SOCIETE Au nom de son frère, lanceur d’alerte de LuxLeaks

Dans quelques jours, Antoine Deltour devra répondre devant la justice luxembourgeoise de “vol domestique, violation du secret professionnel, violation de secrets d’affaires”. Il est poursuivi depuis la diffusion d’un reportage de “Cash investigation” dédié à l’évasion fiscale des entreprises.
Ève MOULINIER - 17 avr. 2016 à 06:05 | mis à jour le 17 avr. 2016 à 08:55 - Temps de lecture :
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« On n’en revenait pas qu’il ait pris un tel risque, lui tout seul, face au monde de la finance. Mais on l’a tout de suite soutenu, son geste correspondait aux valeurs qu’on porte tous dans la famille, même si on n’est pas des révolutionnaires ».
« On n’en revenait pas qu’il ait pris un tel risque, lui tout seul, face au monde de la finance. Mais on l’a tout de suite soutenu, son geste correspondait aux valeurs qu’on porte tous dans la famille, même si on n’est pas des révolutionnaires ».

C’était en juin 2014. Lors d’un repas de famille que les Deltour ne sont pas près d’oublier… Antoine, le benjamin venu d’Épinal passer quelques jours en Isère, réunit les adultes pour leur dire quelque chose. Quelque chose de grave. Il raconte qu’il a été entendu par la police luxembourgeoise, qu’il a été placé en garde à vue par un juge, suite à la diffusion d’un reportage de l’émission “Cash investigation” sur l’optimisation fiscale des multinationales au Luxembourg. Le documentaire s’appuyait sur des documents confidentiels, copiés illicitement depuis l’ordinateur d’un cabinet d’audit, et mettant en avant des accords secrets entre le fisc du Grand Duché et les plus grandes boîtes du monde. « Très vite, il nous a dit qu’il avait pris ces documents chez son ancien employeur, qu’il était tombé dessus et que cela l’avait tellement choqué qu’il avait décidé de les garder, avant d’accepter de les remettre à un journaliste, sans aucune contrepartie », dit sa sœur Amélie, une informaticienne grenobloise, mère de quatre enfants. « Il avait dit la même chose aux enquêteurs. Dès le début, il a assumé ce qu’il avait fait, car il avait agi pour l’intérêt général, et qu’il n’avait pas de raison de s’en cacher ».

La famille Deltour a t-elle été choquée, étonnée de ce geste ? « Oh, on n’en revenait pas qu’il ait pris un tel risque, lui tout seul, face au monde de la finance. Mais on l’a tout de suite soutenu, son geste correspondait totalement aux valeurs qu’on porte tous dans la famille, même si on n’est pas des révolutionnaires ni même des militants politiques. On a toujours cru en la justice et en la vérité ».

« Dans les écoles, on n’apprend pas aux étudiants l’envers du monde de la finance »

Amélie nous dépeint alors un petit frère qui a toujours aimé débattre et afficher des convictions fortes, qui a toujours été cohérent dans ses actions. Même si, au sortir de sa grande école de commerce de Bordeaux, il s’était laissé tenter, « il le dit lui-même maintenant », par « le bling-bling d’un emploi hyper bien payé dans un cabinet d’audit à Luxembourg »… En fait, il a suivi « le chemin classique » de l’étudiant brillant en économie, avant de comprendre, une fois en poste, « tout ce qui n’allait pas ». « Car dans les écoles, on n’apprend pas aux étudiants l’envers du monde de la finance. Et cet envers, il n’a pas tardé à le découvrir, et au final, il a démissionné, car il était trop mal à l’aise ». Et il a donc claqué la porte de son cabinet d’audit, non sans avoir, auparavant, copié ces documents explosifs…

C’est ainsi que l’affaire LuxLeaks a commencé, après avoir fait l’objet de multiples reportages dans le monde entier, à prendre de l’ampleur. Les noms des plus grandes et les plus riches multinationales ont été cités, de même que Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne, ciblé directement en tant qu’ancien Premier ministre de Grand Duché de Luxembourg.

« Oui, il a copié des documents qui ne lui appartenaient pas, mais… »

D’autres révélations, venues d’autres sources, ont ensuite appuyé le débat. Qui a rebondi jusqu’au Parlement européen, où des députés ont tenté de faire passer plusieurs propositions en matière fiscale, les révélations des LuxLeaks étant alors mises en avant comme le symbole des pratiques à réformer. Antoine Deltour s’est même vu attribuer le Prix du citoyen européen 2015, sans que cela empêche sa mise en examen pour “vol domestique, violation du secret professionnel, violation de secrets d’affaires”.

Aujourd’hui, il risque entre 5 et 10 ans de prison, et une amende très lourde. « Tout ça parce qu’il a osé révéler des dysfonctionnements, tout ça parce qu’il a agi pour davantage de justice fiscale », explique Amélie qui gère, avec d’autres, son énorme et prestigieux comité de soutien et la pétition qui a recueilli plus de 70 000 signatures. « Oui, il a copié des documents qui ne lui appartenaient pas. Mais parfois, l’intérêt général doit primer sur l’intérêt de quelques particuliers, non ? », dit cette grande sœur déterminée, qui ne comprendrait pas que son petit frère soit condamné. Et qui ne comprend pas trop, non plus, le silence des autorités françaises. Elle évoque cette lettre envoyée à François Hollande, restée sans réponse. Elle raconte aussi ces réponses toutes faites de certains politiques français qui lui reviennent en boomerang : « On nous dit que le Luxembourg a sa propre justice, qu’on ne peut rien faire ». Comme si aucun État n’avait jamais exercé quelques pressions sur un autre État pour l’un de ses ressortissants… Elle rêve alors d’élus « courageux » qui non seulement aideraient son frère, mais surtout « iraient jusqu’au bout de la démarche législative » pour plus de transparence fiscale. « Notre grande crainte au comité, c’est que le geste d’Antoine, que les gestes des autres lanceurs d’alerte ne servent à rien, que les choses ne bougent jamais »…

Le 26 avril, en tout cas, tous les soutiens d’Antoine Deltour seront à Luxembourg. Et ça pourrait, ça devrait faire un peu de bruit.

LuxLeaks, c’est quoi ?

Le procèsLe comité de soutien LuxLeaks, pour Luxembourg Leaks, est le nom du scandale financier révélant le contenu de centaines d’accords fiscaux très avantageux conclus avec le fisc luxembourgeois par les cabinets d’audit pour le compte de nombreux clients internationaux. Le procès de trois personnes poursuivies par la justice luxembourgeoise se tiendra devant le tribunal correctionnel de Luxembourg du 26 avril au 4 mai.

La pétition “support-antoine.org” a été signée par 70 000 personnes.De nombreuses personnalités, comme Julian Assange, Edward Snowden, José Bové, Jean Lassalle, Denis Robert, Patrick Viveret, Pierre Rabhi, Thomas Piketty, Edgar Morin, Erri de Luca, Benoît Hamon, Caroline de Haas, Jean-Marie Cavada, Olivier Besancenot, Daniel Cohn-Bendit, Irène Frachon, Pascal Lamy ou Jean-Luc Mélenchon font partie de son comité de soutien. De même que de nombreux groupes comme Attac, Anticor, Collectif Roosevelt, le Syndicat de la magistrature, la Ligue des droits de l’Homme, etc.