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Le frigo, reflet de nos petites et grandes manies

Habitudes de consommation, disparités culturelles et économiques, enjeux conjugaux… Tout est dans le réfrigérateur.

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Publié le 31 mars 2016 à 15h10, modifié le 14 mars 2017 à 10h56

Temps de Lecture 5 min.

Range ta vie !, La magie du rangement… Les librairies débordent d’ouvrages de développement personnel sur l’importance de mettre de l’ordre chez soi. Il y a un curieux absent de ces manuels du bien-être par l’étagère : le réfrigérateur. Pourtant, quoi de plus intime que notre bon vieux frigo ? Habitudes de consommation, grignotages honteux et petites manies, disparités culturelles et économiques, mais aussi enjeux conjugaux et territoriaux : le réfrigérateur est un condensé de nos quotidiens reconfigurés.

« Mon frigo ? En ce moment, c’est une catastrophe ambulante !, s’exclame Chiara Lugano en jetant un œil dans son réfrigérateur immaculé. Je n’ai plus que des bouteilles d’eau et des canettes de soda. Sans doute la preuve vivante – oui, elle a bien dit vivante ! – que je ne passe pas beaucoup de temps chez moi », lâche la jeune femme célibataire. On passe une tête dans le frigo de sa voisine de palier, mère célibataire d’une fillette. « Il est rempli de conditionnements multicolores pour enfants, dont l’agroalimentaire a le secret, détaille Nicole Pressil. Mon frigo fourmille de petites choses et de mille et une boîtes, vestiges de repas délaissés par nos deux appétits de moineaux. »

Les vestiges d’un rôti côtoient des yaourts joufflus

« Cette mini-chambre froide domestique s’invite très souvent sur mon divan, au même titre que la salle de bain ou la chambre à coucher, observe Olivier Douville, psychothérapeute qui dirige la revue Psychologie clinique. Et pour deux raisons. La première est que le frigo conserve, au sens propre et par analogie psychique, et la seconde, c’est qu’il est dépositaire de nos marques identitaires », selon que je suis une femme ou un homme, en fonction de mon éducation, mon régime alimentaire ou encore de mes convictions.

Montre-moi ton frigo, je te dirai qui tu es, en quelque sorte. D’un côté, ceux qui briquent, qui astiquent, qui trient par dates et couleurs ; de l’autre, ceux qui posent en vrac, et qui accumulent des strates de nourriture façon palimpseste. Un peu comme la caverne réfrigérée d’Ali Baba chez Andrée Pernot, nonagénaire. Les restes, le ventre à l’air, sont empilés et les denrées entremêlées dans un joyeux méli-mélo : les vestiges d’un rôti tournent de l’œil aux côtés de yaourts joufflus, dont la date limite de consommation ravirait le paléontologue. « Pourquoi jeter ce que je viendrai tôt au tard à consommer ?, s’offusque Andrée. Si cela était si mauvais pour la santé, je ne serais plus là pour en témoigner ! »

Des commandements ministériels

Le frigo XXL de Marc Dupuis, chef d’entreprise à la tête d’une famille recomposée, est, lui, tiré à quatre épingles. « Les produits les plus anciens sont devant afin de les consommer en premier. Le fromage est filmé et dans un tiroir à part. Idem pour les légumes. Pour les restes, je suis plutôt boîtes en plastique », décrit le quadragénaire, qui s’occupe aussi des courses et aime à être derrière les fourneaux. « Evidemment, personne ne respecte mon rangement alors que tout le monde est content et perd moins de temps devant un frigo rangé », regrette-t-il. M. Dupuis fulmine devant les emballages vides ou les fonds de bouteille, spécialités des enfants, les yaourts entamés délaissés par sa belle-mère, ou encore les fromages, dont sa femme est friande, mais qui n’en ont plus l’apparence. « Encore heureux, je refais le tri et le rangement chaque semaine », assure le méticuleux qui apprécie « quand il est nickel et bien rangé ».

« A travers le frigo, au même titre que les toilettes ou la cabine de douche, on touche à l’intimité du corps. Le corps peut se sentir envahi par les restes du corps de l’autre. » Olivier Douville, psychothérapeute

« Les réfrigérateurs en désordre sont monnaie courante, alors que leur contenu peut être organisé rapidement et simplement en mettant les produits debout », écrit Marie Kondo dans son best-seller, La Magie du rangement (First éditions, 2015). « Par exemple. Si vous ouvrez mon réfrigérateur, vous trouverez les carottes debout dans la porte. » Une étonnante suggestion qui contredit les recommandations du ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt sur le réfrigérateur – oui, une telle chose existe ! Selon les commandements ministériels, donc, la contre-porte est privilégiée pour stocker œufs, beurre, lait, jus de fruits entamés bien refermés, le bac à légumes accueillant fruits et légumes frais lavés et fromages emballés à finir d’affiner.

Car chacun a SA conception du frigo idéal, qui peut être sujet de discorde. « A la différence d’un autre objet, le frigo est plus compliqué à gérer entre des personnes qui ont des points de vue différents sur l’alimentation et sur le rapport à l’hygiène, analyse Bruno Maresca, directeur de recherche associé au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). Dans une famille, il y a une sorte d’unité de fonctionnement – qui peut se distendre et diverger aussi, variant en fonction de l’âge des membres du foyer, de leur inclinaison pour le nettoyage et l’ordre ou encore selon qu’ils aiment à manger… debout devant la porte du frigo grande ouverte ! En couple, par exemple, si les individus ne se supportent plus, cela va forcément déboucher sur des différends. »

Une source de tensions

Le tofu de Madame en tête-à-tête avec le steak à peine emballé de Monsieur, le beurre, irréductible occupant du « en haut à droite », les macaronis jamais à couvert, le pull angora dans le bac à légumes ou le vernis à ongles dans la contre-porte sont des sources de potentielles frictions. « A travers le frigo, au même titre que les toilettes ou la cabine de douche, on touche à l’intimité du corps. Le corps peut se sentir envahi par les restes du corps de l’autre, y compris ses “restes” alimentaires que renferme le frigo », explique M. Douville.

Enfin, il y a le cas du « frigo partagé » : en colocation, ou en entreprise. Autant dire qu’il y a là un « enjeu territorial très fort », commente M. Maresca. « Tout est plutôt rationalisé », témoigne Pierre Crémant, en colocation avec trois jeunes gens et deux frigos – dont un « pour les bières ». Chacun dispose de son étage, la contre-porte et le bac à légumes sont mis en commun. « Ces deux espaces posent davantage de problèmes, puisqu’ils ne dépendent de la responsabilité de personne ; c’est un no man’s land », déplore-t-il. Un lieu où les aliments ont leur vie propre. Tel ce chou-fleur, logé dans le bac à légumes depuis… trois semaines.

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