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Libération
Enquête

Jihadisme : Claire, punie par les liens du mariage

Remariée à un amour de jeunesse qui aurait rejoint l’Etat islamique en Syrie, cette juriste francilienne est assignée à résidence. Une contrainte confirmée par le Conseil d’Etat jeudi.
par Pierre Alonso et Sylvain Mouillard
publié le 15 avril 2016 à 19h31

En trois ans, Claire a repris contact avec un amour de jeunesse, Hakim (1), l'a rejoint au Brésil pour l'épouser, avant de revenir s'installer dans la campagne francilienne, où elle a toujours vécu, et de se convertir à l'islam. Le couple a ensuite participé, tout sourire, à une émission de témoignages intimes sur le thème «Ils ont retrouvé leur amour de jeunesse». Puis, il y a un an, Hakim, un Algérien de 56 ans, a mis les voiles. Destination inconnue, affirme sa femme. Destination «jihad», assurent les services de renseignement, qui le soupçonnent d'avoir rejoint les rangs de l'Etat islamique. Depuis six mois, cette juriste de 49 ans a vu sa vie prendre un tournant bien moins agréable. Privée de son passeport, ses comptes en banque bloqués, elle a en outre été assignée à résidence après les attentats du 13 novembre. Un cumul unique en son genre en France. Aucune procédure judiciaire n'est pourtant ouverte à son encontre. Faute d'avoir pu mettre la main sur son mari, c'est elle que les autorités ont décidé de cibler, presque par procuration. «Je suis très énervée, révoltée, explique-t-elle. J'ai l'impression d'être présumée coupable jusqu'à preuve du contraire. C'est l'inversion de la justice.»

Claire a contesté son assignation devant le tribunal administratif, a été déboutée, a saisi en urgence le Conseil d’Etat, plus haute juridiction française compétente en la matière. Dans la petite salle des référés, au premier étage du Palais-Royal, le 8 avril, tout détonne à l’audience. Il est très peu question de la présente et beaucoup de l’absent, Hakim. Avec son allure bien mise, ses longs cheveux châtains ondulés et ses yeux bleus légèrement maquillés, Claire pourrait être là pour un différend avec une collectivité territoriale, non pour une assignation à résidence. Au bout de la grande table, le juge, rompu aux jurisprudences du droit administratif, tente de démêler, avec pudeur, les méandres d’une vie de couple soudain d’intérêt public.

Exactions

A-t-elle parlé avec son mari après son départ ? «Une ou deux fois le mois suivant.

- C’est lui qui vous appelait ?

- Non, jamais.

- Pourquoi ?» demande le juge à voix basse, presque en murmurant. Claire ne le dira pas, reconnaissant un peu plus tard d'autres contacts, par Skype ou WhatsApp, jusqu'en décembre. Chaque mot prononcé est mûrement réfléchi. La situation en Syrie ? La quasi-quinquagénaire la trouve «horrible», et fait allusion aux exactions commises des deux côtés. Quand le juge revient sur le sujet, un silence, suivi d'un «euh» hésitant lui répond. En vrac, Claire cite des «intérêts en jeu», «une guerre à distance», «des milliers de morts». Elle est en revanche très claire quant à ses velléités de départ en Syrie. Non, dit-elle devant le Conseil d'Etat, elle n'a jamais voulu s'y rendre, comme le laissait entendre la note blanche. Ce document émanant des services de renseignement, sans date, ni en-tête, ni signature, justifiait les mesures prises : «Hakim menaçait sa femme et faisait pression sur elle, depuis la Syrie, pour qu'elle vende au plus vite la maison qu'elle possédait. Il lui demandait également de le rejoindre en Syrie avec l'argent obtenu.»

C'est le principal élément de l'accusation. Pour sa défense, Claire, avec l'aide de son avocate, Isabelle Coutant-Peyre, fait valoir un nouvel élément : elle a entamé, en janvier, une procédure de divorce. «La situation a changé, confiera-t-elle après l'audience. Mon mari est parti, je n'ai plus de raisons de rester avec lui. Il ne reviendra pas et je vais rester ici.»

Ces déclarations devant le Conseil d'Etat témoignent du chemin parcouru depuis décembre. Quand on la rencontre dans un fast-food francilien, deux semaines après les attentats du 13 novembre, Claire est encore sous le choc de son assignation à résidence, qui a débuté quelques jours plus tôt. «Une guerre psychologique», tranche-t-elle. Les perquisitions de sa maison, ainsi que celle de ses parents, ont duré plus de huit heures. Les policiers n'y ont rien trouvé. «Ah, si, se souvient Claire, ils ont pris en photo le livre de David Thomson», journaliste à RFI et auteur de les Français jihadistes . Elle est amère, parfois même abrupte : «Les attentats m'ont donné beaucoup de colère par rapport à mon pays. Si on ne décidait pas d'intervenir dans des endroits où on n'a rien à faire, on n'en serait pas là.» Elle s'inquiète pour les musulmans et redoute notamment «l'ouverture de camps d'internement pour les personnes fichées S».

Son profond attachement à son mari est encore palpable. Hakim a «toujours eu une grande foi», pour lui, le «califat était inespéré». Mais elle ne peut (veut ?) être plus précise sur les conditions de son départ. Tout juste explique-t-elle l'avoir déposé dans une ville voisine en avril 2015, où il aurait pris un covoiturage pour Lyon, avant de disparaître dans la nature. L'homme a-t-il vraiment rejoint l'Algérie, comme l'affirmera Claire par la suite ? Ou a-t-il pris la direction de la Syrie, comme en sont persuadés les services de renseignement ? Son épouse élude : «Hakim ne se positionnait pas vraiment sur l'Etat islamique. Il déteste les armes. Il voulait juste vivre en accord avec sa foi.» Elle dit qu'elle n'a pu le dissuader de quitter la France, avant de lâcher : «C'était une telle joie pour lui de vivre sous le califat. Il peut mourir à tout moment mais il m'a dit qu'on se retrouverait après.»

A cette époque, Claire s'imagine parfois même le rejoindre, où qu'il soit. Vivre en zone de guerre, évidemment, lui «fait peur». «Mais il me manque beaucoup, confie-t-elle. On n'était marié que depuis deux ans et on avait encore plein de choses à vivre ensemble.»

Musique sirupeuse

Les trajectoires des deux époux se croisent une première fois au milieu des années 80. La jeune femme, pas encore majeure, rencontre ce jeune Algérien de quelques années son aîné, prof d'anglais venu en vacances en France. Ils se plaisent, mais l'amour d'été ne dure pas. Après quelques échanges épistolaires, ils se perdent de vue. Hakim se mariera et divorcera plusieurs fois. Claire fait sa vie avec un autre homme et donne naissance à une fille, aujourd'hui âgée de 21 ans, avant de divorcer, en 1999. «En 2013, j'étais seule, j'ai tapé le nom de Hakim sur Internet, se remémore-t-elle. Il était au Brésil, on a repris contact, et on a décidé de se marier.» Elle raconte ça très simplement, sur le ton de l'évidence.

Après le mariage express, le couple emménage dans la maison de la Francilienne, située dans un village de quelques centaines d'habitants, à la campagne. Enthousiastes, ils acceptent même de raconter leur histoire dans une émission télé. Sur fond de musique sirupeuse, les amoureux, main dans la main, entament quelques pas de danse sous le regard mi-intrigué, mi-attendri des parents de Claire, agriculteurs à la retraite. La voix off, elle, est sous le charme : Claire et Hakim sont «sur leur petit nuage». Si les jeunes mariés semblent filer le parfait amour, Hakim, lui, commence à déprimer, seul dans son pavillon. «Il a essayé de trouver du travail, mais avec son âge et les problèmes d'équivalence de diplômes, il n'a pas pu», se souvient Claire. L'homme ne tient plus en place et décide de prendre la route.

Très vite, son épouse se retrouve dans le collimateur des autorités. Le 23 juillet, elle est convoquée par la police. Dans leur rapport, les agents notent que Claire apparaît comme «une femme éperdument amoureuse de son mari et prête à le soutenir malgré des convictions religieuses qu'elle ne [partage] pas». Le 17 août, un signalement anonyme vient noircir le tableau. C'est ce témoignage qui évoque des pressions de Hakim pour qu'elle vende la maison et le rejoigne. Pour les services de renseignement, l'affaire est entendue : Claire montre une «radicalisation des pratiques religieuses et [une] détermination à rejoindre son mari dans une zone de combat». L'intéressée dément en bloc - «je ne suis pas voilée, je ne fréquente pas de mosquée» - et estime être victime de représailles pour avoir refusé de servir d'indic. «Les policiers voulaient que je continue à parler à mon mari, que je lui demande des photos avant de leur transmettre.» Elle assure que si elle a mis en vente sa maison, c'était pour «être tranquille» et «payer [ses] dettes».

«Emprise»

Le Conseil d'Etat n'est pas de cet avis. Dans son ordonnance, rendue jeudi soir, le juge estime que Claire «s'est efforcée, en août 2015, de rassembler des fonds en vue de rejoindre son mari en Syrie». Qu'elle ne «pouvait ignorer qu'il [s'y] trouvait». Que sa «fragilité» et ses «contradictions» justifient de rejeter sa demande de suspension. Claire reste sous «l'emprise de son mari», écrit le juge, et restera donc assignée à résidence. Comme ces six derniers mois, ses journées seront encore rythmées par trois pointages, matin, après-midi et soir, à la gendarmerie voisine. Soixante bornes quotidiennes, à ses frais. Toujours en arrêt maladie, elle habite avec sa fille dans le pavillon de ses parents, contrainte de vivre avec les 770 euros mensuels du RSA pour une personne avec un enfant à charge. Ses relevés bancaires sont épluchés par le ministère des Finances. En mars, l'enveloppe a été réduite de 193 euros. Motif : cette somme, correspondant à une séance d'UV et quatre de spa, «ne constitue pas des frais courants du foyer familial». Pourtant, Claire dit n'avoir «aucun regret» : «C'est le destin.»

(1) Les prénoms ont été modifiés

Photo Stéphane Remael

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