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L'étoffe des femmes

Fashion Week Paris, 2016. Le défilé Runway de Jean Paul Gaultier.
Fashion Week Paris, 2016. Le défilé Runway de Jean Paul Gaultier. © Zabulon Laurent/ABACA
Karine Grunebaum, isabelle Decis et martine cohen

Sans forcer le trait, les créatrices font bouger les lignes : d’instinct, elles répondent aux attentes féminines. Une nuance qui fait la différence avec leurs alter ego masculins. 

Grandes figures féminines de la couture française, passées ou contemporaines, elles partagent un même désir : créer les vêtements qu’elles souhaitent porter elles-mêmes. L’aiguillon de leur vocation naît souvent de la frustration de ne pas trouver ce qu’elles cherchent en rayons. Penser que la mode a une identité féminine semble cousu de fil blanc. Madeleine Chapsal se rappelle qu’à ses débuts son amie Sonia Rykiel « partait d’elle, de son corps, de sa manière de vivre pour concevoir des habits ». Phoebe Philo, la designer de Céline, tout comme Isabel Marant, façonne un style qui répond à ses aspirations et qu’elle réinvente faute de les trouver, en vrai, sur les podiums ou sur les portants. « Pour Madame Carven, les vêtements de l’époque manquent de fraîcheur et ne mettent pas en valeur sa silhouette menue, résume Florence Müller, historienne de la mode. La messe est dite : elle confectionne ses propres collections. Au-delà de l’effet, une créatrice pense d’abord au porté, essayant elle-même pour le ressentir. Son lien au tissu est instinctif. La mode faite par les femmes est vécue. »

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Puisant leur inspiration, la créatrice s'identifie à la femme et le créateur la fantasme 

C’est pour se fabriquer des robes de grossesse à son goût que Chitose Abe tricote, triture la laine en la mixant à d’autres matières et décide de lancer sa marque, Sacai. Ce rapport au corps est rarement aussi intime quand la main d’un homme tient le crayon. Pas seulement parce qu’il n’expérimente pas une robe sur lui-même, mais aussi parce que sa relation au mannequin est différente. « Beaucoup le voient comme une poupée à habiller, estime Jean-Jacques Picart, consultant mode et luxe. Or le créateur a tendance à mettre la femme, princesse ou guerrière, sur un piédestal. Elle s’incarne en figure idéalisée, donc en objet de fantasme : une mère, peut-être, ou une sainte ; l’épouse idéale ou la maîtresse sublimée. Cette femme qu’ils habillent de brocarts, de plumes vaporeuses ou d’imprimés opulents est aussi, parfois, celle qu’un créateur rêve d’être en secret. » A contrario, une créatrice, elle, la considère comme une sœur de corps et d’esprit et puise son inspiration dans un processus d’identification. Moins vouée à des débordements fantasmatiques, elle dépasse la création pure pour endosser un destin socioculturel dédié à la cause des femmes.

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Si le vêtement féminin connaît autant de mues, c’est parce qu’il s’inscrit dans une évolution. Et une révolution. Madeleine Vionnet, la première, abolit le corset et inaugure un geste de couturière, la coupe en biais. Le tissu court et coule sur le corps, autorisant des jeux de jambes impensables avant. Oui, la taille étranglée, la poitrine corsetée fattent la silhouette avec un galbe inégalé, mais au-delà de cette considération esthétique, comment conduire une voiture, courir après un bus et, surtout, travailler ainsi ? Ce pragmatisme soutenu par une bonne dose d’empathie invite les couturières à penser le vêtement en mouvement. Gabrielle Chanel dira : « J’ai fait la mode justement parce que j’ai, la première, vécu la vie du siècle. » Ses modèles en jersey, en tricot sombre, ses pantalons et sa petite robe noire à porter aussi bien le jour que le soir bousculent allègrement les codes bourgeois d’une élégance endimanchée. En convoquant des pièces aussi inattendues pour l’époque qu’une marinière de pêcheur, un sac en bandoulière et un tailleur, Mademoiselle Chanel fait souffler, comme une bourrasque en bord de mer, un air nouveau. L’infuence des créatrices prend son envol.

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Chanel a donné la liberté aux femmes ; Yves Saint Laurent le pouvoir

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Même si un Christian Dior, après elle, contrarie, avec une ingéniosité inouïe, cet élan. « Ses robes du soir offrent de tels déploiements de drapés que le couturier doit réintégrer le corset en renfort. Il rembourre les basques de la veste de son fameux tailleur Bar pour arrondir les hanches et affiner la taille », souligne Florence Müller. Cette exacerbation sublimée de la sophistication plaît, mais les femmes veulent plus. La vie active s’ouvre à elles et change la donne. Les « working girls », « superwomen » des années 1980 dépassent les transparences hippies et autres minijupes d’une Mary Quant décomplexée : elles prennent le pouvoir. En pull Sonia Rykiel rayé, fluide comme jamais, en « wrap dress » Diane von Furstenberg qui subliment les silhouettes au-dessus du 36, mais aussi en smoking Yves Saint Laurent. Le couturier fait figure d’exception parmi les créateurs. « Chanel a donné la liberté aux femmes ; Yves Saint Laurent le pouvoir », dira Pierre Bergé . Les « girls next door » du style s’approprient alors le vestiaire masculin avec une autorité naturelle. Elles balaient d’un revers de manche les tailles étranglées en V du « power dressing ». Elles dénouent, délacent, épurent, coupent l’herbe sous le pied des talons aiguilles en les mettant à plat. Elles expriment une puissance sans écraser le corps ni entraver le mouvement. Qui mieux qu’une femme pour savoir, au centimètre près, quand, de courte et sexy, la jupe devient indécente et importable ?

Il n’y a qu’à se glisser dans un manteau de Phoebe Philo pour se convaincre de l’intuition féminine du porté : malgré des proportions surdimensionnées, son maintien sur les épaules est parfait. La sensation de confort prend le dessus sur l’apparence. Isabel Marant élève ainsi les baskets en it-accessoires aussi courus que les stilettos d’un Jimmy Choo. Ses compensées harmonisent hauteur et cambrure. La plus jolie manière d’être tendance et de rester de plain-pied avec le réel. Et ça marche. Les femmes se reconnaissent dans cette approche. Ses maxi-cardigans en shetland et ses pantalons army, le tout assorti d’une touche de glitter et de fuidité bien pensée font école et un carton. Une séduction moins stéréotypée se dessine, esquissée déjà par une Jil Sander, avant elle, qui privilégie coupe, matière et confort, simplifant avec goût une tenue pour n’en garder que l’essentiel. Un « less is more » jubilatoire pour des jeunes flles soucieuses d’être lookées et bien dans leur peau sans se prendre la tête. Preuve à l’appui : l’engouement pour le blog « Man Repeller » (Le repousseur d’hommes).

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S’habiller pour soi-même et non plus pour les mecs

Leandra Medine y passe au filtre décapant les diktats de la planète mode, avec une devise : s’habiller pour soi-même et non plus pour les mecs ! Le mantra selon lequel il faut souffrir pour être belle est mis au placard. Les créatrices ne sont pas près de l’en sortir. Phoebe Philo les invite plutôt à enfler des sandales fourrées, des manteaux en drap de laine loin du corps et dépourvus de boutonnage. Ses it-bags contiennent l’ubiquité féminine, dossiers du bureau et doudou du petit dernier. Ce que Jean-Jacques Picart définit comme « une évidence de l’usage ». « Miuccia Prada conserve la conviction qu’être intéressante est plus important qu’être belle à regarder », conclut Picart. Plus radicale, Rei Kawakubo, la cérébrale, frôle l’abstraction du corps avec des vêtements noirs aux formes déconstruites, pour ne mettre en valeur que l’esprit. Et quand, pour Sacai, Chitose Abe crée la surprise avec des pièces où le haut en maille contredit un bas en mousseline vaporeuse, elle joue avec la performance artistique mais prend au sérieux le porté. Elsa Schiaparelli, déjà, dans les années 1930, flirte avec une vision surréaliste pleine de fantaisie qui épouse le corps sans le dominer. Ces femmes d’influence proposent un « sister style » infuencé par la vie des femmes. L’allure active, le vêtement suit leur envie de bien-être et de mouvement. Dans son livre « Celle que vous croyez » (éd. Gallimard), Camille Laurens interroge le désir de plaire à tous crins, pointe le risque de se perdre à vouloir se soumettre au regard des hommes. « Difficile de résister à l’injonction de séduire en talons de 12 et en jupe-crayon ! » Les créatrices relèvent le défi et assurent la relève. Un tour de force tissé de finesse et de sensibilité. 

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