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Marseille, la vie sous les balles

Dans les quartiers Nord, les trois morts de la fusillade du 2 avril s’inscrivent dans un quotidien où la violence des armes s’est banalisée, nourrie par la relégation sociale. De nouveaux tirs ont fait deux blessés ce mardi.
par Stéphanie Harounyan, Correspondante à Marseille
publié le 18 avril 2016 à 19h01
(mis à jour le 19 avril 2016 à 16h57)

[Actualisé le mardi 19 avril à 17 heures : une nouvelle fusillade a fait deux blessés, dont un grave dans les quartiers Nord de Marseille]

C'est la seule supérette du coin. Autour de la cité Bassens, dans le XVe arrondissement de Marseille, il n'y a que la voie de chemin de fer, la caserne des pompiers et des bâtiments industriels à perte de vue. Pour trouver des commerces, il faut marcher jusqu'au bus 38, qui mène dans le quartier Saint-Louis, à dix minutes de là. La supérette dépanne bien la centaine de familles qui vivent souvent depuis des décennies dans la cité, classée en zone de sécurité prioritaire (ZSP). Les mères viennent y chercher du lait ou du pain. Les jeunes, eux, s'y réunissent les soirs de match, autour de la télé.

Le 2 avril, vers 22 heures, ils étaient une quinzaine à suivre le clasico de foot Barcelone-Real Madrid. Othmane, 21 ans, était devant l'entrée quand les tireurs ont déboulé. «Dès qu'on a entendu les coups de feu, on est tous descendus, raconte «Nanou», une mère du quartier. J'avais mon neveu de 12 ans dans la supérette. Les enfants ont tout vu, le sang, les cadavres… Après, j'ai porté des draps pour couvrir les morts.» Il y en a eu trois ce soir-là : deux trafiquants de drogue présumés, ceux ciblés par les tireurs. Et Othmane, atteint par une balle «perdue» qui a traversé son cœur. Trois autres habitants ont aussi été blessés.

Zone industrielle

Depuis janvier à Marseille, onze personnes sont mortes dans des règlements de comptes souvent liés au trafic de drogue. Un compteur morbide que les habitants de Bassens avaient presque oublié. Jadis haut lieu du trafic, la petite cité des quartiers Nord faisait moins parler d'elle ces dernières années, avec l'arrestation des têtes de réseau, parties en prison. Si les revendeurs de drogue, plus discrets, restent présents, ce sont plutôt les difficultés sociales qui occupent le quotidien des familles. «On vit dans une zone industrielle où pas un jeune ne travaille dans les usines voisines, dit Nanou. On est abandonnés, mais on ne se sentait pas en insécurité. Les trafiquants ne nous embêtaient pas. Maintenant oui, j'ai peur…»

Cet après-midi, comme tous les jours, elle a ouvert le local de l'association des femmes, posté sur la petite place de la cité. Les mères viennent s'asseoir, apportent des gâteaux et, surtout, vident leur sac. Depuis la tuerie, des volontaires de la cellule médico-psychologique ont été dépêchés par les autorités pour accompagner les habitants traumatisés. Une première pour ce type de tuerie, obtenue après l'insistance de la sénatrice-maire PS du secteur, Samia Ghali. «Ça ne leur était pas venu à l'idée tout seuls, s'emporte Nanou. Quand des bêtes se font tuer dans des abattoirs, ils nous font tout un flan. Mais ici, c'est normal que nos enfants voient du sang, vivent dans la précarité !»

A Bassens comme dans les cités voisines, la colère, c'est pour la forme. Cela fait bien longtemps que les habitants n'attendent plus grand-chose de l'extérieur, qui les range dans le même panier que la poignée de trafiquants occupant leur quartier. Nanou ne supporte plus l'amalgame : «Si on n'est pas des terroristes, on est des vendeurs de drogue. Si on n'est pas des vendeurs, on profite du système ! Il y a des gens intelligents qui vont faire la part des choses, et d'autres vont dire que ces tueries, c'est entre eux, on s'en fout !» S'en foutre, ou plus exactement ne plus y prêter attention. «Dans toutes les têtes, du moment que vous êtes là, vous n'êtes pas une victime, résume, amère, Samia Ghali. Ça ne sert à rien d'écrire pour certaines émissions télé "interdit aux moins de 12 ans". Ici, la violence, les enfants la vivent en direct. Ça tire partout, tout le temps !»

Matrice

Abdallah (1) vit depuis toujours dans un arrondissement voisin de Bassens, cité de la Busserine. Des coups de feu, il n'en a entendu «que trois ou quatre fois» dans sa vie. «Pour moi, ce n'est pas souvent, mais est-ce que trois ou quatre fois, c'est pas souvent ?» s'interroge le jeune homme de 20 ans. Le 15 mars, il a entendu les rafales lorsqu'un homme a été abattu devant sa cité. «C'était le grand frère d'un ami. Il faisait ses trafics, mais il a toujours été gentil.» Abdallah a vu beaucoup de ses camarades de classe tomber dans les réseaux. Quand il les croise aujourd'hui dans sa cité, il prend ses précautions. «On n'a pas peur d'eux parce qu'on les connaît, explique-t-il. Mais je ne vais pas rester à côté une heure parce que je sais ce qui peut arriver. Au début, on n'avait pas peur des règlements de comptes parce qu'ils concernaient ceux qui étaient entrés dans une matrice. Maintenant, on dirait qu'ils n'ont plus de conscience. On a toujours vécu dans cette apologie des armes, de la violence. C'est rentré dans l'esprit des gens. Et à un moment, c'est devenu vrai.»

Et ce n'est pas prêt de s'inverser. «Si des gens entrent dans une supérette et se mettent à tirer, le risque de dégâts collatéraux existe», a concédé le procureur de la République de Marseille après la tuerie de Bassens, assurant de la «détermination» des forces de l'ordre à continuer leur lutte contre les réseaux. Coincés entre ces deux feux par la misère sociale, les habitants des cités ne peuvent compter que sur la solidarité qui les unit. A Bassens comme ailleurs, les centres sociaux et les associations tentent d'organiser le quotidien des résidents, depuis les loisirs des enfants jusqu'à l'aide alimentaire. «Les jeunes aussi sont solidaires entre eux, souligne Abdallah. On a tous les mêmes problèmes. Trouver un travail, un logement… On sait que le trafic peut nous sortir de là. Y a ceux qui le font et ceux qui le font pas…»

Deux logiques opposées, qui cohabitent sur un même territoire où «ceux qui le font», pourtant minoritaires, dictent les règles à «ceux qui ne le font pas». «C'est compliqué, corrige Abdallah. Je comprends que de l'extérieur, on puisse s'imaginer que c'est violent, mais nous, on ne s'en rend pas compte. On est nés comme ça.»

Une manière de dire que sur les zones de trafic, la violence s'apprivoise dès le plus jeune âge. Elle imprègne même le décor jusque dans les détails sans que plus personne n'y prête attention, pas même les autorités. Dans l'école HLM-Perrin, toujours dans les quartiers Nord, il a fallu attendre des mois pour que la municipalité change une vitre de classe percée par un impact de balle. Des douilles, les enseignants de l'école Saint-André-la Castellane en retrouvent parfois dans les poches de leurs élèves. «Ce sont des enfants marqués, relève une enseignante. Quand il se passe quelque chose, il faut prendre le temps de parler, leur expliquer que l'école est un lieu sécurisé, parce qu'ils ont peur…» En février 2015, les élèves et le personnel avaient même dû rester confinés une journée dans l'établissement, après qu'une fusillade avait éclaté en pleine matinée. «On vit des choses que l'on n'a pas à vivre, reconnaît l'enseignante. Rester calfeutrés comme ça parce que dehors, les forces de l'ordre tournent avec des hélicoptères… Au début, quand la police intervenait dans la cité, les enfants étaient très excités. Mais maintenant, ils ont banalisé ça. C'est ce qui les sauve : banaliser, c'est une façon de se protéger.»

Harcèlement

Depuis la fusillade de février 2015 à la Castellane, les forces de l'ordre ont choisi la riposte musclée pour dompter le trafic dans ce quartier. Des cars de CRS occupent quasi quotidiennement l'entrée de la cité, multipliant les contrôles d'identité et de véhicules. Une action vécue comme un harcèlement par les habitants. Fatima (1), une mère de famille, en est à sa cinquième amende pour sa voiture : «C'est bien qu'ils soient là, mais pour faire leur travail et empêcher le trafic, pas pour ramasser de l'argent avec des PV et faire pression sur les gens ! Certains se font contrôler trois ou quatre fois par jour !» Mohamed Zerouki, le pharmacien du secteur, cumule, lui, les amendes pour stationnement gênant devant son officine. «Les gens subissent la double peine. Ils espéraient justice et écoute, la police était attendue en sauveuse. Maintenant, on se demande s'il ne valait pas mieux les trafiquants. En plus, le trafic s'est simplement déplacé ailleurs !» La préfecture de police assure le contraire : depuis le début de l'opération, le chiffre d'affaires des réseaux aurait été divisé par quatre. Pas de quoi apaiser le praticien : «Les gens qui venaient de l'extérieur ne viennent plus parce que les CRS font peur. Depuis qu'ils sont là, j'ai perdu 40 % de mon chiffre d'affaires. J'ai peur de tout perdre !»

La supérette de Bassens, elle, est fermée jusqu'à nouvel ordre, le temps de l'enquête. Sur le rideau de fer, les scotchs rouges préviennent : «Scellé, ne pas ouvrir.» Les gosses de la cité, qui se partagent un ballon juste à côté, n'y jettent même pas un regard, pas plus qu'aux trous laissés par les balles dans un volet voisin. Il n'y a plus de traces de sang par terre. Les jeunes de la cité les ont nettoyées après le départ de la police.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Photos Patrick Gherdoussi

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