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En Ethiopie, la lutte acharnée des fermiers konso pour leur autonomie

Depuis la fin de 2015, l’ethnie konso, qui compte 300 000 personnes, conteste le redécoupage administratif du sud du pays qui la prive de son droit constitutionnel à s’autogérer.

Par  (contributrice Le Monde Afrique, envoyée spéciale en pays Konso, Ethiopie)

Publié le 19 avril 2016 à 10h48, modifié le 20 avril 2016 à 13h42

Temps de Lecture 8 min.

Des paysans du village Debena, en pays konso, dans le sud de l'Ethiopie, se battent pour l'autonomie de leur région.

La photo est mauvaise. Le visage est si pixelisé qu’Azach Arero peine à reconnaître les traits de son fils. « Peu importe, c’est le seul souvenir que j’ai de lui », murmure le vieillard rachitique en caressant le cliché. Au village, deux hommes ont été tués par les forces spéciales de la région. C’était il y a un mois. Depuis, tout le monde vit dans la peur « que ça recommence », explique Azach Arero. « Pourquoi est-ce qu’ils nous tuent ? »

Debena est un village du pays Konso, dans le sud-ouest de l’Ethiopie. Il y a encore un an, seul le ballet des touristes venait perturber la quiétude de ces agriculteurs sédentaires et de leurs paysages aux terrasses de pierres sèches à flanc de montagne, inscrits au patrimoine de l’humanité par l’Unesco.

Mais, depuis six mois, le climat s’est détérioré entre les habitants et les autorités de la région, révélant des fissures du modèle fédéral ethnique éthiopien, qui pourraient menacer la stabilité du pays. « Nous n’avons fait que réclamer plus d’autonomie pour notre peuple, lâche Azach Arero. Nous sommes de simples fermiers. Mais, face à leurs armes, nous ne pouvons rien faire… »

Mauvaise répartition des ressources

Jusqu’en 2011, les Konso, un peuple d’environ 300 000 habitants, avaient le droit de s’autoadministrer, comme le permet la Constitution éthiopienne. Le texte, qui date de 1994, a instauré un système fédéral fondé sur l’ethnicité, censé reconnaître la diversité culturelle et linguistique de plus de quatre-vingts groupes ethniques qui composent le pays. Les Amhara et les Oromo, par exemple, majoritaires dans le pays, ont leur propre région administrative. Mais, dans le sud-ouest du pays, la région dite « des peuples, nationalités et nations du Sud » est une mosaïque qui compte plus d’une quarantaine d’ethnies.

Certaines d’entre elles, et notamment les Konso, bénéficiaient d’un statut administratif dit de « district spécial » compte tenu de leur nombre. Cela leur permettait entre autres d’avoir plus d’autonomie et un budget important. Il y a cinq ans, les autorités ont décidé de réunir cinq districts de cette région en une seule « zone », une subdivision administrative, baptisée « zone Segen ». De là est née la grogne des Konso, qui ont, de fait, perdu leur statut. Aujourd’hui, ils réclament une zone à part entière pour leur communauté.

« On ne nous a jamais demandé notre avis pour faire partie de la zone Segen, s’énerve Orkissa Orano, un habitant du village de Karat, à une dizaine de kilomètres de Debena. Depuis, les ressources ne sont pas distribuées équitablement entre les districts. »

Dans une cour poussiéreuse à l’ombre des genévriers et à l’abri des regards, le quinquagénaire énumère les griefs de sa communauté entre deux gorgées épaisses de bière locale. Moins de budget, moins de professeurs et de professionnels de santé, une seule ambulance, moins de fonctionnaires Konso dans les administrations de la zone Segen « et toujours plus de corruption ».

Orkissa Orano fait partie du groupe d’anciens qui a porté ces revendications devant les autorités fédérales, à Addis-Abeba. Chez les Konso, les plus âgés font figure d’autorité. En octobre 2015, ils ont réussi à recueillir 50 000 signatures sur une pétition en faveur de la création d’une zone administrative pour les Konso. Les habitants ont ensuite organisé une marche silencieuse réunissant plusieurs dizaines de milliers de personnes, les vieillards en première ligne. « Nous sommes pacifiques, ils répondent par la violence », déplore Orkissa Orano.

Répression violente du régime

A Fasha, un autre village konso, la vie a depuis repris son cours. Les femmes vêtues de robes colorées à volants vendent des fruits et légumes abîmés sur la place du marché. Les enfants jouent aux dames avec des capsules de bière. Mais tout le monde retient son souffle lorsque les pick-up des forces spéciales filent à toute vitesse sur la route principale.

Pendant plusieurs mois, l’armée aurait occupé les villages, racontent les habitants. Les militaires auraient pillé les ressources, saccagé des cultures en terrasse et dépouillé les gens de leurs bijoux et téléphones. Les bancs des écoles étaient inoccupés. Les fermiers n’osaient plus aller labourer leurs champs. Les bureaux administratifs fonctionnaient au ralenti. « Les militaires ont lancé des fumigènes dans les écoles, dans les maisons et même dans le centre de santé, où se trouvaient des femmes enceintes. Elles ont fui », explique Kayamo Guna*, un avocat de 28 ans, dans une pièce où la famille stocke les réserves de grain. Dehors, le sac de grenades lacrymogènes vides est là. Il y en a une centaine. Ainsi que des douilles de fusil d’assaut.

« Ils m’ont roué de coups un matin de novembre alors que je discutais avec des amis sur la place centrale, raconte Kayamo Guna en se triturant les mains. Je suis rentré au village il y a une semaine, après cinq mois de cavale. » Des histoires comme la sienne, on en entend dans tous les villages konso. Les habitants gardent encore les stigmates des violences des forces de l’ordre. Comme cet orphelin dont la cheville a été trouée par une balle perdue, ou ce père de famille impotent qui reste allongé depuis que les forces spéciales l’ont passé à tabac. « Les autorités ne font confiance à personne et refusent les voix dissidentes, poursuit l’avocat. Chaque individu est suspecté de vouloir fomenter un coup d’Etat ou d’être un terroriste. Ils veulent nous intimider. » Lors des élections générales de mai 2015, Kayamo Guna et ses amis avaient voté pour la coalition au pouvoir.

Le régime d'Addis-Abeba répond par la violence aux manifestations pacifique de l'ethnie Konso qui réclame le retour à l'autonomie.

Ces violences font écho à celles que subissent les Oromo, le plus important groupe ethnique d’Ethiopie avec près de trente millions d’habitants. Des manifestations ont été violemment réprimées alors qu’ils protestaient contre un plan d’extension de la capitale. Selon l’organisation Ethiopia Human Rights Project, les violences auraient causé la mort de plus de deux cent soixante personnes depuis le mois de novembre 2015.

Déjà deux morts et des dizaines de blessés

« Ces manifestations augurent d’un tournant politique en Ethiopie, analyse Jean-Nicolas Bach, chercheur au laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM), à Sciences Po Bordeaux. Le fédéralisme ethnique devait résoudre les problèmes du passé, rompre avec les gouvernements impériaux et centralistes précédents en résolvant notamment les tensions liées à la “question nationale” nées dans les années 1960-1970. Mais le système fédéral n’a non seulement pas apporté une réponse durable à ces tensions, mais les a parfois attisées. La réaction violente du gouvernement illustre aussi sa peur de ne pas maîtriser la contestation : si tous les insatisfaits du régime s’allient, la situation pourrait dégénérer. »

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Au pays Konso, le bilan s’élève à deux morts et des dizaines de blessés, dont certains grièvement, selon les habitants. Deux cents personnes auraient été incarcérées, de quelques heures à plusieurs mois. Six se trouvent encore dans les geôles éthiopiennes.

Chef traditionnel de l’un des neuf clans du peuple konso, Kalla Gezahegn a été emprisonné pendant dix-sept jours. Ancien ingénieur rentré au pays il y a dix ans pour suivre les traces de son père, qui venait de mourir, il est devenu la voix de la contestation compte tenu de son rang dans la communauté, et son arrestation a exacerbé les tensions.

En prison, les gardiens lui ont ôté ses bracelets en argent et en ivoire, ceux qui protègent des mauvais esprits et que la tradition interdit d’enlever avant le dernier souffle. « C’est difficile de pardonner, mais nous ne souhaitons qu’une chose, la paix, souffle-t-il, la main posée sur l’un des ornements récupérés et rafistolés avec du ruban adhésif. L’agressivité du gouvernement est injustifiée : nous n’avons créé aucun problème. Nous avons simplement usé de notre droit garanti par la Constitution : celui de nous autoadministrer. »

Depuis un mois, la situation s’est apaisée. Les forces spéciales n’occupent plus les villages. Les autorités de la région et des représentants du gouvernement ont fait le déplacement pour tenter de régler les contentieux. Mais ils n’ont pas changé d’avis : Konso ne deviendra pas une zone. « Le changement administratif s’est fait dans l’intérêt de la communauté, qui va tirer profit des projets de développement et d’une meilleure gouvernance, assure Dawit Kussia, chef d’administration de la zone Segen. Le gouvernement prend soin de ne blesser personne. Les gens qui ne sont pas d’accord avec ce projet de zone pour les Konso subissent des pressions injustes. »

« Nous réclamerons cette zone jusqu’au bout, assure de son côté Kalla Gezahegn. Sinon, les choses pourraient s’envenimer et les relations sociales entre les ethnies se détériorer compte tenu des frustrations. » Sur son lit de mort, son père lui avait fait promettre de ne jamais abandonner son peuple. « En tant que chef de clan, je me dois de trouver une solution à la sécheresse, à la pauvreté, aux querelles familiales pour le bien des Konso », poursuit Kalla Gezahegn. Cette fois, la bataille est politique.

*Le prénom a été modifié à la demande de la personne interviewée.

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