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Paris-Roubaix : l’histoire oubliée des maillots rouges

De 1935 à 1939, puis en 1946, la version «travailliste» de la course réunissait ouvriers et mineurs dans une ambiance militante.
par Pierre Carrey
publié le 8 avril 2016 à 19h21

Cette année encore, pour son 120e anniversaire (114édition), Paris-Roubaix va nous refaire le coup des gueules noires et du patrimoine minier si attachant. C'est au passage dans la «tranchée» d'Arenberg, aux alentours de 14 h 40, que les organisateurs vont convoquer les drames de Germinal, images de télévision à l'appui. Le lieu est devenu un musée : un chemin de pavés, théâtre des plus vilaines chutes depuis que l'épreuve passe par Wallers (Nord), à l'ombre des chevalements bien restaurés de l'ancienne Compagnie des mines d'Anzin. Les coureurs qui triment sur les pavés, quand les prolétaires s'échinent à gratter le charbon dessous. L'hommage est beau, quoique minimal. Il est en tout cas bien tardif de la part d'une course qui, au moins jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, a ignoré ou méprisé les travailleurs du Nord.

Entre les populations locales et un organisateur jugé réactionnaire et parisien, les relations ont été à ce point tendues qu'est né le «Paris-Roubaix ouvrier». Une contre-manifestation sportive qui a duré six ans, entre 1935 et 1939, avant un bref retour en 1946. «L'existence de cette épreuve est totalement oubliée de nos jours», soupire Etienne Harel, qui édite la revue d'histoire Cycl'Hist. Pourtant, comme le souligne cet archiviste avisé à Libération, «"le Paris-Roubaix travailliste" fut le seul véritable Paris-Roubaix en 1935». Cette année-là, l'épreuve habituelle avait en effet refusé de se conclure dans la cité lainière, avenue Gustave-Delory. Préférant le vélodrome privé de Marcq-en-Barœul (Nord), à cinq kilomètres de là. Les entrées payantes feraient les affaires de l'organisateur, le journal l'Auto (ancêtre de l'Equipe et donc d'Amaury Sport Organisation, toujours organisateur de la course et également propriétaire du Tour de France).

Humbles et besogneux Furieux, le maire de Roubaix contre-attaque. Jean Lebas, futur ministre de Léon Blum, monte son propre événement cycliste, sous l'égide de la toute nouvelle Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui rassemble les anciennes fédérations du Parti communiste et de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO). L'arrivée, évidemment gratuite, se tiendra avenue Delory. Et qu'importe s'il n'y a pas de stars. «Nos sportifs rouges luttent sportivement, écrit la revue de la FSGT. Loin des combines du sport officiel […], notre Paris-Roubaix sera la création d'un enthousiasme hors de tout esprit commercial.» Puni, l'Auto ne peut plus utiliser la date du dimanche de Pâques pour son épreuve, ni l'appellation «Paris-Roubaix» : les huissiers sont chargés de transmettre les menaces de poursuite.

Le premier «Paris-Roubaix travailliste» s'élance le 14 avril 1935 alors qu'il fait encore nuit. La pluie fouette le pavé. Dans le peloton, 150 coureurs, tous amateurs, parfois futurs professionnels. Il ne manque qu'un nom, Emile Bouhours, le vainqueur du Paris-Roubaix version l'Auto en 1900, un sympathisant de la cause ouvrière qui a déclaré forfait à la dernière minute, peut-être en raison de ses 65 ans. Les concurrents sont humbles et besogneux. Un reporter du Populaire leur demande sur la ligne de départ : «Pas trop froid ?» Les gars répondent : «Ça va, ça va !»

Il y a aussi une caravane publicitaire : 40 véhicules, représentant des journaux de gauche ou une marque d'apéritifs. Environ 10 000 tracts sont distribués au public, dénonçant «les méfaits de la presse capitaliste». Ces mêmes journaux font un récit exalté de la première édition : spectateurs nombreux avec le poing levé, refrains de l'Internationale, drapeaux rouges, calicots rouges… Surtout dans la traversée du pays minier, du côté d'Hénin-Beaumont.

Les spectateurs les plus anciens se souviennent sans doute d'un incident regrettable, qui les avait brouillés avec Paris-Roubaix des années plus tôt. Cette déchirure remonte à 1906, du temps de la catastrophe de Courrières. Des grèves éclatent après le coup de grisou qui a tué au moins 1 099 mineurs le matin du 10 mars, une tragédie dans laquelle la compagnie d'exploitation se montre négligente, davantage soucieuse de protéger ses installations que des vies humaines. L'organisation de Paris-Roubaix décide alors de changer son itinéraire et de passer par Douai - où elle se plaît à souligner que les commerçants lui réservent un excellent accueil… Dans ses colonnes, l'Auto invoque la sécurité des coureurs : «On leur tendrait des fils de fer, on leur jetterait des briques.» Dès lors, les mineurs retiennent que Paris-Roubaix a choisi son camp : celui du patronat et des gendarmes.

Certaines organisations syndicales sont ravies de prendre leur revanche en 1935. Et ce d'autant plus que le sport est devenu un gros enjeu politique. Les journaux progressistes attaquent régulièrement le Tour de France, épinglant la «bourgeoisie sportive» et défendant les athlètes «exploités». Véritable contre-modèle, le Paris-Roubaix travailliste est conçu comme une vitrine pour le prolétariat. Chaque participant est indemnisé, pas seulement les meilleurs, et l'arrivée se transforme en fête populaire avec près de 40 000 spectateurs. Les coureurs «rouges» ne déméritent pas : sur le parcours entre Saint-Denis et Roubaix, ils roulent à 31,2 km/h de moyenne, sous la pluie, contre 39,2 km/h une semaine plus tard pour le Paris-Roubaix classique, disputé par beau temps entre Argenteuil (Val-d'Oise) et Marcq-en-Barœul. Vainqueur des deux premières éditions travaillistes, Alphonse Decru «court pour le plaisir». Ce licencié de l'Union sportive ouvrière de Lens, né en Belgique, exerce comme peintre en bâtiment, bûcheron ou encore poseur de rails. Le lendemain de ses succès, il retourne à son emploi. Parfois, il s'excuse presque de gagner. Egalement lauréat du Grand Prix cycliste de l'Humanité en 1935,Decruoffre son bouquet de fleurs à la mère d'un jeune ouvrier tué par la police et publie une lettre ouverte pour «féliciter» ses «camarades concurrents».

Images pour la postérité Le palmarès se referme en 1946 avec César Marcelak, un ancien porion de Bully-les-Mines (Pas-de-Calais). Deux ans plus tard, le mineur d'origine polonaise devient champion de France et fait ses débuts dans la Grande Boucle. Le Paris-Roubaix travailliste a vécu. Tel un étendard idéologique, une propagande ouvrière répondant à la propagande conservatrice de l'Auto. C'est cette contre-épreuve, et non celle des grands champions, qui inaugure l'arrivée sur le vélodrome actuel, dès 1936. Le stade est neuf, construit par la municipalité en face des bâtiments art déco, la colonie de vacances et l'école de plein air, destinée aux enfants malades. Plus que la «tranchée» d'Arenberg, ajoutée à l'itinéraire alors que les mines allaient fermer, c'est le vélodrome de Roubaix qui est le dernier vestige du «cyclisme travailliste». Plus emblématiques, les douches en pierre de l'école de plein air. Longtemps, les coureurs s'y nettoyaient de leur boue et de leur poussière, offrant des images pour la postérité, les lèvres sèches, le visage tordu par un terrible labeur. Mais le rite estfini. En 2015, une seule équipe, la Giant-Alpecin, s'est lavée à l'ancienne. Les autres n'ont pas fait de même, enterrant un peu plus la mémoire des mineurs et des ouvriers du Paris-Roubaix.

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