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Analyse

La dure loi des «avocats du diable»

Défendre des criminels contre l’humanité ou des tueurs en série apporte aux avocats vindicte sociale et renommée professionnelle.
par Julie Brafman
publié le 27 avril 2016 à 20h01

La presse belge l'avait baptisé l'«avocat des crapules», elle l'a désormais consacré «avocat du diable». C'est en acceptant de défendre Salah Abdeslam, soupçonné d'être impliqué dans les attentats les plus meurtriers que la France ait jamais connus, que Me Sven Mary a obtenu cette promotion. Le pénaliste belge âgé de 43 ans, crâne rasé et regard perçant, est désormais connu dans le monde entier, aussi célèbre et honni que son client (lire Libération de mercredi). Sur les réseaux sociaux, il est considéré comme «l'avocat qui va se faire du fric sur le dos de nos morts». Après avoir été agressé physiquement, il a été contraint de fermer son cabinet pour raisons de sécurité. Mardi soir, on a appris que l'avocat lillois Frank Berton  allait assurer avec son confrère belge et un autre avocat français la défense d'Abdeslam en France.

A lire le portrait de Frank Berton

Mais comment peut-on défendre un type pareil ? La question n'a rien d'original, elle revient du fond des âges hanter chaque grande affaire criminelle quand naissent des «monstres» médiatiques. Henri Vidal, «l'égorgeur aux yeux de loup», Landru, «l'anachronique sorcier», le docteur Petiot, «Docteur Satan», Patrice Alègre «le prédateur urbain»… Tous ont eu à leurs côtés un avocat conspué. «Ce n'est pas devant l'opinion publique que l'avocat défend un homme mais devant la justice, souligne Me Henri Leclerc. Son rôle est d'abord de vérifier que la procédure est conforme aux règles de droit. Ensuite, il ne faut pas oublier que ce n'est pas parce que quelqu'un est accusé de crimes épouvantables qu'il est coupable. Toute personne doit être défendue.»

«La France a peur»

Lui-même s'est déjà trouvé face à une foule déchaînée. C'était en juin 1989, dans le petit village de La Motte-du-Caire (Alpes-de-Haute-Provence), à l'époque où il assistait Richard Roman, accusé d'avoir violé et tué une fillette de 7 ans. Lors de la reconstitution, MLeclerc est violemment interpellé, presque lynché. Durant toute l'instruction, la clameur populaire gronde, elle réclame le rétablissement de la peine de mort. L'avocat reçoit des cercueils par la poste. «Ce qui compte c'est la justice, pas l'opinion dont l'avocat doit se moquer. Surtout celle qu'on a de lui !» précise Me Henri Leclerc qui a obtenu l'acquittement de Richard Roman.

Pourtant, lorsqu'il s'agit de défendre le «diable» d'un jour, d'une année ou d'une époque, celui qui concentre la haine nationale, le pédophile, le tueur d'enfant ou le terroriste, le banc de la défense est aussi le ban de la société. Plaider pour le tueur en série Michel Fourniret, surnommé «l'ogre des Ardennes», n'a guère suscité l'enthousiasme au sein de la corporation. Il a fallu requérir des avocats commis d'office. Même réticence pour Patrick Henry. Après le meurtre du petit Phillipe Bertrand, plus de 10 millions de Français devant leur poste de télévision entendront ces quatre mots : «La France a peur.» L'affaire devient un psychodrame national et l'avocat troyen de Patrick Henry décide de renoncer au sacerdoce après avoir essuyé crachats et insultes. «Personne ne voulait du dossier, un confrère avait même dit : cet homme est indéfendable», se souvient Me Jean-Yves Liénard. A l'époque, il avait vertement répliqué lors de son discours d'entrée à la conférence du stage : «Vous êtes un petit marchand d'assignation sans grandeur et sans vocation. Vous êtes au barreau ce que le fou est au roi : un bouffon.» C'est finalement Me Robert Badinter qui sauvera la tête de Patrick Henry. En apprenant que Frank Berton avait accepté de défendre Salah Abdeslam, l'avocat-twittos Me Eolas a eu ce commentaire : «Chapeau. C'est un confrère qui n'a plus rien à prouver et que des coups à prendre dans cette affaire.»

A chaque fois, l'avocat est confronté à ce même questionnement d'une partie de l'opinion : «Comment défendre un salaud sans en être un soi-même ?» pour reprendre le sous-titre de l'ouvrage de Me Alex Ursulet consacré à l'affaire du tueur en série Guy Georges. La tentation de l'amalgame entre le conseil et son client est peut-être encore plus fréquente lorsque le crime revêt une dimension politique, a fortiori terroriste. Me Apolin Pepiezep qui a assisté Mehdi Nemmouche, l'auteur présumé de la tuerie du musée juif de Bruxelles, lors de sa garde à vue, reçoit toujours des lettres d'insultes pour lui signifier qu'il est aussi «pourri» que son client. «Ce n'est pas parce que je défends quelqu'un qui a semé la terreur que j'adhère à ses idées, explique-t-il. Cela ne m'a pas empêché d'"être Charlie" quelques mois plus tard.» Me Jacques Vergès, le plus emblématique des «avocats du diable» avec des clients comme Klaus Barbie, Pol Pot ou Slobodan Milosevic écrivait ainsi : «Je ne suis pas l'avocat de la terreur, mais l'avocat des terroristes. Hippocrate disait : "Je ne soigne pas la maladie, je soigne le malade". C'est pour vous dire que je ne défends pas le crime mais la personne qui l'a commis.» Théoricien de la défense «de rupture», Jacques Vergès a inscrit bien des combats qu'il a menés dans une démarche politique mâtinée d'internationalisme.

«Les défendre tous»

Avocat du diable, l'étiquette colle-t-elle à la robe ? En 1998, lorsque Me Francis Vuillemin, 26 ans, s'est levé pour sa première plaidoirie, il défendait Maurice Papon, jugé pour «complicité de crimes contre l'humanité». «Même mes confrères me disaient que j'étais fou, que j'allais tuer ma carrière dans l'œuf, sourit-il. J'ai pensé au contraire que c'était une chance exceptionnelle et historique, un formidable accélérateur de notoriété. Et je ne me suis pas trompé.» Il a conservé les lettres de menaces reçues comme «autant de légions d'honneur». «Un avocat qui refuse un dossier n'en est pas un. C'est comme un chirurgien à qui on amène un homme éventré et qui décide de ne pas l'opérer parce qu'il a une sale tête ou que c'est une crapule.»

«Les défendre tous», écrivait ainsi Albert Naud, célèbre avocat et grand résistant qui a notamment assisté Pierre Laval, collaborateur du régime de Vichy. «Je les ai aimés tous, vous dis-je. Choisi ou commis d'office, j'ai fait corps avec eux. Les défendre tous comme ils sont, avec leurs bassesses, leurs nostalgies à jamais stériles, leurs étincelles divines [ils en crépitent] et leurs terreurs dernières, a été et reste mon devoir.» Me Jean-Yves Liénard qui a connu ses propres «diables» : «Des centaines : des pédophiles, des voyous, des tortionnaires, des terroristes…» n'envisage pas son métier autrement. «Je crois que je n'ai jamais vu de salopard absolu. Le type n'est jamais à la hauteur de son crime. Il est souvent petit, veule, lâche… Tout le travail de l'avocat consiste à lui rendre son humanité», ajoute-t-il.

Finalement, la seule question qui se pose reste celle de la ligne de défense du client. Est-elle acceptable ou non ? Peut-on porter la voix de Salah Abdeslam s’il revendique ses actes ? Le voilà, le vrai cas de conscience de l’avocat : défendre le diable sans pour autant devenir son instrument.

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