers dénoncent en outre la corruption endémique des responsables politiques. La jeunesse espagnole paye au prix fort la crise. Les indignados questionnent donc le bilan du PSOE et du PP. Podemos est venu, plus de deux ans et demi après, apporter des réponses à ces questionnements. Pour Iglesias ou Errejon, il s'agit de «construire un peuple» et d'enclencher un processus au cœur duquel se trouve la démocratie.

Les «insoumis» qui soutiennent la candidature de Mélenchon pour 2017 sont-ils en partie ceux qui «occupent» la place de la République ?

Pour l’heure, il s’agit d’un mouvement social naissant qui ne peut laisser indifférent des militants politiques avisés, dont la présence réelle n’est néanmoins pas ostensible. Place de la République, parmi les gens qui se réunissent et discutent, on trouve évidemment des gens de la gauche radicale, mais pas seulement. Ce mouvement naît au cœur des idéopôles, c’est-à-dire là où l’économie est davantage liée à la globalisation, où il y a beaucoup de diplômés du supérieur, mais aussi là où les inégalités sont les plus spectaculaires. La question de la jonction avec d’autres secteurs de la société française est déjà posée.

Il y a des Nuits debout à Marseille, Toulouse ou Lyon, l’enjeu pour le mouvement est-il de se nationaliser ou de s’inscrire dans la durée à Paris ?

Un problème électoral majeur de la gauche «de gouvernement» autant que radicale est sa rétractation tendancielle sur le cœur des métropoles connectées à la globalisation. S'adresser tant à «l'intello précaire» du XIXarrondissement qu'aux employés des services, à la jeunesse ouvrière rurale ou aux banlieues, est un enjeu politique majeur. La question est déjà posée. La contestation à Paris est très importante mais doit aussi être la projection au cœur de la capitale d'un mouvement national plus vaste.

On imagine mal le gouvernement laisser s’installer un tel campement… Après avoir parlé à propos de Nuit debout d’une «privatisation» de la place de la République, la maire PS de Paris a toutefois laissé entendre samedi soir lors d’un débat que les «occupants» pourraient rester jusqu’au 9 avril…

La social-démocratie européenne doit savoir tendre la main ou saisir celle des forces qui émergent. La gauche telle que nous l’avons connue n’existe plus. Ce mouvement social peut prendre de l’ampleur et susciter un processus politique nouveau. Pourquoi entraver son expression ?

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