“Difficile d’imaginer que le Royaume-Uni puisse quitter l’Union européenne. Je vis ici depuis douze ans et je me sens londonien, même si j’ai gardé toutes mes relations à Paris”, confie Nicolas Petrovic, directeur général d’Eurostar, entreprise emblématique de l’intégration européenne. M. Petrovic est né à Paris, où il a fait ses études. Pour des raisons tant professionnelles que personnelles, il appelle de ses vœux le maintien du royaume dans l’Union européenne. A l’en croire, la communauté française au Royaume-Uni, forte de 300 000 personnes selon certaines estimations, n’a pas vraiment pris conscience des conséquences possibles d’un Brexit.

“Bien sûr qu’on s’inquiète ! On est même terrifiés”, s’exclame pour sa part Patricia Connell. Mme Connell, une Française installée dans le pays depuis trente ans, dirige FranceInLondon.com, site Internet consacré aux produits, aux écoles et aux films français disponibles à Londres. Elle restera dans la capitale britannique même si le résultat du référendum du 23 juin conduit au divorce du royaume avec l’Union européenne. Elle ajoute :

Ma maison et ma famille sont ici. Mais certains disent qu’ils ne voient pas comment ils pourraient rester si une telle éventualité se concrétisait.”

Comme nombre de ses compatriotes, elle vient seulement de se rendre compte que les Britanniques pourraient décider de faire cavaliers seuls. Même le consulat français à Londres n’a pas commencé à plancher sur les conséquences d’un Brexit pour la communauté française.

Que vont devenir les crèches et les restaurants français ?

“Tout le monde pensait que ça n’arriverait jamais”, convient Olivier Bertin, qui dirige une école et une galerie d’art à Londres. M. Bertin organise aussi des balades guidées dans la campagne anglaise. Il est également membre élu de l’Assemblée des Français de l’étranger. Alors que, selon les sondages, partisans et adversaires du maintien dans l’Union sont au coude à coude, “au vu de ces chiffres, on se dit tout à coup : attendez, tout n’est pas si clair que ça…”

Dans la communauté française des affaires, certains sont moins inquiets. C’est le cas d’Arsène Colarossi, patron de l’agence Breteuil, “la plus franco-britannique” des agences immobilières, spécialisée dans la location de propriétés haut de gamme à des Français. Il n’a pas relevé la moindre baisse de la demande qui serait provoquée par la prespective du scrutin, soulignant que la capitale britannique “est déjà, de toute façon, le marché immobilier le plus cosmopolite du monde”.
MM. Colarossi et Bertin travaillent tous deux dans le quartier qui est l’épicentre de la vie des Français à Londres, South Kensington, où se trouvent le Lycée français, l’Institut français, ainsi que de nombreux cafés, entreprises et magasins français. D’après le consulat, plus de 3 000 sociétés françaises emploient près de 400 000 salariés dans le pays. En 2012, selon l’Insee, le Royaume-Uni est la tête de pont économique des entreprises françaises à l’étranger, qui y réalisent un chiffre d’affaires de 120 milliards d’euros par an.

Qui va parler français aux enfants ?

La communauté française a grossi depuis quelques années. Elle est installée des rives sud de la Tamise jusque dans l’ouest de la capitale, vers Fulham, en passant par Battersea. Les Français ont ouvert des crèches et des restaurants au fur et à mesure de leur avancée. Nombre de ces expatriés – près d’un tiers, selon certaines estimations ­­– travaillent dans les services financiers, au cœur de la City. Mais, assure M. Bertin, même s’ils redoutent une délocalisation de leurs emplois vers d’autres pays, ils sont encore plus préoccupés par la pérennité des services qui leur sont spécifiquement destinés à Londres.

Les parents se font du souci pour les nounous. Si les enfants sont inscrits dans une école britannique, ils ont besoin de quelqu’un pour parler français avec eux.”

Philippe Fraser, lui-même à moitié français, dirige Les Petites Etoiles, trois crèches bilingues situées dans le nord de Londres. Les parents des 120 enfants dont il a la charge travaillent principalement dans la City. Une mère dont l’enfant a été accepté pour septembre a reporté le paiement de l’acompte, au risque de perdre la place, jusqu’au résultat du référendum, rapporte Fraser. Mais le départ des parents en cas de Brexit n’est pas sa principale préoccupation. “Il y aura toujours des banquiers français à la City. Mais comment vais-je trouver des puéricultrices francophones ?” Ses puéricultrices viennent généralement au Royaume-Uni le temps d’améliorer leur anglais, puis retournent en France.

Gel des investissements

M. Bertin est confronté aux mêmes difficultés. Son personnel travaille généralement dans des restaurants en centre-ville tout en pratiquant l’anglais, avant de prendre un emploi avec les enfants. Il a dû suspendre l’investissement prévu dans une nouvelle école en attendant les résultats du scrutin. “Tous nos projets sont gelés, déplore-t-il. Nous ne voulons pas mettre de l’argent dans quoi que ce soit à Londres si nous devons partir.”

Selon un Français qui travaille pour une banque d’affaires américaine installée dans la capitale britannique, les emplois de services à l’enfance sont liés à ceux qui dépendent du secteur de la finance. “Nous étudions la question de l’emploi après une éventuelle sortie de l’Union, mais nous ne savons pas comment le quantifier.” Il poursuit :

Le moindre doute sur l’accès au marché unique aurait un effet négatif sur l’emploi. Je pars de l’hypothèse selon laquelle je serai toujours en mesure de travailler en Grande-Bretagne, mais la question est de savoir si mon entreprise, elle, resterait.”

A l’instar de nombre de ses compatriotes, ses problèmes d’ordre personnel et professionnel sont intimement liés. “Nous n’avons jamais mis notre fils dans une école française. Il avait 2 ans quand nous nous sommes installés ici, et tout recommencer à Paris le perturberait profondément. Nous sommes nombreux à adorer la vie en Grande-Bretagne et à ne pas envisager vraiment un retour au pays. Je n’ai encore rencontré personne qui se réjouisse d’une telle perspective.”

Demandes de naturalisation en hausse

Les citoyens français ne peuvent pas voter lors du référendum sur l’Union européenne prévu en juin, en dépit de la pétition, que M. Bertin a signée, réclamant ce droit pour les citoyens de l’UE vivant et travaillant dans le royaume. Le Conseil des chambres de commerce étrangères organise actuellement un sondage à propos du Brexit auprès des entreprises étrangères implantées au Royaume-Uni. “Ce n’est pas à nous de dire aux Britanniques comment voter, mais nous jugeons nécessaire de faire entendre la voix des entreprises étrangères, qui représentent pas mal d’emplois et d’investissements”, précise Florence Gomez, directrice générale de la Chambre de commerce française de Grande-Bretagne (CCFGB).

Par ailleurs, les demandes de naturalisation déposées par des résidents français ont grimpé en flèche. M. Bertin a obtenu la sienne il y a un an et il pourra donc voter en juin. Quant à M. Fraser, il sait que certains de ses clients ont entrepris la même démarche, qu’il espère néanmoins inutile. Il le reconnaît :

Je vis encore un peu dans le déni. L’idée que la Grande-Bretagne puisse choisir de se replier sur elle-même est trop déprimante.”

Le banquier d’affaires partage ce sentiment, en qualifiant de “cauchemar” un départ forcé. “Chaque fois que l’avion atterrit à Heathrow, j’ai l’impression de rentrer à la maison.”