A l’orée du XXe siècle, 'la Camille Claudel d'outre-Rhin' expérimente une peinture âpre et singulière. Son œuvre, à découvrir au Musée d’art moderne de la ville de Paris, annonce des avant-gardes qu’elle ne connaîtra pas, puisqu'elle meurt brutalement en 1907 à l'âge de 31 ans.
Publié le 13 avril 2016 à 11h51
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h36
Parmi les nombreux autoportraits de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) présentés dans l’exposition du musée d’art moderne de la ville de Paris, l’un d’entre eux attire l’attention, bien qu’il soit plus classique que les autres. Cadrée façon selfie, la jeune femme au nez en trompette se représente à contre-jour devant une fenêtre, menton en avant et visage rouge, comme après avoir grimpé six étages quatre à quatre. Derrière elle, une façade d’immeuble parisien. Frontale, déterminée, on jurerait l’entendre s’exclamer : « A nous deux Paris ! ».
Cet autoportrait est l’une des premières toiles que cette jeune Allemande de 24 ans réalise après son arrivée dans la capitale, dans la nuit du 31 décembre 1899. Si elle a voulu changer de siècle ici, ce n’est pas un hasard. C’est à Paris qu’elle veut trouver sa voie, ce qui lui paraît impossible en « restant cantonnée », comme elle dit, à Worpswede, un petit village situé au nord de Brême où elle vit dans une colonie d’artistes.
' Exprimer la délicate vibration des choses '
Dans ce Barbizon germanique où se côtoient écrivains, peintres, graveurs, Paula a fait la connaissance du poète Rainer Maria Rilke, qui devient un ami proche, ainsi que d'un peintre paysagiste réputé, Otto Modersohn, qu’elle épouse en 1901. La jeune femme a rejoint la communauté pour parfaire ses études de dessin. Mais la nature pourtant splendide, entre landes et canaux, ne l’intéresse pas vraiment. Elle préfère suivre ses intuitions. « Je veux apprendre à exprimer la délicate vibration des choses, le frémissement en soi », écrit-elle dans son journal.
Une faim d'art jamais rassasiée
Entre son premier séjour fondateur à Paris en 1900 et sa mort, sept ans plus tard, la capitale française constitue son seul point d’ancrage artistique. Elle y séjourne quatre fois, abandonnant mari et famille pour de longues périodes, souvent tentée de ne pas rentrer. Elle suit des cours à l'Académie Julian, veut tout voir, les galeries, les musées, l’art moderne, Cézanne, Gauguin, les Nabis, l’art ancien au Louvre, où elle tombe en arrêt devant les portraits funéraires du Fayoum.
Elle rend visite à Rodin, présentée par Rainer Maria Rilke (1875-1926) qui est son secrétaire, et reste éberluée par les dessins de nu du sculpteur, d’une évidence écrasante. Elle rencontre Maurice Denis, Edouard Vuillard, le Douanier Rousseau dans son atelier du 14e arrondissement, à qui elle emprunte, en un malicieux clin d’œil, des rameaux naïvement découpés.
Paula Modersohn-Becker n’a pas trente ans et une « faim d’art » jamais rassasiée, écrit-elle à sa sœur. Tout ce qu’elle emmagasine à Paris la nourrit en Allemagne. Toute l’énergie phénoménale déployée dans son atelier de Worpswede lui donne envie de retourner à Paris.
Inconnue à Paris
La passion fondamentale de Paula Modersohn-Becker pour la capitale des arts n’a pas été pas réciproque. Jusqu’à ces dernières années, personne ne s’est intéressé au parcours de cette artiste étrangère de moins de trente ans immergée dans le milieu artistique parisien de la fin du XIXe siècle. Elle ne figure dans aucune collection française, n’a jamais été exposée ici, est à peine mentionnée dans les livres d’histoire de l’art.
De l’autre côté du Rhin, c’est l’inverse. Très tôt, sa famille publie son journal qui devient un best-seller. Sa vie trop brève, son combat pour trouver sa place de peintre et de femme en font une héroïne avant même que ses œuvres ne soient largement diffusées.
Découvrez les premières pages de “Etre ici est une splendeur” de Marie Darrieussecq
En 1927, vingt ans après sa disparition, un musée Paula Modersohn-Becker ouvre à Brême, le premier au monde dédié à une femme artiste. Ses œuvres entrent dans les collections publiques du pays. Quelques années plus tard, lorsque les nazis arrivent au pouvoir, elles partent en réserves ou sont détruites, car jugées « dégénérées ».
La Camille Claudel d'outre-Rhin ?
Depuis les années 60, Paula Modersohn-Becker représente outre-Rhin ce que Camille Claudel est à la France. Une figure iconique au destin tragique disparue brutalement à l’aube d’une carrière brillante. Le Musée d’art moderne de la ville de Paris a cependant longtemps hésité avant de lui consacrer une rétrospective. Comment vendre au public une exposition sur une artiste totalement inconnue au bataillon ? Son œuvre est inédite, mais semble pourtant familière.
Face aux tableaux, la proximité et l’empathie sont immédiates. La jeune femme peint des scènes du quotidien sans décor : des enfants avec des chats dans les bras, des mères avec des bébés, des vieilles femmes… C’est simple, direct et beau. Pas la moindre mièvrerie dans ces scènes prosaïques aux couleurs délavées, aux textures grumeleuses, peintes à la détrempe selon un procédé inédit, mélange d’huile et d’eau qu’elle affectionne.
' Elle tombe dans le travers de tout rendre grossier, laid, bizarre '
Une petite paysanne est assise sur un tabouret, sabots calés sur le barreau du haut, yeux immenses et sans pupilles. Hiératique, noble, la fillette anticipe de dix ans les beautés racées de Modigliani. Une mère allaite son enfant, le visage las, les « mains comme des cuillers, nez comme des pistons, bouche comme des plaies », décrit le mari de Paula qui n’encourage guère la voie expérimentale qu’a prise son épouse. « Elle tombe dans le travers de tout rendre grossier, laid, bizarre, comme en bois », poursuit-il. Au contraire, pour Rainer Maria Rilke, Paula « peint sans égards ». Un compliment qui signifie qu’elle a trouvé ce qu’elle cherche : ne jamais faire de concession. Plus on avance dans l’exposition, suivant l’ordre chronologique, plus il se dégage de ces toiles âpres un pouvoir de séduction qui ne cherche pas à se faire remarquer. Une beauté frugale. De son vivant, Paula Modersohn-Becker n’a exposé que cinq fois, toujours en groupe, et n’a vendu que trois toiles – à des amis qui voulaient surtout l’aider dans ses périodes de disette parisienne.
Sa peinture exigeante, sans filets et sans public, a suivi ses seules intuitions au prix d’un travail solitaire éprouvant. Après sa mort, on retrouvera dans son atelier sept cent cinquante tableaux et plus de mille dessins, le tout en moins de huit ans de carrière. Dans la série des autoportraits présentés côte à côte, son terrain d’expérimentation par excellence, ses traits passent du rose au vert, du marron au violet, s’aplatissent et se déforment jusqu’à devenir des masques, comme le fait Picasso dans Les Demoiselles d’Avignon, peint en 1907, l’année de la mort de la jeune Allemande.
Cette année-là, elle se représente de pied en cap, grandeur nature, nue, le visage flou à la Bacon, solidement campée sur ses jambes telle une idole primitive. Elle est enceinte, et c’est la première fois qu’une artiste se représente ainsi, avec un ventre rond devenant le centre de gravité du tableau. L'année précédente, Paula Modersohn-Becker avait pris la décision de quitter son mari et de s’installer à Paris. Elle est revenue. Un an plus tard, en novembre 1907, elle met au monde un petite fille. L’accouchement a été difficile, elle a dû rester dix-huit jours alitée. Lorsqu’elle se lève, elle est foudroyée par une embolie. Elle meurt en prononçant un dernier mot : « dommage »…
Rainer Maria Rilke, 1908
Proche de Paula Modersohn-Becker, le poète Rainer Maria Rilke est terriblement affecté par la disparition de la jeune femme. Les deux amis se sont toujours vouvoyés. Mais un an après son décès, il la tutoie dans un texte poignant à sa mémoire.
« Dis, dois-je voyager ? As-tu quelque part
laissé une chose qui se désole
et aspire à te suivre ? Dois-je aller visiter un pays
que tu ne vis jamais, quoiqu’il te fût apparenté
comme l’autre moitié de tes sens ?
Je m’en irai naviguer sur ses fleuves, aux étapes
je m’enquerrai de coutumes anciennes,
je parlerai avec les femmes dans l’embrasure des portes,
je serai attentif quand elles appelleront leurs enfants.
[…]
Et des fruits, j’achèterai des fruits, où l’on
retrouve la campagne, jusqu’au ciel.
Car à ceci tu t’entendais : les fruits dans leur plénitude.
Tu les posais sur des coupes devant toi,
tu en évaluais le poids par les couleurs.
Et comme des fruits aussi tu voyais les femmes,
tu voyais les enfants, modelés de l’intérieur
dans les formes de leur existence. »
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