Au Caire, l'oeuvre incroyable d'un street artiste en hommage aux chiffonniers

L'artiste franco-tunisien eL Seed a imaginé au Caire de peindre une fresque qu'on ne peut découvrir dans son ensemble que si l'on se rend au point le plus haut de ce quartier habité par de nombreux chiffonniers.

Par Samuel Forey

Publié le 08 avril 2016 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h36

Les belles histoires sont rares, aujourd’hui, en Egypte, entre les arrestations, les tortures, les destructions, le terrorisme. La dernière, il faut aller chercher dans un labyrinthe. Pour la trouver, il faut demander à Ramy, par exemple, qui compte les étapes sur ses doigts : « Prendre la première à droite, la deuxième à gauche, la première à droite, la première à gauche. »

Mais de quelle droite et quelle gauche s'agit-il, dans le labyrinthe de Manshiyat Nasr ? Cette ruelle, plus étroite que le fond d’un canyon, compte-t-elle ? Cette venelle, qui laisse voir le flanc d’une falaise, le Mokattam, cache-t-elle un passage ? Et ce vaste hangar, qui gronde comme une usine infernale — c’est une broyeuse de papier —, peut-on y entrer ? Et quels points de repère ? A chaque carrefour, les mêmes oratoires suspendus, au-dessous de chaque porte, les mêmes croix, sur chaque balcon, les mêmes fresques naïves représentant Dieu, Jésus et tous les siens. Manshiyat Nasr est habité par des coptes de Haute-Egypte, venus s’installer dans une carrière abandonnée, au pied du Mokattam — « la montagne coupée » — dans les années 1970.

Il faut encore éviter les camions, esquiver les camionnettes, slalomer entre les touk-touks, ces richshaws égyptiens minuscules, les seuls à pouvoir se faufiler dans ces dédales, zonzonnant autour des cargaisons, entêtantes guêpes qui poussent la comparaison avec l’hyménoptère jusqu’à être peints de jaune et de noir.

Cette noria vient de toute la rive droite du Caire, peut-être la moitié, plus peut-être plus, de ces 17 millions d’habitants. Elle vient nourrir une bouche immense, l’usine-quartier des chiffonniers du Caire. C’est ici que la ville vide ses déchets — 5 000 tonnes par jour. Nulle anarchie, ici. Tout est hiérarchisé, structuré.

Vue du quartier de Manshiyat Nasr.

Vue du quartier de Manshiyat Nasr. Photo : David Degner pour The New York Times

Les camions déposent les déchets. Les familles s’assoient parmi eux, les trient. Ici, les papiers. Là, les cartons. De ce côté, le plastique. Par là, les métaux. Et les organiques, plus loin — on les distingue au travers des nuées de mouches, on les envoie au fond du quartier, pour qu’ils n’empuantissent pas trop le reste de Manshiyat Nasr. L’odeur est tour à tour âcre, doucereuse, lourde, agressive. Trente mille personnes s’occupent ici des trois quarts des déchets produits par la capitale. Le taux de recyclage atteint 85%. C’est l’un des plus élevés au monde. Les déchets viennent des beaux quartiers — ceux des quartiers populaires, moins valorisants, les chiffonniers laissent aux entreprises étrangères.
Se profile la sortie du labyrinthe, enfin. C’est une rue pavée, qui monte. Elle mène au monastère. Soudain, une échappée, et sur un mur d’immeuble terne, un éclat de lumière apparaît, comme doit le produire un éclat de diamant dans la pénombre d’une mine profonde : un graffiti, orange et blanc vifs. C’est un fragment.

Pour reconstituer le diamant dans son ensemble, il faut monter sur au monastère du Mokattam, une montagne sèche, qui domine Le Caire. Elle a été déplacée là, selon la légende, au Xe siècle, par le pape copte Abraham d’Alexandrie, thaumaturge mais pragmatique : il voulait ainsi montrer au calife de l’époque ce que signifiait l’expression « avoir la foi qui déplace les montagnes ». Il reste quelque chose de ça, aujourd’hui, à voir les camions aller et venir dans les venelles de Manshiyat Nasr. Les chiffonniers déplacent, chaque jour, des montagnes de déchets.

“J’essaie de transmettre des messages pertinents en fonction des endroits. Pour ce projet, je ne mesurais pas les risques.”

C’est le chemin qu’a pris eL Seed, artiste franco-tunisien, en juillet 2015. C’était sa première fois au Caire : « Je voulais m’intéresser à un quartier jugé pauvre. Mais toutes les idées que j’avais étaient fausses. Les chiffonniers ne sont pas les plus pauvres du Caire. Ils vivaient des poubelles, mais ne vivaient pas dans une poubelle. Arrivé au monastère, je suis monté sur le toit de la cafétéria. Et le projet a pris forme. Je me suis dit qu’il allait falloir convaincre les habitants un à un. »

Maged était là. « Sans lui, rien n’aurait été possible », dit eL Seed. Maged travaille comme guide, au monastère : « J’ai vu arriver un type, un artiste. Il est venu me demander s’il pouvait venir peindre les maisons. J’ai dit non. J’ai dit : Tu dois voir avec Mario, le Polonais, qui convaincra le père Samaan. » Mario le Polonais, c’est un artiste venu graver des sculptures, Dieu, Jésus et tous les siens, dans le flanc du Mokattam. EL Seed convainc Mario, Mario convainc le prêtre. 

Le père Samaan est le leader de la communauté des zabbalins de Manshiyat Nasr. Ceux-ci sont arrivés en 1970, le père, en 1974. « C’était la figure d’autorité du quartier, l’intermédiaire entre les gens, les agences de développement, les politiques. Ça change, aujourd’hui. Il n’a pas très bonne réputation auprès de sa hiérarchie avec ses tendances charismatiques, un peu évangéliques », dit Gaétan du Roy, auteur d’une thèse sur le « Prêtre des chiffonniers ». Le père Samaan pratique, entre autres, l’exorcisme, dans une église-caverne qu’il a fait creuser dans le Mokattam. Même les musulmans viennent le consulter.

Photo : David Degner pour The New York Times

Le prêtre des chiffonniers et l'artiste se mettent d’accord. Le premier ouvre les portes de Manshiyat Nasr au second, dont c’est le projet le plus ambitieux, lui qui a taggué en Tunisie, en France, au Brésil, en Malaisie. Il se décide pour une citation d’Athanase d’Alexandrie qui remonte au IIIe siècle : « Quiconque veut voir la lumière du soleil se doit de s’essuyer les yeux. »

EL Seed revient en février. La mission est difficile. Le nouveau régime, arrivé au pouvoir après avoir supprimé ses opposants, les Frères musulmans, élimine désormais toute contestation, des ONG des droits de l’homme aux galeries d’art. Une maison d’édition, Merit, a dû fermer, des écrivains ont été jetés en prison. « Mon projet s’écarte du contexte révolutionnaire. J’essaie de transmettre des messages pertinents en fonction des endroits. Pour ce projet, je ne mesurais pas les risques. Nous sommes restés le plus discret possible », explique eL Seed.

L’artiste commence par le mur de Brahim, qui habite la maison la plus proche du monastère, et la plus sombre du quartier. Lui fait dans l’organique. Des nuées de mouches bombinent autour des déchets. Ce matin, en maillot de corps, Brahim a l’air mauvais réveils : « Je me suis demandé qui étaient des énergumènes qui voulaient peindre chez nous. Mais bon. J’ai laissé faire. » Dehors, Mama Farida et Baba Bakhit se rappellent des vingt-deux membres de l’équipe. « On les invitait tout le temps à manger, boire un café. On voulait les empêcher de travailler pour qu’ils restent le plus longtemps possible », dit Mama Farida, pieds nus dans la terre, le sourire de ceux qui se rappellent un bon souvenir.

 

Trois semaines de travail, entre les thés de Mama Farida et les parties de foot avec les enfants, à peindre, suspendu au-dessus des déchets en train d’être triés dans ce ventre du Caire, les 50 immeubles, 50 fragments du même « calligraffiti ». « Le challenge artistique était grand, mais l’expérience humaine plus grande encore. On ne s’attendait pas à être aussi bien accueillis », dit eL Seed.

Le dernier soir, celui du départ, le 14 mars, les artistes illuminent les graffitis d’une lumière noire. « D’un coup, tout le quartier a été baigné d’une lumière éclatante, radieuse, raconte Mama Farida. C’était un moment extraordinaire. On n’avait jamais rien vu de pareil ici. » Il reste encore un peu de cette lumière irréelle aujourd’hui, dans les yeux de Mama Farida.

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