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Libération
Reportage

En Libye, le calvaire des réfugiés avant la traversée

Naufrages, coups et menaces… Rien ne décourage les candidats à l’Europe qui attendent sur les côtes libyennes.
par Mathieu Galtier, Envoyé spécial à Tripoli
publié le 20 avril 2016 à 21h01

Diallo Alpha est un dommage collatéral. Il se rêvait en Europe, il est en centre de détention. Le 2 avril, ce Guinéen et 114 autres migrants sont récupérés par Mohamed, un intermédiaire, qui leur promet de les embarquer pour l'Italie. La scène se déroule en fin d'après-midi sous le pont de Gragsha, haut lieu de rassemblement des clandestins africains à l'ouest de Tripoli, la capitale libyenne. Ils y passent leur journée à attendre qu'un véhicule s'arrête pour vendre leur force de travail comme journaliers. Ce jour-là, Diallo Alpha a cru à la fin de son calvaire libyen, entamé sept mois plus tôt. «Je suis arrivé par le Niger. On était quarante dans un Land Rover pour traverser la frontière. Quelqu'un est tombé, le chauffeur a continué. On était au milieu du désert, l'homme est probablement mort», raconte le père de trois enfants.

Il s'est arrêté deux mois à Gatrun, première ville d'importance libyenne après la frontière, puis à nouveau deux mois à Sebha, capitale du Fezzan, la région méridionale du pays. Ces arrêts forcés ont pour but de payer le voyage suivant (lire Libération du 22 avril 2015). A Tripoli, Diallo Alpha se postait chaque jour sous le pont de Gragsha pour attendre une hypothétique voiture tout en tentant d'échapper aux vols et aux agressions racistes. «Chacun a des histoires à raconter là-dessus», explique, blasé, Oussama Bale, un Sénégalais installé sous ce même pont avec d'autres camarades d'infortune, quatre jours après le départ de Diallo Alpha. «J'ai été frappé avec des barres de fer par les policiers», poursuit le Sénégalais. A ses côtés, Kassim Koné, un Ivoirien, décrit comment il a été obligé de donner ses économies à une bande de Libyens qui le menaçaient : «Pas un seul Libyen n'est venu m'aider. Ils nous traitent pire que des animaux.»

A 25 ans, le Guinéen Alcène Demoué donne sa vision de la géopolitique : «On nous dit que l'Europe n'a plus d'argent. D'accord, mais toujours plus qu'en Afrique. On nous dit que l'Europe ne veut pas de migrants. D'accord, mais on ne s'y fera jamais traiter comme ici.» Diallo Alpha pensait en finir avec ce cauchemar : il avait récolté assez d'argent pour payer sa place dans un Zodiac, et la saison des départs venait de redémarrer. La venue de Mohamed, l'intermédiaire, qui promet la traversée depuis la plage de Garabulli, à 60 km à l'est de Tripoli, était donc logique, attendue.

Appât

Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, estime à 800 000 le nombre de migrants en Libye. Le chiffre est probablement exagéré, mais les faits sont là. Actuellement, les morgues sont pleines de corps de clandestins et des cadavres sont charriés sur les plages de Garabulli à cause des récents naufrages. Pas de quoi décourager Diallo Alpha et les autres. Ils suivent l’intermédiaire. Ce dernier les fait escalader un mur en leur expliquant qu’il s’agit du hangar où ils vont attendre le départ.

Mohamed sourit quand il montre la vidéo où on voit les migrants franchir l’enceinte de la brigade anti-immigration. Mohamed n’est en réalité pas un intermédiaire, mais un membre de la brigade. Sa spécialité : traquer les passeurs. La mission du 2 avril n’avait pas pour but d’arrêter des migrants, mais d’appâter Othman. Ce passeur gambien de 24 ans est le dernier maillon d’un réseau d’une dizaine d’intermédiaires. Othman fournit bateau, moteur et GPS. Une prestation à 1 000 euros. Un chiffre qui peut monter à 1 500 euros pour les Erythréens, Ethiopiens et Somaliens, trois nationalités à part parmi les migrants car elles suivent des réseaux beaucoup plus organisés. Ces candidats ne fuient pas seulement la misère, ils fuient la dictature. Les mafieux savent qu’en Europe, ils ont des chances d’obtenir un statut de réfugié politique et les font donc payer plus cher. Mohamed n’a toujours pas digéré son opération ratée contre Akmès et AzGuido, deux célèbres passeurs érythréens basés à Tripoli avant de se réfugier à Sabratha. Il doit se contenter de plus petits poissons comme Othman.

«Je suis arrivé légalement en Libye en juillet 2015 pour enseigner le Coran dans une mosquée, raconte le passeur gambien dans le bureau de Mohamed. Un jour, un passeur m'a demandé de le remplacer. Je faisais parfois l'imam en dirigeant la prière. J'avais donc une bonne réputation et tout le monde me connaissait, c'est bon pour le business.» A-t-il conscience d'avoir commis un acte «haram» (interdit dans la religion musulmane) ? «Oui, j'ai fait une erreur, mais aucun homme n'est mort sur les deux départs que j'avais organisés», se défend-il.

Diallo Alpha a rapidement compris qu’il n’avait été qu’un appât. Certains de ses compagnons se demandent encore comment ils se sont retrouvés du jour au lendemain entourés d’hommes en uniforme puis de journalistes. Pour eux, accepter la réalité, c’est accepter l’échec : un passage de plusieurs mois dans un centre de détention aux conditions exécrables et l’impossibilité d’aider leurs familles.

Honte

Car en plus d'économiser pour leur périple, les migrants envoient une partie de leurs ressources au pays. En Libye, où les agences de transfert d'argent sont fermées depuis des mois, l'opération, appelée hawala, se déroule dans des échoppes de la vieille ville de Tripoli. «Pour envoyer 10 000 francs CFA [15 euros environ], ils me donnent 58 dinars [38 euros, soit 2,5 fois le taux officiel]. J'appelle mon contact dans le pays concerné qui va donner l'équivalent à la famille», décrit un commerçant d'épices nigérien qui prend une commission de 17 %. La prison, l'incapacité de subvenir aux besoins de leur famille, mais surtout la honte du retour au pays sans avoir réussi en Europe. C'est pour cette dernière raison que Diallo Alpha fouille la poche intérieure de son jean élimé. Il en sort un papier rempli de numéros de téléphone soigneusement emballé dans un morceau de plastique étanche en vue de la traversée qui n'aura pas lieu. «Appelez ma femme. Prévenez-la que je suis arrêté. Mais surtout, dites-lui de ne rien dire à ma maman. Elle s'est trop sacrifiée pour me permettre ce voyage.» L'infortune a fait de Diallo Alpha un dommage collatéral de l'opération de Mohamed, un dommage collatéral de l'instabilité libyenne et un dommage collatéral de la politique migratoire européenne.

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