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Quand le joueur de foot est «un produit»

Découvrez un nouveau volet de l'enquête sur la face cachée du foot, et une nouvelle carte en exclusivité.
par LIBERATION
publié le 21 avril 2016 à 14h58

Chaque semaine, Libération se joint aux auteurs de Hors-Jeu, le webdocu ludique et interactif, pour vous faire découvrir la face cachée du foot. Aujourd'hui : propriété des joueurs, transferts et big business.

Le joueur de foot, combien de patrons ? En règle générale, c'est simple : le joueur a un contrat avec le club dans lequel il joue. Mais il existe (ou a existé) des systèmes autrement plus complexes.

Le TPO, third-party ownership

Cette pratique, très répandue dans les pays sud-américains, s’est exportée en Espagne et au Portugal il y a une dizaine d’années, en même temps que les joueurs – que l’on considère ici comme de simples actifs financier. L’exemple d’Eliaquim Mangala, international tricolore, a notamment eu un son retentissement en France lors de son transfert en aout 2014 de Porto vers Manchester City pour 53,8 millions d’euros, record pour un défenseur. Mais les dirigeants portugais n’avaient pas empoché l’ensemble de la mise : le joueur «appartenait» à trois parties différentes. Aux Dragons, certes, pour 56,67%. Mais à deux fonds d’investissement également : Doyen Sports (33,33%) et Robi Plus (10%). L’homme est réduit à de simples pourcentages, et derrière, des mallettes de billets. Lors de son transfert, le club empoche donc environ 30 millions, Doyen Sports 18, et Robi Plus 6. Ce montage financier avait commencé lors du transfert de Mangala du Standard de Liège vers le club portugais en 2011. Porto avait fait appel à ces sociétés pour minimiser sa prise en charge dans la transaction. Pour les fonds d’investissement, il s’agit d’une sorte de placement, un produit financier, le but étant par la suite de le valoriser. Et ça marche, si tant est que ce soit éthique : Doyen Sports a réalisé une plus-value de 7 fois sa mise de départ (2,65 millions d’euros).

Si la Fifa a interdit la propriété de joueurs par des tiers en septembre 2014, ça n'empêche pas les clubs français de faire appel à ces sociétés, comme l'affirmait Nelio Lucas, patron de Doyen Sports, que Libération avait rencontré en octobre. 

La copropriété

Il n’y a pas si longtemps, en juin 2014, les instances italiennes ont sonné le glas de cette pratique qui avait fait la particularité du marché des transferts transalpin pendant des décennies. Cette méthode, pas bien complexe, permettait des plus-values insensées. Prenons un exemple : en 2009, l’Udinese décèle du potentiel chez le Colombien Juan Cuadrado, joueur alors inconnu de l’Independiente Medellin et décide de l’acheter (le montant du transfert n’a pas filtré mais, selon Transfermarkt, sa valeur d’alors ne dépassait pas 800 000 euros). En deux ans, il apparaît seulement à vingt reprises sous les couleurs de l’Udinese. Le club frioulan le prête une saison à Lecce puis à la Fiorentina – prêt payant d’1 million d’euros avec option d’achat en copropriété à 5 millions – où l’ailier prend une nouvelle dimension. Les dirigeants florentins décident alors de lever l’option. Cuadrado est donc évalué à 10 millions d’euros et l’Udinese et la Fiorentina «possèdent» chacun une jambe du joueur. Le joueur continue son ascension fulgurante à la Fiorentina et explose vraiment lors de la saison suivante. Pour pouvoir disposer pleinement de Cuadrado (et envisager un transfert très lucratif par la suite) les Florentins rachètent la part de l’Udinese pour 12 millions en juin 2014.

Les dirigeants de l’Udinese, en cinq ans, ont obtenu en tout 18 millions pour un joueur qui a joué 20 fois avec eux. On achète un joueur peu cher, on le laisse s’aguerrir ailleurs sans payer son salaire et on espère qu’il explose.

Le transfert d’un joueur, prêté dans la foulée à son club d’origine

A l’été 2015, Troyes est en mauvaise posture financière, la DNCG (le gendarme du foot français) réclame 5 millions d’euros au club pour valider son accession en Ligue 1. Les Troyens sont un peu à court de moyens. Vendre des joueurs, oui, mais il faudrait que leur effectif, soit au niveau de la Ligue 1. La délivrance vient de Monaco : le club de la Principauté achète 2 millions le jeune Corentin Jean, très prometteur, et le prête dans la foulée à Troyes. L’argent transite sans aucune contrepartie physique. Faire valser du fric sans faire bouger le joueur, il y a bien que le foot pour trouver cette combine. Sans parler du fait que Monaco a introduit une clause dans le deal : Corentin Jean ne peut pas jouer contre eux. L’attaquant ne sera donc pas aligné par Troyes quand les deux clubs se rencontreront en championnat. Fin de l'histoire : à l'issue de cette saison, Troyes va descendre en Ligue 2. Et Corentin Jean va bien prendre son train pour le Rocher, un an après son achat, pour enfiler latunique monégasque.

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Philippe Piat : «Dans le foot, le système des transferts est devenu un monstre»

Dans le cadre de l'enquête pour Hors-Jeu, David Dufresne et Patrick Oberli ont interviewé Philippe Piat, le président de la Fédération internationale des footballeurs professionnels (Fifpro). L'organisation, qui a son siège aux Pays-Bas, défend les intérêts de 65 000 joueurs dans 60 pays. Une mission difficile selon le Français. En cause : le conflit d'intérêt de la Fifa qui édicte les règlements, les applique et sanctionne. «Il y a un mélange des genres auquel nous voudrions mettre fin dès que possible.»

Quel est l’intérêt pour un joueur d’être syndiqué ?

Au moindre problème – reconversion, contrats, règlement, sanctions –, on s’aperçoit que les règles de droit ne sont pas respectées. Le foot, c’est un no man’s land juridique.

Par exemple ?

On peut parler de la propriété-tierce. Avec cette TPO, une société ou une banque peut être propriétaire de la jambe gauche ou droite d’un joueur. Quand ce joueur va être transféré, cette organisation, ce fonds de pension ou cette banque va toucher un pourcentage du transfert. Cela signifie que l’intérêt des clubs, ayant reçu un prêt de ces organismes et qui doivent le rembourser, c’est d’obliger le joueur à accepter un transfert.

Que se passe-t-il si le joueur refuse ?

Si le joueur refuse et qu’il veut respecter son contrat, il s’expose à des représailles. On ne le fait plus jouer, on l’envoie s’entraîner avec la troisième réserve… C’est quelque chose d’anormal. La TPO est aussi porteuse de germes de combines. Quand un fonds de pension, par exemple, est propriétaire de trois joueurs dans plusieurs équipes, on peut imaginer que quand deux clubs concernés se rencontrent, l’intérêt du fonds puisse être qu’une équipe gagne plutôt que l’autre. Avec un risque de manipulation.

Peut-on qualifier ce système d’esclavagisme moderne ?

Bien sûr, cela fait bizarre de tirer un parallèle entre certains joueurs qui gagnent beaucoup d’argent et l’esclavage. Mais sur la forme, il existe. Un joueur n’est pas un salarié comme un autre. Un joueur est capable d’accepter et d’avaler beaucoup de couleuvres pour pouvoir jouer.

Pensez-vous que l’interdiction de la TPO par la FIFA en 2015 a changé les pratiques ?

Il est un peu prématuré de tirer un bilan. Mais j’ai la ferme conviction que cela va continuer, sous d’autres formes, plus cachées. Quand ce n’était pas interdit, on le faisait au grand jour. Maintenant que c’est interdit, on va trouver des astuces pour contourner l’interdiction. Le football est coutumier du fait. Quand il y a une nouvelle règle, la première réaction, c’est de chercher comment la contourner.

Parlons du système des transferts. Est-ce un marché libre ?

Non, il est anticoncurrentiel. On voit bien que ce sont toujours les mêmes clubs qui ont les meilleurs joueurs et que ce sont toujours les mêmes clubs qui obtiennent des résultats. Raison pour laque la FIFPRO a déposé plainte à la Commission européenne en septembre 2015. Dans le foot, le système des transferts est devenu un monstre.

Un monstre ?

Prenez un joueur qui avait signé un contrat de cinq ans et à qui il reste un an et demi d’engagement. S’il arrive à la fin de son contrat, il n’y a plus d’indemnités pour son club. Donc, le but du club est que le joueur ne soit jamais en fin de contrat pour pouvoir espérer le vendre. On va donc voir le joueur et on lui dit : «Tu gagnais 20 000 euros par mois, on va te donner 25 000 et tu rajoutes deux ans.» Le joueur répond : «Non, je ne suis pas intéressé.» Le club fait monter les enchères : «Allez, on te donne 30 000.» Le joueur : «Je ne suis pas intéressé.» Le club : «40 000 ?» Le joueur : «40 000 ? OK, j’accepte.» Et il prolonge de deux ans. Ça signifie que son salaire a été augmenté non pas parce qu’il est bon mais pour allonger sa durée de contrat, afin de mieux pouvoir le vendre.

Avez-vous un exemple concret ?

Patrick Vieira. Il jouait en Angleterre et il lui restait deux ans de contrat au mois de juin. On lui a proposé une prolongation de trois ans, avec une augmentation de salaire. Il a signé le 15 juin. Du coup, il lui restait cinq ans de contrat. Mais le 5 juillet, on l’a vendu en Italie. C’est la démonstration qu’on ne l’a pas fait signer un contrat pour le faire travailler, mais pour pouvoir le vendre le plus cher possible en Italie. Le joueur est un produit, ce n’est plus un employé. On veut lutter contre cela. Réformer le système des transferts ne signifie pas abolir les transferts, mais les conditions doivent changer totalement.

Cela vaut pour qui ? Les stars ?

Non, pas seulement. Chaque fois qu’on met le nez ou le doigt dans un transfert, on s’aperçoit qu’il y a quelque chose d’irrégulier. Le système mondial est irrégulier. Il est basé sur des choses anormales. Et ceux qui veulent exister sont obligés de se plier au système.

C’est-à-dire?

Un grand nombre de transferts donnent lieu soit à des rétro-commissions aux agents, soit à des sur-commissions, soit à des manipulations de prêts de joueurs, soit – certains le disent – à du blanchiment, et peu importe la division. Cela vient du fait que, dans le football, il n’y a pas de valeur étalon. Si vous vendez votre voiture 10 millions, on est capable de dire : «C’est impossible, elle ne le vaut pas.» Un joueur, on ne peut pas dire s’il vaut trois, quatre ou cinq millions. A partir de là, on peut imaginer tous les montages. D’ailleurs, chaque fois qu’il y a des enquêtes judiciaires, on s’aperçoit que les pratiques sont toujours contestables.

La Fifpro lutte aussi contre les manipulations de matchs. Des joueurs vous avertissent-ils de tentatives de trucage ?

Non. Il y a quelques années, on s’était mis d’accord avec l’UEFA pour avoir un numéro spécial pour que les joueurs «approchés» par les mafias puissent communiquer d’une manière anonyme avec nous. Finalement – et je ne sais pas pourquoi –, ce numéro n’a pas été mis en place. Donc pour l’instant, rien ne se passe. De temps en temps, des joueurs me font quand même des confidences, comme ça, mais il n’y a pas de suivi particulier.

Cette interview est à retrouver avec la carte 32 dans Hors Jeu.

La carte #1

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