Panama Papers, LuxLeaks... : "Il faudrait une culture plus large de l'alerte"
Le procès des LuxLeaks qui vient de s'ouvrir au Luxembourg relance le débat sur le statut de ces dénonciateurs publics. Entretien.
Par Laurence NeuerTemps de lecture : 7 min
Ils se nomment Edward Snowden, Irène Frachon, Julian Assange, Chelsea Manning ou Antoine Deltour, dont le procès vient de s'ouvrir au Luxembourg. Ce dernier est poursuivi pour avoir organisé la fuite de documents fiscaux du cabinet d'audit PricewaterhouseCoopers pour lequel il travaillait. Mais il est pris en tenailles entre ce qu'il estime être sa contribution à la protection de « l'intérêt général » et les lois qui sanctionnent notamment le vol de documents et la divulgation de secrets d'affaires. « Dans le cadre juridique actuel, un lanceur d'alerte peut être poursuivi pénalement pour violation d'un secret protégé (secret médical, secret de la défense nationale, secret professionnel, etc.), faute de texte levant ce secret en cas de lancement d'une alerte », rappelle le Conseil d'État dans son étude remise au Premier ministre en février 2016. Et c'est bien là que réside toute la problématique de ce dénonciateur public. Sa situation ambivalente entre un délateur mû par la vengeance ou la médisance et un Saint-Just habité par un devoir civique ou « éthique » se traduit juridiquement par un statut bancal. Il est donc question de le doter d'une protection globale plus lisible. Faut-il s'en inquiéter ? Éclairage avec Delphine Pollet-Panoussis, maître de conférences à l'université catholique de Lille.
Le Point.fr : Quelle est la définition d'un lanceur d'alerte ?
Delphine Pollet-Panoussis : Il existe deux conceptions du lanceur d'alerte. Il y a tout d'abord le dénonciateur « légal ». C'est la loi qui légitime la dénonciation de certains faits par des systèmes d'alerte et de signalement. C'est le cas, par exemple, du harcèlement moral ou des mauvais traitements subis par des enfants ou des personnes âgées ou, encore, de l'obligation pour les fonctionnaires de dénoncer des crimes et délits dont ils ont connaissance. L'alerte est ici une obligation et le fait de ne pas alerter expose la personne à des sanctions.
La deuxième conception, plus novatrice en France, est l'alerte éthique qui est un acte citoyen. Face à des manquements graves à la loi (corruption, conflits d'intérêts…) ou à des risques graves pour la santé, l'environnement, etc., une personne décide librement de lancer une alerte. Ici, le lanceur d'alerte est conscient de transgresser une norme comme le secret professionnel, médical, défense, etc., mais il le fait, car il a le sentiment de se conformer à un principe supérieur que l'on nomme intérêt « public » ou « général ».
Le lanceur d'alerte s'expose néanmoins à des sanctions disciplinaires, pénales, etc. Qu'en est-il exactement ? Et qu'est-ce qui différencie l'alerte « légitime » d'une dénonciation calomnieuse ?
Le lanceur d'alerte s'expose effectivement à des sanctions et le procès actuel d'Antoine Deltour au Luxembourg peut l'attester. Les personnes ou les entreprises mises en cause par l'alerte se défendent en contestant la bonne foi du lanceur d'alerte et en tentant d'établir son caractère abusif. Lorsque le lanceur d'alerte est fonctionnaire ou salarié, il s'expose à des sanctions pour manquement à ses obligations professionnelles pouvant aller jusqu'au licenciement ou à la révocation. Le lanceur d'alerte peut aussi être l'objet de sanctions pénales pour dénonciation calomnieuse ou diffamation. Des sanctions civiles (c'est-à-dire le paiement d'indemnités à la personne injustement mise en cause) sont également aussi possibles. La bonne foi est déterminante, car c'est elle qui permet de distinguer les alertes légitimes (qui permettent une protection) des alertes abusives (qui justifient les sanctions). En droit pénal, elle n'est pas présumée devant le juge, ce qui peut rendre les choses difficiles pour celui qui a lancé une alerte.
Pourquoi le lanceur d'alerte est-il aujourd'hui sous les feux des projecteurs ? Est-ce l'effet « société de transparence » ? L'exigence citoyenne de plus de justice et d'égalité ?
Le phénomène des lanceurs d'alerte n'est pas nouveau. Le lieutenant-colonel Picard qui a signalé l'innocence de Dreyfus à sa hiérarchie, le général Pâris de Bollardière qui a dénoncé la torture en Algérie sont sans conteste des lanceurs d'alerte… Idem pour « Gorge profonde » dans l'affaire du Watergate dans les années 70 aux États-Unis. Cette mise sous projecteur récente des lanceurs d'alerte ne traduit pas forcément la recrudescence d'abus de la part des acteurs visés. Simplement, depuis quelque temps, l'exigence sociale s'est accrue. La société est plus attentive et plus exigeante envers ses dirigeants, elle est plus préoccupée par sa santé et son environnement. Il y a aussi un souci de plus grande moralisation des affaires et de justice sociale. Enfin, l'alerte a aujourd'hui un impact beaucoup plus puissant avec la facilité de diffusion de l'information, notamment grâce à Internet.
Dans quels cas, aujourd'hui, les lanceurs d'alerte sont-ils protégés ?
Il n'existe pas en France, contrairement au Royaume-Uni ou en Irlande par exemple, de protection générale du lanceur d'alerte. Il existe en revanche des protections sectorielles. Depuis 2007, plusieurs lois ont été adoptées, en réponse pour la plupart à des scandales sanitaires ou financiers. Une loi de 2007 protège le salarié qui dénonce des faits de corruption dans l'entreprise, une loi de 2011 permet au salarié de dénoncer un scandale sanitaire (adoptée à la suite de l'affaire sur le Mediator) ; une loi de 2013 autorise les citoyens à lancer des alertes dans le domaine sanitaire et environnemental (loi Blandin ayant notamment pour origine le scandale de l'amiante). Il y a aussi, en 2013, deux lois consécutives à l'affaire Cahuzac : la loi sur la transparence de la vie publique et celle relative à la lutte contre la fraude fiscale. À cela s'ajoutent, plus récemment, la loi sur le renseignement qui vient permettre à un agent de renseignements témoin de dérives de les dénoncer à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), exception faite des informations classifiées, ou encore la toute récente relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires (votée en avril 2016) qui protège le lanceur d'alerte qui dénonce des conflits d'intérêts dans la fonction publique.
Ces textes apportent-ils les garanties nécessaires pour éviter les abus ?
L'objectif de ces textes est avant tout de protéger les lanceurs d'alerte, mais également de mettre en place des garanties suffisantes pour éviter que l'alerte ne se déroule dans un contexte incontrôlé. Un point-clé réside dans le fait que le traitement de l'alerte doit être adapté : les moyens utilisés pour la divulgation des informations doivent être proportionnés. Avant de recourir à la presse, le lanceur d'alerte doit commencer par prévenir sa hiérarchie ou les autorités administratives ou judiciaires compétentes. Les fuites dans la presse doivent être le dernier recours.
Des ONG (Transparency International notamment) mais aussi des parlementaires plaident pour une loi globale, un statut unique de protection pour tous les lanceurs d'alerte. Qu'en pensez-vous ?
Le rapport du Conseil d'État sur les lanceurs d'alerte de février 2016 va également dans ce sens. Il est important d'apporter une cohérence à ces textes épars en adoptant notamment une définition unique du lanceur d'alerte et des procédures communes graduées et sécurisées de traitement de l'alerte. Aujourd'hui, l'agenda parlementaire est bouleversé à raison de la mise en vigueur de l'état d'urgence. L'idée est peut-être de faire passer cette protection globale par le biais d'un amendement gouvernemental au projet de loi Sapin 2 sur la transparence de la vie économique, qui comporte un gros volet sur la lutte contre la corruption et prévoit la mise en place d'une agence chargée de recueillir les alertes dans ce domaine, agence qui sera chargée de conseiller et de protéger juridiquement les lanceurs d'alerte... Il suffirait de ne pas se cantonner au secteur financier. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on voit l'exemple récent du scandale de la viande de cheval, si les salariés n'ont pas osé dénoncer ce qui se passait dans leur entreprise, c'est certainement parce que les dispositifs existants ne sont pas assez connus… Il me semble important de diffuser en France une culture plus large de l'alerte.
Pensez-vous que cela pourrait davantage débrider la parole et multiplier les alertes ?
Il ne faut pas s'attendre à ce que des scandales soient dénoncés toutes les semaines ! Le lanceur d'alerte continuera de réfléchir à deux fois avant de dénoncer des faits, compte tenu de l'impact de cette dénonciation sur sa vie professionnelle et personnelle. Mais en même temps, le fait de bénéficier d'une protection efficace et effective devrait libérer la parole.