Enquête

Mais où sont passées les 23 000 œuvres d’art «égarées» par l’Etat?

Des tapisseries qui disparaissent d’une ambassade, un bureau qui se volatilise à l’Assemblée, un tableau perdu par une sous-préfecture... Une commission est chargée de veiller au bon suivi du patrimoine national.
par Rouguyata Sall
publié le 16 avril 2016 à 10h41

De 1929 à 2000, les inspecteurs du Mobilier national ont régulièrement ajouté «vu» au numéro IA M70, lors de l’inventaire de l’administration centrale du ministère de l’Education nationale. Ces inspecteurs, qui ont pour mission de vérifier la présence et l’état des œuvres appartenant aux collections de l’Etat (ce qu’on appelle le récolement), ont vu pour la dernière fois le bureau M70 en 2000. Deux ans plus tard, un antiquaire contacte le Mobilier national : il a en sa possession le bureau marqué au revers du bonnet phrygien et du numéro IA M70. Le ministère n’avait pas constaté sa disparition.

Cette histoire est une de celles racontées dans le dernier rapport d'activité de la Commission de récolement des œuvres d'art de l'Etat (CRDOA), créée il y a vingt ans, à la suite d'un rapport de la Cour des comptes. Les auteurs y dénonçaient le mauvais suivi du patrimoine culturel national.

Pour en savoir plus sur ces œuvres disparues, Libération a exploité la base Sherlock entretenue par cette commission. Cette base de données en ligne contient près de 23 000 œuvres recherchées. 1 346 d'entre elles ont donné lieu à un dépôt de plainte pour vol ou disparition.

Une partie du patrimoine national disparaît

Le patrimoine national est constitué de centaines de milliers d’œuvres d’art léguées par les générations précédentes. Ces créations qui retracent l’histoire sont parfois exposées. Elles contribuent ainsi au rayonnement culturel de la France et de ses institutions. Ces deux derniers siècles, l’Etat a «déposé», autrement dit mis à disposition des musées, ambassades, mairies et autres administrations, plus de 430 000 pièces de ses collections.

Tableaux, meubles, tapisseries, objets archéologiques, ces œuvres sont historiquement gérées par de grandes institutions dites «déposantes». Dont le Centre national des arts plastiques (CNAP), un établissement public du ministère de la Culture. Cette institution s’occupe notamment des 95 000 œuvres du Fonds national d’art contemporain. Le Mobilier national, héritier du garde-meuble de la couronne, fait également partie des gestionnaires des collections de l’Etat, au même titre que le Service des musées de France, la Cité de la céramique - Sèvres et Limoges -, le Centre des monuments nationaux et le Musée national d’art moderne (Centre Pompidou). Une partie de ces biens publics manquent au compteur. Plus de 90% des disparitions concernent trois de ces institutions.

L’œil d’un antiquaire déclenche une plainte du ministère

Depuis 2007, la CRDOA suit toutes les œuvres déposées, même celles qui le sont par d’autres ministères que celui de la Culture. Chaque ministère a en effet une double casquette : il est dépositaire, c’est-à-dire que des œuvres lui sont confiées mais également déposant, mettant à disposition des établissements sous sa tutelle ces mêmes œuvres. Parmi les dépositaires, ce sont les ministères qui concentrent la majeure partie des pertes (ou vols) : à ce jour, près d’un tiers des plaintes déposées les concerne.

Ainsi, les problèmes rencontrés par le ministère de l’Education nationale pour récupérer le bureau M70 illustrent bien les difficultés de la gestion du patrimoine national : il a fini par récupérer le meuble disparu treize ans après le signalement de l’antiquaire, comme le raconte cette infographie.

Il n’y a pas que des bureaux qui disparaissent. Et pas seulement des éléments de petites tailles. En 2006, cinq tapisseries se sont volatilisées à l’ambassade de France à Conakry (Guinée). Elles mesuraient entre 2 et 6 mètres de large. Ces tapisseries, comme toutes les œuvres exposées dans les ambassades, consulats et autres représentations diplomatiques de la France à l’étranger sont sous la responsabilité du ministère des Affaires étrangères. 123 plaintes ont été déposées pour vol ou disparition d’œuvres déposées dans les ambassades de France.

Du mobilier disparaît du Château de Versailles et du Palais-Bourbon

Les ministères ne sont toutefois pas les seuls concernés. Dans une annexe du château de Versailles affectée au Sénat, une plainte a été déposée pour la disparition d'un lit en 2010. Le meuble en acajou, datant du XIXe siècle, œuvre de l'ébéniste Georges-Alphonse Jacob-Desmalter mesure plus de deux mètres de long et deux mètres de large.

Et ce n’est pas la seule disparition d’un meuble de la lignée Jacob, fournisseur historique des palais de la République. A l’Assemblée, c’est une bergère en acajou ciré, fabriquée par François-Honoré-Georges Jacob-Desmalter, père du précédent, qui donne lieu à une plainte en 2003. Elle avait été placée en 1954. Une disparition qui survient malgré une stricte procédure d’accueil et de contrôles pour les visiteurs de l’Assemblée, avec relevé d’identité et de motif de visite, puis remise d’un badge.

C’est arrivé près de chez vous

Le vol ou la disparition ne se passe pas uniquement dans les ambassades et les ministères. Un peu partout sur le territoire français, musées, mairies et préfectures figurent également dans la liste des organismes dépositaires de la base Sherlock. Après Paris, la deuxième place du palmarès métropolitain revient au département du Bas-Rhin (67). Musée des Beaux-Arts, mairie, Conseil de l’Europe, Direction régionale des affaires culturelles : en 2016, 42 pièces étaient toujours déclarées volées ou perdues dans les établissements de la ville de Strasbourg.

Les mauvais gestionnaires du gouvernement

Vingt ans après le rapport accusateur de la Cour des comptes, quelques ministères ont mis la main à la pâte, pour tenter d'y voir plus clair dans leurs œuvres. S'ils n'ont pas retrouvé toutes les œuvres déposées, ils ont au moins pu travailler à les déclarer «non vues, présumées détruites ou volées». Ils sont encore loin de connaître les localisations de nombreux objets. Pour faire le point sur ces inventaires, ils doivent rédiger des fiches de synthèse de récolement, avec l'aide de la CRDOA.

Les ministères et grandes institutions publiques ne sont pas tous au même niveau d’aboutissement. Fin 2014, le ministère de l’Intérieur n’avait toujours pas obtenu de réponse de 40 % des préfectures sous sa tutelle. Il assure également la gestion des dépôts du ministère des Outre-Mer et n’avait pas localisé plus de 80% des œuvres en dépôt, 1 683 restaient introuvables.

L’héritage des mauvaises pratiques du XIXe

Les inventaires traînent et les faits sont parfois trop anciens pour engager des poursuites. Lors d'une audition au Sénat, en mai 2014, Jacques Sallois, président de la CRDOA, admettait l'immensité du travail à fournir : «À l'horizon de quatre ou cinq ans, il me paraît raisonnable d'espérer que chaque dépositaire et chaque déposant, y compris à l'étranger, produisent un document de synthèse rigoureux», espérait-il. Et n'a pas manqué de rappeler les difficultés liées à l'absence de procédure au XIXe siècle : «Le Centre national des arts plastiques a fait des dizaines de milliers de dépôts en France et dans le monde, sans aucun inventaire puisque c'était la pratique de son institution mère, la Maison de l'Empereur Napoléon III.»

Les plaintes s’accumulent mais les tableaux, meubles et sculptures qui donnent du cachet aux lieux de pouvoir sont rarement retrouvés. Pour 22 800 œuvres recherchées, la base Sherlock compte seulement 251 objets retrouvés, enregistrés depuis l’existence de la base. La mauvaise documentation des dépôts est une cause, le vol en est une autre.

Ainsi, en février 2016, le sous-préfet de Normandie Hugues Malecki a été mis en examen et placé en détention provisoire pendant près de deux mois. Les enquêteurs de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) le soupçonnent d’être impliqué dans le vol de mobilier national, notamment un tableau de grande valeur, présenté pour plusieurs dizaines de milliers d’euros chez Sotheby’s, société de vente aux enchères. Une œuvre de moins à rechercher.

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