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Marseille: le deal ou le Coran

Le vendredi, dans le quartier des Bleuets, on prie sur le parking. La mosquée occupe la moitié du centre commercial.
Le vendredi, dans le quartier des Bleuets, on prie sur le parking. La mosquée occupe la moitié du centre commercial. © Axelle de Russé
De notre envoyée spéciale à Marseille, Emilie Blachère

Liés au trafic de drogue, les règlements de comptes se multiplient. Dans les cités, les imams semblent la seule alternative à la délinquance.

Depuis les attentats du 13 novembre, l’imam Smaïn n’est pas rassuré. Il jure que les regards des badauds ont changé. Hier, ils étaient fuyants. A présent, ils sont méfiants. Visage mangé par une épaisse barbe, Ismaël Smaïn porte le qamis blanc, longue tunique traditionnelle qui laisse apparaître les chevilles. Depuis cinq ans, il prêche à la mosquée des Bleuets, un nom bucolique pour une cité aux moeurs sauvages. Marie-Jeanne, qui revendique son athéisme, se dit soulagée : « L’ancien prêcheur crachait des discours agressifs en arabe, alors que lui appelle – en français – à la paix et à l’entraide entre communautés. On l’apprécie et on le respecte. »

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Chaque semaine, pas moins de 3 000 fidèles, dont beaucoup de jeunes, viennent écouter ses sermons. Ilyes, la quarantaine, fonctionnaire à la mairie, reconnaît que le climat a changé. « Mes parents nous enseignaient la religion, raconte-t-il. On priait chez nous, sans esclandre. Notre foi était privée, intime. Aujourd’hui, elle est publique et se radicalise. Il y a vingt ans, quand les “barbus” venaient sur le terrain de foot, les gosses partaient en courant. Maintenant, ils se précipitent pour leur parler ! »

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« Je préfère que mon fils aille prier à la mosquée plutôt que de le voir crever sous les balles », lâche une mère

Il y aurait une centaine de mosquées à Marseille, dont treize lieux de culte salafistes. Si l’on admet que les « envoyés spéciaux » des recruteurs lyonnais poussent parfois jusqu’ici pour « chasser le minot » fragile et malléable, on ne déplore encore, aux Bleuets, aucun départ pour le djihad. Un agent du renseignement se veut rassurant : « Partout ailleurs, les islamistes extrémistes recrutent. Mais ici, c’est beaucoup plus compliqué. » Farid, un habitant, nous explique : « Dans les quartiers Nord, le pouvoir de la religion s’arrête où commence celui de la came… Pourquoi aller combattre en Syrie ? On a tout ici : l’adrénaline, l’odeur de poudre et l’argent ! » Lors de notre reportage au long cours, nous avons assisté à la prière le jour où Smaïn condamnait le mensonge. « Certains vont se sentir mal à l’aise », nous avait-il prévenus. « On veut me tuer ! lui chuchote un homme. Est-ce que le Coran m’autorise à tuer mon assassin avant ? » : dans la salle, des dealers venus laver leurs péchés sont les mêmes qui, à quelques dizaines de mètres, « tiennent les murs ». Leur « magasin » est un hall d’entrée au pied d’une tour géante. Le lieu de trafic a pignon sur rue, au point qu’ils se verraient volontiers installés dans le centre commercial, à la place des commerces qui ferment. De loin, on aperçoit des silhouettes floues, éclairées par une lumière crue. De près, ce sont des adolescents capuchonnés, aux corps pas bien épais, flottant dans des survêtements griffés.

Les ados, qui écoutent de la musique dans le hall, aident une maman à monter le fauteuil de sa fille handicapée.
Les ados, qui écoutent de la musique dans le hall, aident une maman à monter le fauteuil de sa fille handicapée. © Axelle de Russé

On dit qu’ils ne savent pas envisager le futur… Mais en ont-ils un ? Ici, pour les jeunes, le taux de chômage peut grimper jusqu’à 50 %. « Les gosses dévalorisent le travail. Ils ont l’impression d’être rejetés par la société, discriminés. Ce qui n’est pas faux. Leur salut ? Le deal ou la religion », explique un habitant. Les parents ont fait leur choix depuis longtemps. « Je préfère que mon fils aille prier à la mosquée plutôt que de le voir crever sous les balles », lâche une mère au bord des larmes. Aux Bleuets, trois jeunes – dont deux frères – ont déjà été exécutés en plein jour. La police de proximité a disparu et les associations d’entraide agonisent. Pour 11 000 foyers restent un coiffeur, une pharmacie, un tabac, une sandwicherie, une plateforme administrative dynamique, le Secours populaire, et… la mosquée, qui s’agrandit. Désormais, les religieux jouent le rôle de grands frères.

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Sur le toit de sa mosquée, l’imam Smaïn, 34 ans, né à Marseille, d’origine algérienne.
Sur le toit de sa mosquée, l’imam Smaïn, 34 ans, né à Marseille, d’origine algérienne. © Axelle de Russé

L’imam Smaïn n’est pourtant ni psychologue, ni éducateur, ni assistant social. Encore moins policier. Il endosse parfois tous ces costumes, nous dit-il, pour raisonner les gosses tentés par la radicalisation. « Mais avec difficulté, car ils n’écoutent que leur cheikh “Google” ! » Avec les dealers aussi, c’est compliqué. A 33 ans, Mourad a un lourd passé de délinquant. Pendant dix années, il s’est enrichi dans l’import-export de stupéfants, entre la France et l’Asie. « La foi m’a sauvé », dit-il, assis en tailleur sur la moquette dans la salle de prière. C’est un des rares à s’être extirpé du piège. L’imam explique : « On fait de notre mieux pour récupérer les jeunes à la dérive. Mais, face aux milliers d’euros qu’ils brassent, que peut le smic qu’on leur propose ? Certains font déjà subsister leur famille. Ils ne veulent pas changer de vie, alors ils risquent de la perdre. » Smaïn craint les trafiquants, lui aussi. Un jeudi de janvier, à 13 h 30, l’heure où les enfants retournent à l’école, des tireurs se sont présentés à visages découverts, armés de fusils d’assaut. Ils venaient chercher quelqu’un. Ils étaient à quelques mètres de nous… Cette fois, il n’y a pas eu de mort. Seulement des tirs de sommation, pour faire peur. « Personne n’est à l’abri, même pas à la mosquée, se plaint le religieux. Ici, on se flingue pour un regard, un mot de travers. Pas de règles ni de codes, encore moins d’honneur. Surtout avec le nez chargé de cocaïne. On ne veut pas baisser les bras, mais on n’arrive pas à enrayer la violence. »

« Ici, on se flingue pour un regard, dit Smaïn. Pas de règles ni de codes, encore moins d’honneur »

Cent onze morts à Marseille depuis 2011. Et déjà onze depuis janvier. Le premier trimestre 2016 détient un triste record. En attendant mieux, ou pire. A peine démantelés, les réseaux intéressent les repreneurs… Un patron tout seul ne peut pas se défendre. Il lui faut s’allier pour se protéger des OPA mortelles. Question de survie. Parmi les cinq clans qui se déchirent, les « Blacks » contre les « Gitans ». Ils ont été copains, sont parfois cousins. Avant, ils jouaient au foot ensemble. Aujourd’hui, ils s’entre-tuent. Quant à leurs familles, elles doivent vivre recluses, terrifiées. Même Smaïn ne peut pas aller les réconforter, c’est trop risqué. Richard, 50 ans, la peau tannée par le cagnard, nous explique pourquoi en citant les deux règles du deal : « Quand un chef est tué, on élimine dans la foulée ses frères et ses cousins, susceptibles de prendre la relève. Même sort pour les balances et les repentis, trop moralisateurs. L’un d’eux s’est fait abattre devant un lycée, dans le XVe. » Il parle vite, d’une voix à peine audible. « Les murs ont des oreilles et Marseille est un village », où l’ultra-violence n’étonne plus personne.

Naséra, responsable du Secours populaire, gère l’aide alimentaire.
Naséra, responsable du Secours populaire, gère l’aide alimentaire. Le colis à 3 euros comprend des pâtes, 6 litres de lait, un pot de confture et des biscuits. © Axelle de Russé

Les marchés marseillais rapportent jusqu’à 80 000 euros par jour. On se les arrache à coups de gros calibres. Des habitants s’apitoient sur le sort des victimes ; d’autres, non. Au bar-tabac du coin, on se raconte les tueries. Celle du 10 novembre 2015 était sanglante. Presque la réplique d’un épisode de la série mafeuse italienne « Gomorra ». Cette nuit-là, autour de minuit, deux berlines se poursuivent dans le tunnel Prado-Carénage, sous le Vieux-Port et la Bonne Mère. Les tueurs à bord de la BMW blanche ont « cloqué » leur cible. Dans le jargon : planquer sous la caisse une mini-balise GPS aimantée. Dans la voiture devant, Mohamed Mhoumadi, dit « Babouin », Anthony Costa, son bras droit, et deux de leurs sbires sont pris sous un véritable déluge de feu. Fusils-mitrailleurs AK-47 contre pistolets Glock. Les proies réussissent à s’échapper à pied. Mais les tireurs rattrapent Babouin et Costa, blessés, les percutent, roulent sur Costa, éclatent la fgure de Babouin à coups de crosse. Un vrai carnage.

Cité des Bleuets. Installation des tapis pour la prière du vendredi à 13 heures, sur le parking de la cité.
Cité des Bleuets. Installation des tapis pour la prière du vendredi à 13 heures, sur le parking de la cité. © Axelle de Russé

« T’as beau fuir, si tu as un contrat sur ta tête, t’es mort ! dit Richard. A la maison, Babouin, c’était un agneau ; dehors, c’était un chef de réseau brutal, ambitieux et puissant. Libéré de prison le 7 août 2015, il savait ce qui l’attendait. On ne peut pas s’en sortir. » La rue desserre rarement ses crocs. En ce moment, on se plaint. Depuis les attentats de novembre, les frontières se ferment, les policiers intensifient leur surveillance. L’état d’urgence, ce n’est pas bon pour le business. Faut-il espérer, faut-il avoir peur ? Tant qu’il n’y aura pas de ponts entre la nébuleuse islamiste et le trafic de drogue, les mosquées protégeront les enfants. Après… On nous raconte que des imams touchent déjà des pots-de-vin pour faire des prêches radicaux, ou encore que certains points de deal pourraient financer des réseaux islamistes. Reste à le prouver... Mais, déjà, les cités marseillaises les plus touchées par la radicalisation forment de véritables forteresses, presque hermétiques aux services de renseignement qui doivent jongler avec la lourdeur administrative et le manque de moyens. Certaines équipes de surveillance ne comprennent même pas l’arabe… « Les cellules djihadistes opèrent par petits groupes très discrets, pas dans les grandes mosquées. Les infiltrer est impossible, déplore un spécialiste. Les trafiquants ont des moyens professionnels de surveillance et de filature. Surtout, ils ont un arsenal militaire, des lance-roquettes, des grenades et des milliers de kilos de munitions. Si ces commandos passent au terrorisme, c’est foutu. » Comme tous ses collègues, il redoute le jour où les trafiquants basculeront dans la radicalité.

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