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Myriam El Khomri : « C’est Zola qui m’a fait grandir »

Personne ne s’attendait à sa nomination au poste de ministre du travail et de l’emploi, le 2 septembre 2015. Myriam El Khomri évoque son parcours personnel et politique, mais aussi son projet de loi contesté : « Il n’est jamais trop tard pour convaincre »…

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Publié le 08 avril 2016 à 17h30, modifié le 10 avril 2016 à 07h53

Temps de Lecture 12 min.

Myriam El Khomri visite l'usine Maviflex à Decines-Charpieu, près de Lyon, le 1er avril.

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si mes parents et mes grands-parents ne m’avaient pas inculqué cette force de travail.

C’est-à-dire ?

Dans ma famille – qu’elle soit du Maroc ou de Bretagne –, depuis toujours le travail a été au centre de notre éducation, pour mes frères et moi. C’est une valeur qu’on nous a inculquée très tôt. Il y avait beaucoup d’autorité sur nos résultats scolaires car mes parents ont toujours eu peur qu’on ne parvienne pas à s’élever dans l’ascenseur social. Travailler à l’école ouvrait le champ des possibles.

Quelles réflexions entendiez-vous ?

« Travaille pour être indépendante », me disaient mes parents. Mes grands-parents bretons étaient agriculteurs, ils avaient une ferme polyvalente dans le Finistère. J’y allais tous les étés et je voyais à quel point ils n’avaient pas de jour de repos. Du côté de mes grands-parents paternels, marocains, mon grand-père a aussi travaillé dans une ferme viticole puis à l’office du blé.

Un père marocain, une mère bretonne, que vous a apporté cette double culture ?

C’est une chance. Cela apporte une ouverture d’esprit, de la tolérance et une capacité d’adaptation. Mes grands-parents bretons étaient très catholiques, mes grands-parents marocains étaient très musulmans, mais la religion n’a jamais été un problème dans notre famille. Tout le monde était libre de croire au dieu qu’il souhaitait ou de ne pas croire. C’était chacun sa foi. Mes parents étaient moins pratiquants que mes grands-parents. Nous n’avons absolument pas eu d’éducation religieuse. Ma mère était une vraie baroudeuse. Avant d’être professeur d’anglais, elle était en école d’interprétariat. Mon grand-père marocain lisait Le Canard enchaîné. Au Maroc, ils suivaient et suivent encore énormément la politique française. Mais je n’ai pas eu d’éducation politique ; mes parents n’ont jamais été militants.

Quels souvenirs gardez-vous du Maroc ?

De très bons souvenirs, ceux d’une enfance insouciante. J’ai grandi à Tanger, une ville universelle. J’étudiais à l’école Berchet de la mission française, où c’était très strict, comparé au système éducatif français. Je suis arrivée en France à l’âge de 9 ans, mais tous les étés nous allions au Maroc.

Vous avez quitté Tanger pour la petite ville de Thouars, dans les Deux-Sèvres…

Au début, j’ai le souvenir qu’on avait froid et pas encore d’amis parce que nous sommes arrivés en cours d’année scolaire. Mais mon instituteur, qui était aussi le directeur de l’école, M. Gatineau, était formidable et m’a énormément aidée. Il m’a d’ailleurs écrit, quand j’ai été nommée au gouvernement. J’ai été très vite une très bonne élève. Avec mon frère, nous n’avons pas eu de problème d’acclimatation, grâce à l’enseignement que nous avions reçu au Maroc. L’année suivante, nous sommes allés vivre à Bordeaux, où une partie de ma famille était déjà installée, et mon père y a ouvert un petit magasin d’artisanat marocain.

Avez-vous été confrontée à des réflexions racistes, lors de votre arrivée en France ?

En arrivant au collège, à Bordeaux, on nous a pris à part à la cantine, avec mon grand frère, pour nous demander si l’on souhaitait un régime spécial. Pour nous, c’était un peu honteux que l’on nous pose cette question. Mes grands-parents maternels étaient éleveurs de porcs en Bretagne, donc on en mangeait en France. Le nom, la couleur de peau restent des marqueurs très forts, dans notre pays. Lors de travaux saisonniers, on me disait que j’étais « une bonne Arabe » parce que j’étais sérieuse. J’ai eu ce type de réflexion. Je baissais la tête et continuais à travailler.

A 18 ans, vous vous rêviez plutôt comédienne ou écrivaine. On est très loin de la politique…

Ecrivain, c’est un rêve que j’avais depuis toute petite, parce que je passais des heures avec des textes à chercher des mots dans le dictionnaire. J’aimais aussi la liberté de l’écrivain. Je suis tombée très jeune dans « Les Rougon-Macquart », de Zola : c’est ce qui a guidé toute mon adolescence. L’écriture de Zola a été une révélation. C’est l’écrivain qui m’a fait grandir. Le goût des livres, c’est à cause de ma mère, et aussi de mon père, qui aurait rêvé être professeur d’histoire. Mes parents sont des lecteurs. Mais ils avaient d’autres rêves pour nous : ils voulaient que je sois pédiatre et mes frères ingénieurs.

Et vos rêves de comédienne, d’où viennent-ils ?

J’étais très sérieuse et très timide. En 5e, mes parents m’ont inscrite à des cours de théâtre et, là aussi, c’est une révélation. J’arrive à dépasser ma peur. Au lycée, je souhaitais aller en filière littéraire, option théâtre. Mes parents ont refusé. J’ai fait un bac scientifique option maths. Mais je me suis inscrite au conservatoire de Mérillac. Quand j’ai eu mon bac, à 17 ans, j’ai commencé à travailler avec mon père, qui avait ouvert une boutique de reprographie. Au bout de quelques années, mon professeur de théâtre m’a dit qu’il fallait que je choisisse entre la fac et le conservatoire. Le sérieux a repris le dessus, j’ai arrêté le théâtre pour me consacrer à mes études de droit.

Pourquoi le droit ?

Je sortais d’un bac S, mais je n’avais pas du tout envie de faire des sciences. Je n’avais jamais fait de droit, et c’était suffisamment prestigieux pour que mes parents me laissent faire.

Quelle idée aviez-vous en tête : avocate, magistrate ?

Le droit civil, le droit des affaires (que j’appelais le droit des sous) ne m’ont jamais intéressée. Mon intérêt se portait sur le droit public, le droit constitutionnel, la science politique, les libertés publiques. Je n’avais aucune idée du métier.

Etiez-vous dans un syndicat étudiant ?

Absolument pas. J’ai fait des manifs, mais je ne sais plus lesquelles. Par contre, j’allais décoller les affiches « Le Pen, le peuple ».

Il y a cet épisode où vous écrivez à des responsables politiques pour obtenir un stage…

Oui, j’écris à Claude Bartolone et à Hubert Védrine.

Pourquoi ce choix ?

Après mon droit à l’université de Bordeaux, j’intègre un DESS de droit public à Paris-I. Je n’ai aucun piston et je suis boursière. Je vois tous mes collègues trouver des stages parce que certains sont déjà dans la politique. J’ai deux intérêts : le droit international public, donc j’écris à Védrine, et les quartiers populaires, donc j’écris à Bartolone. Son chef de cabinet me propose un stage à la délégation interministérielle à la ville sur le dossier des rencontres justice-ville parce que j’avais fait un mémoire sur les maisons de justice et du droit. Mon maître de stage était un élu du 18e arrondissement de Paris. Alors que j’avais réussi à intégrer la prépa ENA publique de Paris-I, il me propose de travailler à la mairie du 18e sur les questions de sécurité.

Vous aviez donc envie de faire l’ENA ?

Oui. Mais c’était impossible de faire les deux en même temps. J’ai très vite abandonné la prépa et, en juillet 2001, j’ai signé mon contrat.

C’était votre premier vrai contrat de travail ?

J’ai toujours été étudiante-salariée. J’avais déjà fait beaucoup de petits boulots en CDD : téléprospectrice pour une banque, hôtesse d’accueil, vendeuse de maillots, etc.

Quel souvenir gardez-vous de ces expériences dans le secteur privé ?

Des très bons souvenirs. Même si on regarde souvent les hôtesses d’accueil comme des potiches. Mais j’étais contente de gagner ma croûte pour me payer un appartement. J’ai toujours trouvé très facilement du boulot, et j’ai toujours eu des patrons qui étaient plutôt contents de moi. Quand j’étais vendeuse de maillots, on m’a très vite proposé d’être responsable du magasin. Quand j’étais téléprospectrice, on m’a très vite demandé d’être responsable du plateau. J’avais la fibre commerciale, grâce à mon expérience dans la boutique de mon père.

C’est en avril 2002 que vous décidez d’adhérer au PS…

Oui. J’ai 24 ans, et le soir du 21 avril, je suis glacée. Je ne comprends pas comment on en est arrivé là. D’autant plus que la gauche avait un bon bilan, notamment avec les 35 heures. Je travaillais depuis un an à la mairie du 18e et j’avais été ravie de l’élection de Bertrand Delanoë. Je commençais à suivre quelques réunions et je décide de m’engager en politique.

Avec l’idée d’embrasser une carrière politique ?

Absolument pas. Il s’agit juste de mieux défendre les idées de gauche, d’être plus audible, plus efficace, et de lutter contre le FN. Je deviens militante à la section du 11e. Je ne suis pas très assidue, même si je ne rate aucune campagne électorale. En 2001, je rencontre Daniel Vaillant, puis Bertrand Delanoë. Ce sont eux, véritablement, qui m’ont donné le goût de la politique.

Comment vous l’ont-ils transmis ?

L’« école » du 18e, avec la « bande » du 18e, Claude Estier, Lionel Jospin, Daniel Vaillant, Bertrand Delanoë, c’est la plus belle des écoles politiques. J’ai travaillé sur des sujets compliqués : la toxicomanie, la prévention, la sécurité. Il fallait faire beaucoup de pédagogie.

Sur ces sujets, quelles actions avez-vous menées ?

Lorsque j’ai été adjointe à la protection de l’enfance auprès de Bertrand Delanoë, la plus belle réalisation a été la création d’un nouveau centre d’accueil d’urgence pour les enfants placés. Je me suis battue comme une dingue pour ce nouveau lieu. Ensuite, en tant qu’adjointe à la prévention et à la sécurité, j’ai porté des projets tels que les correspondants de nuit ou le plan « mille caméras ». J’ai toujours marché sur mes deux jambes : sécurité et prévention. Je suis très à l’aise avec ça.

Quelles sont vos figures politiques ?

Bertrand Delanoë. A cause de son sens de l’éthique, de son élégance, de sa force de conviction. J’ai une grande admiration pour lui. J’étais triste qu’il ne gagne pas au congrès de Reims. Il aurait été parfait pour le job.

Comment s’est passée votre nomination en tant que secrétaire d’Etat à la politique de la ville ?

Je ne m’y attendais absolument pas. J’étais adjointe d’Anne Hidalgo. En juillet 2014, Daniel Vaillant fait un dîner. On était une quinzaine autour de la table (Christophe Caresche, Annick Lepetit, Guy Delcourt, Eric Lejoindre, etc.), on s’attendait à un dîner du 18e et arrive… le président de la République ! Il nous interroge. Je prends la parole sur les mineurs étrangers isolés. Je lui explique qu’il faut les protéger, qu’on a besoin de l’Etat. Je lui parle de sujets très concrets, des vendeurs de Marlboro à Barbès, etc. Après son départ, les gens autour de moi me disent : « Dis donc, t’as marqué des points. » Pourtant, rien n’était préparé. En fin de compte, il m’appelle en août. A la fin, François Hollande me dit : « Vous voyez, les dîners en ville ça peut servir. » Voilà ! Mais même si la politique de la ville est un sujet que je connais bien, je suis alors morte de trouille.

Vous restez moins d’un an à ce poste, avant votre nomination « surprise » au ministère du travail.

Je ne m’y attendais pas non plus. Je savais que ça allait être dur. Mais je n’ai pas peur. Etre ministre, c’est avoir une politique, une vision, mais c’est aussi manager. Je connais très bien les politiques de l’emploi, je connaissais moins bien les relations avec les partenaires sociaux et la question du droit du travail.

Alors pourquoi vous, pour conduire une telle réforme ?

J’ai fait 130 déplacements sur le terrain en tant que secrétaire d’Etat dans des quartiers où le taux de chômage est très important. J’avais fait de l’emploi et de la création d’entreprise ma priorité dans ces quartiers. Je suis une militante de terrain. Si je veux m’assurer de l’efficacité du service public de l’emploi, ce n’est pas en recevant le directeur général de l’emploi rue de Grenelle, c’est en allant voir dans des agences la réalité des mesures.

Début mars, Pierre Jacquemain, votre ancien conseiller, a quitté son poste et expliqué dans une tribune au Monde que la réforme du code du travail « déshonore la gauche »

Je connais sa proximité avec le Front de gauche depuis longtemps. J’ai vu cela comme un plan média de sa part. Je trouve qu’il a mis beaucoup de temps à se rendre compte, au sein de mon cabinet, que ça ne lui convenait pas. Je n’ai absolument pas le sentiment de tourner le dos à mes convictions de gauche. Je suis fière de porter, dans ce projet de loi, un droit universel à la formation. Voilà une avancée de gauche.

Mais ce sont notamment des gens de gauche qui sont dans la rue aujourd’hui…

Qu’il y ait des divergences avec une partie de la gauche, effectivement. Il y en a une de fond : dans notre pays, nous avons le culte de la loi ; moi, j’assume le fait qu’il faut trouver de nouvelles formes de régulation au niveau de la branche, de l’entreprise. Une partie des syndicats réformistes y sont prêts.

Comment vivez-vous de voir votre nom scandé et écrit partout, de susciter autant de colère ?

Quand j’entends un jeune place de la République dire qu’avec cette loi les apprentis vont travailler jusqu’à 60 heures par semaine : c’est faux, archi-faux. Il faut séparer la colère qui relève de la loi de celle d’un pays miné depuis trente ans par un chômage de masse. Il faut être lucide et en même temps ne pas être intransigeant face aux paroles citoyennes liées à cette exaspération.

Et assouplir les conditions de licenciement économique, c’est de gauche ?

Ma loi ne favorise pas le licenciement économique, elle l’encadre. Elle précise ce que peuvent être des difficultés économiques. Cette loi nous permet d’approcher d’un modèle social-démocrate, de développer une culture du compromis dans notre pays.

Il n’y a pas des moments où vous auriez envie de tout arrêter ?

C’est dur parce que je vois moins mes filles. On ne m’épargne pas tous les jours, mais la bienveillance en politique n’est pas la qualité la mieux partagée. Et des choses me rendent dingue : entendre, par exemple, que je n’ai jamais travaillé, alors qu’à 17 ans je travaillais 20 heures par semaine dans la boutique de photocopies de mon père. Mais je suis solide. Quelque part, plus il y a de la désinformation, plus cela renforce ma détermination. J’ai appris à ne plus regarder les réseaux sociaux depuis la question de Jean-Jacques Bourdin sur les CDD, et cela me fait beaucoup de bien ; ça m’aide dans la période que je traverse.

N’est-il pas trop tard pour convaincre ?

Ce n’est jamais trop tard. Bien évidemment, il y a eu un raté, une erreur au départ : c’est la pédagogie. La loi dans sa globalité semble anxiogène pour les salariés. C’est en cela qu’il faut expliquer, rappeler les garanties. Le débat parlementaire doit améliorer, enrichir le texte et, en même temps, faire de la pédagogie. C’est essentiel.

Propos recueillis par Sandrine Blanchard

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