Olivier Babeau : "L'État a été détourné au profit de ceux qui font partie du système"

Professeur d'économie à l'université de Bordeaux, Olivier Babeau publie "La Nouvelle Ferme des animaux", 68 ans après George Orwell. Entretien.

Propos recueillis par

Eric Blair, alias George Orwell (1903-1950), auteur de
Eric Blair, alias George Orwell (1903-1950), auteur de "La Ferme des animaux". © AFP

Temps de lecture : 12 min

Soixante-huit ans après George Orwell, Olivier Babeau, professeur d'économie à l'université de Bordeaux, ancien conseiller ministériel, publie La Nouvelle Ferme des animaux (Manitoba/Les Belles Lettres). Une fable grinçante qui alerte sur la dérive de notre système politique. Vers un despotisme démocratique ?

Le Point : Comparer la dictature décrite par George Orwell, dénonçant le communisme stalinien, et la France d'aujourd'hui... Vous n'y allez pas un peu fort ?

Olivier Babeau : Il existe évidemment un fossé immense entre la condition politique d'un Russe vivant en Union soviétique hier et celle d'un Français d'aujourd'hui. Mais le combat mené par Orwell (de son vrai nom Eric Arthur Blair) il y a soixante ans trouve encore une résonance dans notre pays en ce début de XXIe siècle. En écrivant Animal Farm ou 1984, et en se battant toute sa vie à travers maints engagements militants, il souhaitait défendre la liberté de s'exprimer, d'écrire, d'agir, autrement dit ces libertés fondamentales qui ont été la conquête des Lumières et qui nous distinguent de ce que l'on peut appeler, pour simplifier, des dictatures. Or, ce qui me semble devoir être dénoncé, c'est précisément la tendance clairement observable d'un régime tel que le nôtre à dériver lentement mais sûrement vers une dictature qui sera, certes, d'une autre forme et d'une autre nature, mais dans laquelle nous aurons tout autant perdu ces précieuses libertés fondamentales.

Selon vous, si les rouages ont changé, c'est la même mécanique totalitaire qui est à l'œuvre ?

Dans son fameux livre de 1944, La Route de la servitude, Hayek décrivait avec précision ce mécanisme pervers de l'étatisme qui porte la puissance publique à étendre toujours plus son intervention aux dépens des libertés individuelles. Or, c'est bien cela la définition du totalitarisme : un État qui prétend s'occuper de tous les aspects de notre vie ; ce que nous faisons, disons, mais aussi ce que nous pensons. Ce totalitarisme ne sera pas comme ceux que le monde a connus au XXe siècle, celui de la domination des peuples par la force armée. Il s'agira d'un totalitarisme doux, dont la domination s'assure par l'anesthésie que provoque la surprotection. « Pour votre sécurité » et « pour votre bien-être » deviennent les justifications systématiques des ordres dont la forme « sympa » n'empêche pas l'effet oppressif.

Dans tous les régimes autoritaires, c'est au nom du bien qu'est imposée la contrainte. Benjamin Constant avait déjà senti cette tendance de l'État démocratique à prétendre faire notre bien en empiétant toujours plus sur notre libre arbitre : « Que l'autorité se borne à être juste, nous nous chargeons de notre bonheur. » Finalement, à travers les injonctions lénifiantes d'une autorité qui se veut « cool », c'est bien d'une infantilisation du citoyen jugé a priori incapable de faire ses choix et de les assumer qu'il s'agit. Nous sommes, comme les enfants, protégés, y compris contre nous-mêmes. C'est pourquoi l'État nous impose de nombreux choix, comme la retraite, qui est une épargne forcée.

Le problème est que cette protection finit toujours par cacher, paradoxalement, un recul de la place de l'individu, car elle réintroduit subrepticement le primat du collectif sur le particulier. C'est ce que montrait Arthur Koestler dans Le Zéro et l'Infini, autre grande œuvre de dénonciation de l'enfer totalitaire : le « je » délaissé au profit du « nous », l'individu considéré comme quantité négligeable. Nous retrouvons cette logique dans l'idée dominante selon laquelle l'intérêt particulier n'étant pas toujours confondu avec l'intérêt général, le second ne pourrait être atteint qu'en niant le premier. Cette méfiance vis-à-vis de la volonté individuelle, des choix et des intérêts personnels imprègne en France la plupart des choix publics et de nombreux discours politiques, qui sont ainsi en opposition directe avec le principe de subsidiarité défendu par les libéraux en vertu duquel la puissance publique ne devrait se charger que de ce que l'initiative individuelle ne peut assumer. Il existe en fin de compte plusieurs routes de la servitude, mais elles mènent plus ou moins au même point.

Vous avez été conseiller ministériel, notamment sous le gouvernement Fillon, une expérience du pouvoir qui vous a laissé un goût amer…

On dit toujours qu'il ne faut jamais aller voir les cuisines d'un restaurant ; pour la politique, c'est aussi vrai : en voir les coulisses ne donne guère envie d'aller voter. En réalité, la connaissance de la réalité du monde politique m'a surtout convaincu du fait que le clivage droite-gauche est d'ordre cosmétique, j'allais dire dramatique, au sens où il permet d'entretenir un balancement dans la « narration politique » qui crée un suspense largement artificiel. En vérité, nos courants politiques ne se distinguent que par des choix de curseurs : faire varier un taux, remonter ici un seuil, adapter là une régulation, etc. Quel que soit le parti au pouvoir, la conviction indiscutable que l'État est la solution est le seul consensus qui prévale.

L'État n'est pas toujours nuisible - en France, toute remise en cause de la présomption positive concernant la puissance publique est transformée, au mieux, en procès pour anarchisme -, mais nous ne savons pas assez questionner son action. Nos étudiants en économie sont abreuvés de cours autour des limites du marché. C'est bien, mais les limites de l'action publique restent taboues. Elles ne sont pas un sujet. Ce sont ces limites qu'il convient pourtant de penser aujourd'hui, alors que c'est à mon sens précisément les déviances de l'action publique qui sont à l'origine de nombre de nos problèmes.

Clientélisme, démagogie, compromis avec les différents lobbies, surendettement... La France est, selon vous, entrée dans une dramatique spirale d'endettement et de pauvreté à cause du dévoiement de la politique ?

Des travaux économiques très nombreux ont mis en évidence les profonds et graves défauts de la décision publique. Au-delà des travaux en psychosociologie qui ont montré les faiblesses des décisions humaines (rationalité limitée, effets de groupes divers, biais cognitifs) - choses que l'on n'enseigne d'ailleurs pas, à ma connaissance, à l'ENA -, l'école des choix publics, principalement développée aux États-Unis, a établi l'existence de nombreuses déviances publiques : cycles électoraux donc variation des décisions économiques en fonction des échéances électorales, croissance tendancielle des administrations et des dépenses, dévoiement des organisations publiques qui deviennent à elles-mêmes leur propre but, incapacité de la sphère publique à évaluer réellement son efficacité et à reculer lorsqu'elle est inutile ou nuisible, influence des lobbies qui génèrent des régulations à leur avantage, etc. Toutes ces déviances sont observables au quotidien en France : notre décentralisation, par exemple, n'a conduit qu'à une multiplication des emplois publics, et toutes les velléités de réduire un millefeuille administratif n'ont fait que l'épaissir. Il existe un lien entre les maux politiques dont nous souffrons et le marais économique dans lequel la France est engluée, alors que ses voisins connaissent les évolutions que l'on sait. Le harcèlement fiscal et surtout le labyrinthe des normes, en particulier en droit du travail, sont les deux boulets de notre économie.

Dans le même temps, la communication politique semble avoir pris l'ascendant sur l'action...

Le problème politique est fondamentalement un problème de management. L'homme politique, comme tout responsable, doit être régulièrement évalué. Mais si, pour un manager d'entreprise, le « signal de productivité » est clair (chiffre d'affaires par exemple), il est particulièrement flou pour un élu : d'une part, il existe un décalage important entre la qualité d'une action publique et ses effets, d'autre part, les élections n'ont lieu qu'à intervalles de plusieurs années, ce qui crée une forte ambiguïté sur la décision à sanctionner. En réalité, le signal de productivité d'un élu est donc essentiellement ce qu'il dit de son action, d'où le primat de la communication. Son effet pervers est la « BFMisation » de la vie politique, dans laquelle l'agenda politique est essentiellement subordonné à l'émotion provoquée par le fait divers du moment.

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Commentaires (18)

  • guy bernard

    Je ne peux que souscrire a cette analyse, mais qui ne reste que très partielle et ne pose pas la problématique réelle qui lui sert de prétexte.
    il faut donc traiter le pourquoi (pourquoi cette situation) et y trouver une justification morale.
    si je démontre que le pourquoi a un intérêt mafieux et que la justification n'existe pas, toute la construction s'effondre.
    1. L'etat construit une bulle a son profit dans le but d'imposer son pouvoir.
    2. Les profits qui servent de justifications émanent de vrais dirigeants (et non pas des velléitaires gérant des budgets), les années fric ont été à la base de toutes nos innovations (informatique, smartphone, internet, etc. ) alors que nos "décideurs" sont improductifs et parasitaires, même si ils "gèrent" des budgets importants.

    maintenant, notre vrai probleme sous forme de parabole et qui est un quiproquo qui traduit soit une incompétence, soit une exploitation frauduleuse :
    le banquier Fugger est considéré avant tout comme un mécène : il a favorisé l'art et construit des Eglises : on en déduit qu'il gagnait beaucoup d'argent et qu'avec ce supplément d'argent, il se livrait au mécénat.
    la réalité est tragiquement différente : c'est quand il était dans une passe difficile qu'il devenait mécène, achetant des tableaux et construisant des Eglises pour étaler sa superbe et restaurer la confiance.
    son mécénat reflète donc les crises qu'il a vécues et que ne vivent pas nos dirigeants et nos énarques, faute de contrôles approfondis et d’évaluations sérieuses.
    les manœuvres de Fugger (XVe s) ont tenu jusqu'à présent, nous sortons à peine de son modele et c'est ce que nous soignons ; ce ne sera pas le cas de nos énarques, toujours vivants.

  • berdepas

    Lucide, courageux, parfaitement intelligible car écrit dans une langue parfaite...
    Encore heureux que le "politiquement correct" n'ait pas exercé sa "modération" sur cette œuvre ! Mais nous approchons du moment où la "Nouvelle Ferme des animaux"sera bien plus qu'une œuvre littéraire...

  • sica

    Hélas, depuis longtemps, l'État a doté tous les citoyens (ou se croyant encore citoyens) de lunettes opaques.
    Nos concitoyens soigneusement pilotés par nos structures politico-administratives, gavés au compassionnel et dopés à l'idéologie, ont abdiqué leur liberté en déposant la charge qu'elle impose au pied de l'État (auto-déclaré omnipotent et miséricordieux).
    (Relire, encore et toujours "Le chien et le loup" de LaFontaine)