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Kenya : les très chers voyages du président Kenyatta

Le chef d’Etat kényan a effectué plus de 40 voyages à l’étranger depuis 2013, dépensant des millions d’euros alors que la dette du pays atteint 50 % de son PIB.

Par  (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)

Publié le 05 avril 2016 à 22h11, modifié le 06 avril 2016 à 16h31

Temps de Lecture 5 min.

Les présidents français et kényan François Hollande et Uhuru Kenyatta, à l'Elysée, le 4 avril 2016.

Pour le grand départ vers Paris, ce dimanche 3 avril, le protocole a déplié le tapis rouge. Sur le tarmac, face à l’avion présidentiel, se tiennent le ministre de l’intérieur, Joseph Nkaissery, le chef d’état-major des armées, le général Samson Mwathethe, ainsi qu’une flopée d’officiels alignés au garde-à-vous. Tous sont venus pour un « au revoir » au chef de l’Etat, Uhuru Kenyatta, et à son épouse, en partance pour la France jusqu’au mercredi 6 avril, voyage qui sera suivi d’une visite en Allemagne. Le président kényan ne sera pas absent très longtemps : il devrait rentrer à Nairobi dès vendredi.

Le décorum est un peu lourd, au risque d’ajouter à la polémique. Depuis une bonne dizaine de mois, en effet, le coût des voyages du président fait scandale. En décembre 2015, après deux ans et demi de mandat, Uhuru Kenyatta avait déjà fait 43 voyages à l’étranger. Son prédécesseur, Mwai Kibaki, n’en avait effectué que 33 en dix ans de pouvoir.

Rallonge de budget

Depuis début 2016, on peut y ajouter des déplacements en Ethiopie, à Djibouti, au Ghana, en Tanzanie et en Israël. En tout, le président kényan a foulé le sol de 32 pays, au grand dam du contrôleur du budget qui a évalué le coût des déplacements du président à l’étranger entre juillet 2014 et juin 2015 à 1,2 milliard de shillings kényans (10,4 millions d’euros). Des chiffres qui ont rendu fou de colère Bonny Khalwale, sénateur de l’opposition qui mène aujourd’hui la fronde contre les voyages présidentiels. « Kenyatta voyage trop et dépense trop pendant ses voyages », s’énerve cet ancien chef du comité parlementaire sur les comptes publics, surnommé le « bull fighter » pour sa ténacité et son amour des combats de taureaux.

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Alors que la dette publique du pays a dépassé à l’été 2015 la barre des 50 % du produit intérieur brut, le budget de la présidence dérape dangereusement. « Nous avons voté en mars une rallonge de budget de 725 millions de shillings [6,3 millions d’euros] pour la présidence, alors que les autres ministères doivent se serrer la ceinture !, ajoute le sénateur. Le coût exact de chaque voyage n’est pas rendu public. J’ai demandé une note à ce sujet à la présidence il y a huit mois… et j’attends toujours la réponse ! »

Selon les estimations du quotidien Daily Nation, un voyage tel que celui effectué par Kenyatta à Paris pour la COP21 en 2015 aurait coûté l’équivalent de 283 000 euros. La taille des délégations est au cœur du problème. Le Daily Nation rapporte ainsi que pas moins de 40 parlementaires auraient accompagné le président lors d’un déplacement à New York en septembre 2015. Pour l’intronisation de Muhammadu Buhari au Nigeria en mai 2015, Kenyatta aurait souhaité emmener jusqu’à 84 personnalités, avant d’annuler sa visite. « Pour moi, c’est une forme de corruption, analyse Bonny Khalwale. Le président invite des députés à ses voyages en échange d’un vote en sa faveur. »

« Touriste dans son pays »

Tous les voyages ne semblent pas nécessaires. Certains font même scandale. En novembre 2014, lors d’un déplacement officiel au Moyen-Orient, Uhuru Kenyatta s’était permis un moment de détente au Grand Prix de formule 1 d’Abou Dhabi. Au même moment, 28 Kényans étaient assassinés à bord d’un bus à la frontière de la Somalie par le groupe Al-Chabab. Le chef de l’Etat a dû rentrer en urgence. Mais l’image d’un président éloigné du pays a fait tache. « Kenyatta est devenu un touriste dans son propre pays, déplore Bonny Khalwale. J’ai bien peur qu’il ait perdu le contact avec le Kenya et la vie de tous les jours ici. »

Face aux accusations, l’équipe présidentielle argue que les voyages du président offrent au Kenya une visibilité internationale, ainsi que d’appréciables retombées économiques. Force est de constater que le pays est devenu une destination privilégiée pour les grands de ce monde, attirant un véritable défilé d’hôtes prestigieux. En juillet 2015, le président du conseil italien, Matteo Renzi, ouvrait le bal (en visiteur inquiet, il n’a pas quitté son gilet pare-balles) ; dix jours plus tard, c’était le tour de Barack Obama, revenu au pays de son père pour sa tournée d’adieu à l’Afrique ; en novembre, l’université de Nairobi accueillait une messe du pape François ; et, en décembre, était organisée dans la capitale kényane la première conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur le continent.

En 2016, le Kenya remet le couvert. Le président nigérian, Muhammadu Buhari, est déjà est passé en janvier. David Cameron, premier ministre du Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale, est attendu en juin. L’Asie sera également à l’honneur, avec, en avril, la visite de la présidente sud-coréenne, Park Geun-hye, et, à la fin d’août, celle du premier ministre japonais, Shinzo Abe. Benjamin Nétanyahou, premier ministre d’Israël, devrait également faire un séjour au Kenya sous peu.

Gros contrats

Quid des retombées économiques ? A Paris, Uhuru Kenyatta a petit-déjeuné avec les patrons du Medef. Une série d’accords dans les secteurs de l’énergie et des infrastructures ont également été signée, qui devrait injecter 250 millions d’euros dans l’économie kényane. A la fin de mars, la ministre des affaires étrangères, Amina Mohamed, proclamait que les investissements directs à l’étranger en direction du Kenya avaient « augmenté de 597 millions de dollars en 2012-2013 à 944 millions en 2015 [831 millions d’euros] », grâce aux « efforts » de son président nomade. Mais difficile (voire impossible) de chiffrer les retombées exactes sur le terrain.

Le Kenya a pris un relatif leadership en Afrique de l’Est. Au Soudan du Sud, grâce en partie aux pressions de Nairobi, un accord de cessez-le-feu a ainsi été signé à la fin d’août 2015. Certes, le pays reste absent du dossier burundais et en échec sur le terrain somalien. « Mais globalement, sous Kenyatta, on a pu voir une montée en puissance de la diplomatie kényane, analyse Roland Marchal, chercheur au CERI de Sciences Po. Pendant très longtemps, le pays était autocentré et pro-occidental, point final. Aujourd’hui, même si cela a débuté avant Kenyatta, le pays assume davantage son influence régionale. »

Quelques escapades à Addis-Abeba ou à Juba n’ont donc pas forcément été inutiles. Les reproches sont-ils justifiés ? Un point de comparaison : si l’on en croit la Cour des comptes, François Hollande a effectué 44 voyages à l’étranger en 2014 – soit davantage qu’Uhuru Kenyatta en deux ans et demi de mandat – pour un coût moyen de 242 900 euros par déplacement (soit 10,7 millions d’euros en 2014). Ce qui équivaut sensiblement à la somme reprochée à Uhuru Kenyatta par l’opposition sur une année. Enfin, lors de son dernier déplacement en Chine, en novembre 2015, le président français était à la tête d’une délégation de près de 80 personnes. Soit bien plus que la quarantaine d’officiels accompagnant Kenyatta dans ses déplacements.

Au regard des chiffres, le chef de l’Etat kényan semble donc avoir une activité diplomatique relativement normale, mais qui peut choquer dans un pays habitué à un président sédentaire et où, selon les dernières données disponibles de la Banque mondiale, plus de 40 % de la population vivrait sous le seuil de pauvreté.

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Un chef de l’Etat a-t-il besoin de voyager pour signer de gros contrats ? Lors de sa venue au Kenya en juillet 2015, Barack Obama avait annoncé 1 milliard de dollars d’investissements dans le pays en faveur des entrepreneurs et des nouvelles technologies kényanes. « La visite d’Etat la plus fructueuse [depuis le début de mandat de Kenyatta] pourrait être celle où le président n’a jamais quitté le pays », a ironisé le quotidien Daily Nation.

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