La Croix : Constate-t-on un retour de la philanthropie dans l’univers des solidarités ?

Nicolas Duvoux : De plus en plus de grandes associations d’intérêt général ont dans leurs effectifs des professionnels spécialisés sur les « grands donateurs », avec un enjeu important sur la captation et la fidélisation des publics fortunés. L’augmentation du montant des collectes a surtout été le fait des plus aisés ces dernières années.

Cependant, il ne faut pas confondre cause et conséquence. Il y a l’idée que le renforcement de la philanthropie provient spontanément de la société civile, mais ce mouvement a été accompagné et structuré par la création de dispositifs fiscaux favorisant la générosité des catégories sociales aisées ou des grands patrons, via le don « impôt sur la fortune » ou le mécénat.

Comment le philanthrope envisage-t-il son don ?

N. D. : Tout d’abord, il y a chez les riches donateurs une volonté très forte de choisir qui ils aident par rapport à l’impôt qui reste très général. Ils souhaitent s’impliquer personnellement dans une cause qui les touche ou pour laquelle ils se sentent plus utiles.

Il y a aussi une forme de réticence à l’égard de l’anonymat du système de redistribution classique : sans atteindre le niveau de personnalisation que l’on peut rencontrer aux États-Unis, ces riches donateurs entretiennent parfois une certaine soif de reconnaissance vis-à-vis de l’aide apportée.

Il y a donc une hybridation croissante entre les intérêts privés et publics pour la définition de l’intérêt général, alors que l’État en a eu le monopole à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. On retrouve finalement une économie sociale mixte assez proche de celle qui existait au début du XXe siècle, avant l’avènement de l’État social.

De même, je considère qu’on assiste à l’émergence de nouvelles formes de paternalisme. Il y a en effet une implication grandissante des élites économiques locales dans leur ville ou leur région, comme le montre la multiplication des fondations territoriales à l’échelon des métropoles.

Il existe également de plus en plus de fondations d’entreprise. Cela fait-il partie de cette même tendance philanthropique ?

N. D. : Il y a bien entendu des recoupements, mais les objectifs visés ne sont pas nécessairement les mêmes. La question de la responsabilité sociale des entreprises prend, c’est vrai, de l’importance, quel que soit le niveau de sincérité et d’adhésion réelle aux causes défendues.

Un grand patron qui lance une fondation qui porte le nom de sa société espère aussi des retombées positives pour sa marque. C’est aussi un outil de management devenu courant pour motiver les cadres et les mobiliser autour de valeurs partagées. Leur point commun, c’est leur investissement sur des causes d’intérêt général.

Quel bénéfice l’État peut-il tirer de ce changement d’approche ?

N. D. : En temps de restriction budgétaire, il y a l’idée que l’on va faire mieux avec moins, grâce aux investissements privés. Toute la logique des « contrats à impact social » qui viennent d’être lancés avec un appel à projet (lire La Croix du 17 février, NDLR) est de montrer qu’un don peut se traduire par un retour sur investissement.

Cette logique ne s’explique pas uniquement par des raisons financières. Le recours accru à la philanthropie vient aussi à un moment où l’intervention publique est de plus en plus critiquée et son efficacité de moins en moins ressentie. Les aides sociales sans contrepartie peuvent être perçues par une part de la population comme de l’« assistanat », comme l’ont montré les dernières polémiques sur le RSA.

Les partisans de ce modèle espèrent aussi faire profiter la société des dernières innovations dans les angles morts de l’action publique, comme pour la prise en charge des maladies rares, par exemple. Mais assigner un rôle social aux catégories sociales les plus riches, c’est aussi prendre le risque de légitimer les inégalités sociales qui se creusent. »

(1) Auteur de Les Oubliés du rêve américain. Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis (2015, PUF) et de Le Nouvel Âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques (2012, La République des idées/Seuil).