ELLE. Vous remettez le pouvoir de l’imagination au centre de la vie avec ce livre…
Patti Smith. À l’école, je n’étais pas très brillante. J’étais mauvaise en langues, en sciences ou en maths. Mais j’ai toujours eu de l’imagination. Enfant, je parlais à mes jouets, aux arbres ou à ma brosse à dents. Ma mère nous y encourageait. Pour nous obliger à ranger, elle nous faisait croire que la police secrète allait débarquer d’une minute à l’autre et qu’elle allait nous arrêter si tout n’était pas impeccable. On savait bien que c’était un jeu mais on adorait ça.
ELLE. Vous pensez vraiment que les morts viennent nous visiter ?
Patti Smith. Oui. Il y a eu beaucoup de morts très jeunes autour de moi, comme Robert [Mapplethorpe] qui avait 42 ans quand il est décédé, mon frère qui en avait 42 aussi, ou mon mari, Fred, qui était âgé de 45 ans. Et je crois qu’ils viennent tous me visiter d’une manière ou d’une autre. Robert, j’ai l’impression de le voir physiquement. Allen Ginsberg, également. Mon mari, c’est plus abstrait. De toute façon, je le vois tout le temps à travers mes enfants, qui lui ressemblent. Pasolini disait que ce n’est pas tant que les morts ne parlent pas, c’est que nous avons oublié la manière de les écouter. Et la plupart du temps, oui, cela consiste à écouter. Un peu comme prier.
ELLE. On ne vous a jamais dit que vous étiez bizarre ou dingue quand vous étiez plus jeune ?
Patti Smith. Si, bien sûr [rires]. Toute ma vie, on m’a traitée de folle, parce que j’étais différente. Je suis née en 1946, dans un milieu très rural et très classes moyennes. Il n’y avait pas de cafés, pas de galeries d’art, pas de musées dans la ville où j’habitais. La seule culture à laquelle on avait accès était le rock’n’roll. Les filles des années 60 avaient toutes des choucroutes sur la tête avec des tonnes de laque et espéraient au mieux se marier, devenir coiffeuse ou dactylo. Évidemment, on se moquait de moi avec ma grande taille, ma maigreur et mes longues tresses sales. C’était parfois difficile, mais je ne me laissais pas faire. J’étais l’aînée de trois enfants, et puis j’avais assez lu de livres sur l’art pour être persuadée que devenir poète ou artiste consistait à souffrir. Donc, je m’attendais à être pauvre, incomprise, et à ne pas entrer dans les cases. Alors, même si je n’étais pas assez intelligente et ni assez fortunée pour faire des études, je savais que j’avais un pouvoir magique : je deviendrais artiste. Donc, je m’en fichais. Lorsque je suis arrivée à New York, c’est comme si j’avais atterri dans un conte de fées. Il y avait plein d’artistes partout, et tout le monde s’habillait plus ou moins comme moi.
ELLE. En parlant de la mort de votre époux ou de votre frère, vous écrivez que certaines blessures ne se referment jamais. c’est impossible de faire son deuil ?
Patti Smith. Les blessures émotionnelles ne se referment jamais vraiment. On apprend juste à vivre avec. Parfois, je pense à mon mari, et ça va. D’autres fois, même s’il est mort il y a vingt ans, j’ai l’impression que c’était il y a une semaine. Et j’ai terriblement envie qu’il revienne. Je passe par des montagnes russes d’émotions. Mais c’est la beauté de la vie : ressentir autant de douleur, et en même temps tant de joie.
ELLE. Vous pensez qu’on a un seul amour dans sa vie ?
Patti Smith. Pas nécessairement. Je connais des gens dont le premier amour est mort et qui ne s’en sont jamais remis. D’autres qui sont à nouveau tombés amoureux. Tout cela est très subjectif. Moi, ça ne m’est pas arrivé. J’ai dû élever deux jeunes enfants sans leur père, ce qui n’était pas facile. Pendant dix ans, je me suis sentie très seule. Mais en vieillissant, la solitude devient plus supportable. Nos besoins physiques changent. Et puis, j’ai mes enfants, mon travail, du succès – je ne veux pas dire simplement public, mais aussi à mes propres yeux –, beaucoup d’amis hommes que j’adore. Avec eux, je peux éprouver un léger sentiment de romantisme. Et je ne m’ennuie jamais. Un poème, une nouvelle paire de bottes ou un nouveau personnage d’enquêteur dans une série suffisent à mon bonheur.
ELLE. Vous attendiez-vous au succès de « Just Kids » ?
Patti Smith. J’en suis très fière, même si je ne m’y attendais pas du tout. Ma principale préoccupation était qu’il plaise à Robert, même si je savais bien qu’il ne le lirait jamais. Et c’est incroyable, car comme il s’est presque vendu à un million d’exemplaires et qu’il a été traduit en quarante-trois langues, de nombreuses personnes, dans la rue, m’en parlent, à travers le monde. Pour les gens de mon âge, ce sont des souvenirs. Pour les jeunes, c’est une source d’inspiration et de réconfort.
ELLE. Dans celui-ci, vous détaillez vos objets, vos vêtements, vos repas… et on est fascinés.
Patti Smith. J’avais lu un récit de Baudelaire sur un voyage à Bruxelles où il évoque ce qu’il mange, ce qu’il boit. J’adore cette sensibilité, propre à la littérature française du XIXe siècle. Et puis ce sont des clés pour inviter le lecteur dans mon monde. Comme Alice, vous devez d’abord tomber dans le trou avant de pouvoir me suivre…
« M Train » (éd. Gallimard)

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Cet article a été publié dans le magazine ELLE du vendredi 22 avril 2016.
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