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Libération
Reportage

Jacques, esclave pendant trente ans

Dans les Cévennes, une famille d’agriculteurs faisait travailler gratuitement un homme, allant jusqu’à lui ponctionner ses prestations sociales. Le mari a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis.
par Sarah Finger, Envoyée spéciale à Saint-Florent-sur-Auzonnet
publié le 26 avril 2016 à 20h11

Un matelas en mousse moisie. Un toit en tôle. Des murs et un sol en planches. Une ampoule au plafond. Et un tas graisseux de haillons pour seule garde-robe. C’est dans ce taudis de 3 mètres sur 3, sans eau ni chauffage, que Jacques passait ses nuits. Il avait 42 ans quand il s’est pour la première fois couché sur ce grabat humide ; il y a dormi jusqu’à ses 71 ans, sans draps, sans rien, avec pour seul compagnon un vieux réveille-matin, détail sordide, quand on sait que Jacques vivait ici, sur le terrain de la famille André, pour travailler chaque jour de l’année, du matin au soir. Il ne s’agissait donc pas de traînailler au lit… Quand il est parti d’ici, après trente ans de labeur, le dos de Jacques formait presque une équerre. Son compte en banque, lui, affichait une platitude totale : 1,48 euro d’économies. Le reste avait disparu dans la poche du couple André.

A Saint-Florent-sur-Auzonnet, le village cévenol dans lequel cette histoire d'esclavage moderne s'est écrite durant toutes ces années, personne n'a réalisé que Jacques, un brave gars simple et sans malice, était exploité par Gérard André. «Ils étaient tout le temps ensemble, on les voyait passer sur le tracteur… Alors moi, je croyais qu'ils étaient frères», confesse un paroissien à la sortie de l'église. Près de lui, une femme confie : «Ces gens, les André, ils ne parlent pas, ils sont un peu sauvages. Et chez eux, avec tout ce débarras devant leur maison, c'est vraiment rustique…» Une autre intervient : «C'est vrai que ce monsieur, là, l'exploité, on ne le voyait jamais dans le village ni au marché.» Même son de cloche dans le quartier : «On le voyait toujours travailler, cet homme, peuchère ! Mais il ne parlait pas, ne se plaignait jamais. Il était habitué comme ça, sûrement, racontent Claude et Marie-Thé, qui résident près du couple André. On savait qu'il travaillait pour ces gens-là, mais on ne savait pas qu'il était si mal logé…»

«Le terrain, une décharge»

Dans ce village du Gard, un homme rongé par la culpabilité ne se pardonne pas d'avoir mal évalué la situation de Jacques : Paul-Michel Gaultier, élégant et érudit généalogiste de 49 ans, possède une vaste bâtisse dont les jardins jouxtent la propriété des André. «Ma mère a acheté cette bastide en 1994, raconte-t-il. Nous avons vite vu que nos voisins, qui se présentaient comme ex ploitants forestiers, vivaient en autarcie, dans une grande précarité. Leur famille compte cinq enfants. Leur maison est un taudis, le terrain est une décharge. Cet environnement soulève le cœur ou génère la pitié mais, dans le milieu rural, il n'y a pas de quoi se formaliser outre mesure. Je me disais que c'étaient là de pauvres gens…»

Dès leur installation, les Gaultier aperçoivent Jacques guidant chèvres et moutons sur leurs terres. «Tous les soirs, il arrivait dans un nuage de mouches, vêtu de haillons. On l'appelait le pastre. Cette image digne de Giono me touchait, se souvient Paul-Michel Gaultier. Puis, nous avons constaté que cet homme était tout le temps occupé. Il prenait soin des lapins ou la volaille, faisait fonction de factotum, de berger, de valet de ferme, de jardinier, d'ouvrier forestier ou de livreur de bois. Au fil du temps, ma mère, inspectrice du travail, s'est émue de son sort. Elle a interrogé l'assistante sociale de secteur qui lui a clairement fait comprendre qu'il valait mieux regarder ailleurs.» Cette assistante sociale aurait argué qu'elle connaissait la situation, que les André s'occupaient bien de Jacques et que sans leur aide, ce malheureux serait en foyer ou sous un pont. Les Gaultier continuent à exercer une discrète surveillance mais constatent que Jacques ne se plaint jamais.

La tranquille exploitation de cet homme va s'interrompre en mars 2014 : pour la seconde fois, Jacques est hospitalisé, il souffre d'un œdème pulmonaire. Paul-Michel Gaultier va lui rendre visite. Jacques lui confie alors ce curieux secret : «Il ne faut pas que je dise que je vis dans la petite maison en bois.» Intrigué, le voisin décide d'aller voir cette maison en l'absence des André. «En découvrant ce taudis, j'ai compris que j'avais fait une grave erreur d'appréciation sur mes voisins : je n'avais pas affaire à la famille Groseille mais aux Thénardier. J'ai vomi en rentrant chez moi.»

Entre-temps, à l'hôpital, Jacques est interrogé sur sa situation administrative. Ne parvenant à obtenir aucune réponse claire, notamment sur ses revenus, une autre assistante sociale, celle de l'hôpital, commence à suspecter un vrai problème concernant ce patient squelettique qui a englouti trois plateaux-repas dès son arrivée. Un signalement est transmis au procureur. L'enquête va révéler que le RSA et la petite pension d'invalidité de Jacques sont retirés chaque mois, en liquide, par les André. «Pendant trente ans, ils ont utilisé leur procuration pour ponctionner tous les revenus de Jacques, soit environ 850 euros par mois, tout en laissant un euro pour ne pas clôturer le compte, détaille Lionel Marzials, avocat de la victime. Pendant toutes ces années, Jacques n'a touché aucun salaire, et n'a pas fait un seul acte d'achat. Tous ses courriers administratifs ainsi que ses papiers d'identité étaient détenus par le couple André.»

Le «Maquignon» et le «bélier»

Face aux gendarmes, Gérard André, 76 ans, ne se démonte pas. Non, la cabane n'est pas insalubre. D'ailleurs, il s'agit «d'une dépendance». De toute manière, c'est «mieux que sous un pont». L'hygiène ? Jacques n'avait qu'à faire ses besoins dans le jardin, «naturellement», «comme dans l'ancien temps». Le travail ? Oui, Jacques accomplissait «des petits travaux qui lui plaisaient». Et surtout, le père André répète en boucle que Jacques a pu, grâce à lui, bénéficier d'une «vraie vie de famille». Poursuivi pour «abus frauduleux de l'ignorance ou de la faiblesse d'une personne vulnérable», Gérard André a comparu devant le tribunal correctionnel d'Alès le 11 mars. Il a été condamné à 5 000 euros pour préjudice moral et à 185 000 euros de dommages et intérêts, «une somme que nous avons estimée a minima et qui a été validée sans discuter par les juges», se félicite Me Marzials. Qui ajoute que le procureur avait requis neuf mois de prison avec sursis, mais que les juges ont finalement doublé cette peine. Pourtant, l'avocat conserve un goût amer après cette affaire : «Plusieurs personnes à Alès m'ont dit avoir eu connaissance de cas similaires, comme si la situation de Jacques était finalement assez courante dans nos campagnes cévenoles… Et qu'elle pouvait être plus ou moins acceptée.»

Aujourd'hui âgé de 72 ans, Jacques va bien. Paul-Michel Gaultier, devenu officiellement son curateur, veille jalousement sur son repos (1) : «Il commence tout juste à comprendre qu'il est une victime. Jusqu'à présent, il pensait que tout était de sa faute et qu'avec ses cinq enfants, "monsieur André" avait beaucoup de bouches à nourrir.» Pour lui redonner un peu de dignité, Paul-Michel Gaultier a tenté de retracer la vie de Jacques : né à Aix-en-Provence, séparé de sa mère deux jours après sa naissance, ce gosse de l'Assistance publique ignore jusqu'au nom de ses parents. Il aurait été employé en maçonnerie, puis comme garçon de ferme en Ardèche. «C'est un maquignon qui a amené Jacques à André, raconte le curateur. Ce maquignon était venu avec son commis pour se débarrasser d'un bélier. Le père André a gardé le bélier mais aussi le commis, c'est-à-dire Jacques.» Dans la maison de retraite où il réside désormais, Jacques s'occupe des jardinières, distribue le courrier aux pensionnaires, met le couvert. Car s'il est une chose qu'on ne lui a pas apprise, c'est à ne rien faire.

(1) Il a ainsi souhaité préserver l'identité de «Jacques».

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