Quand Diana Ross et Stevie Wonder étaient de la revue

Au printemps 1965, la troupe Motown débarque au grand complet ou presque à l'Olympia. L'Europe découvre sur scène Smokey Robinson, Diana Ross et les Supremes, Stevie Wonder... Un show calibré, réglé au cordeau, mais où les talents individuels commencent déjà à éclater au grand jour.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 30 avril 2016 à 12h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h37

«Elles sont trois, elles sont ravissantes, elles s’appellent les Supremes et c’est pas pour rien ! » Le ton du speaker est un brin égrillard, enjoué mais sans plus, le public est sage, il se tient à carreau, le show est retransmis sur l’antenne d’Europe 1. C’est la première apparition parisienne des stars de la Motown, un soir d’avril 1965 à l’Olympia, dans le cadre des soirées Musicorama auxquelles sont abonnées toutes les vedettes de la génération yéyé. L’affiche est prestigieuse : Martha and The Vandellas, Stevland Hardaway Judkins qui n’est plus tout à fait « Little » Stevie Wonder puisqu’il va hardiment sur ses 15 ans, les Supremes qui viennent d’enchaîner quatre n° 1 dans les hit-parades américains.

Marvin Gaye a été pressenti un moment, mais le tomber de rideau est pour le joli cœur soul en vogue, Smokey Robinson, accompagné des Miracles, qui terminent le show pied au plancher avec Come on do the jerk et Mickey’s Monkey (au nombre des inédits rassemblés sur cette édition intégrale du concert) : « C’est vraiment formidable d’être ici !, s’exclame Smokey Robinson. J’adorerais pouvoir vous le dire en français. » Un frisson d’excitation parcourt la salle (étrangement mixée au loin sur le disque). Depuis plusieurs jours, la capitale est couverte d’affiches à la gloire de ces nouvelles stars de l’Amérique noire, la maison de disque a acheté des pages de pub dans tous les journaux mais la partie est loin d’être gagnée.

Avant de venir en France, la troupe de Detroit a joué en Grande-Bretagne. Une vingtaine de concerts en vingt jours. Depuis 1963, Berry Gordy, le grand manitou de la Motown, veut partir à la conquête du marché européen, mais la concurrence est rude : les Beatles, les Rolling Stones, les Animals et leurs émules font la nique aux Américains. Mary Wells est venue faire la première partie des Stones en 1964, les Supremes ont tout pour rafler la mise, le promoteur roi de la musique black en Angleterre persuade Gordy qu’il faut insister sur le nom de la Motown et vendre la naissance d’un son mais, malgré une certaine hystérie médiatique, les vedettes de la Motown doivent parfois chanter pour des rangées de fauteuils vides : « Nous étions plus nombreux sur scène que dans la salle, se souvient Mary Wilson, des Supremes. Pour nous, c’était totalement déprimant. La seule chose excitante, c’était les fans, la presse et notre vie en coulisses. » « L’invasion tourne court », titre le Daily Express.

Les journaux européens sont enthousiastes à l’idée d’accueillir ces visages populaires de l’Amérique noire, mais ils sont déconcertés par ce qu’ils découvrent. La revue Motown est un drôle de cirque qui ne ressemble en rien au blues speed et rugueux que les Rolling Stones et consorts ont rapporté en Europe. Il tient aussi du music-hall et de la pop à l’ancienne. Tout est impeccablement mis en scène, notamment chez Diana Ross à qui les autres membres de la troupe reprochent de leur piquer des idées pour étoffer sa prestation. Les tours de chant sont assez courts, une vingtaine de minutes pour chaque groupe, les Supremes hésitent entre les grandes mélodies façon Broadway (une chanson de West Side Story) et leur pop étourdissante qui se débride avec le Shake de Sam Cooke (là, on entend l’Olympia trembler). Les Supremes portent haut les espoirs de Berry Gordy, leurs harmonies sont piquantes et elles ont une élégance de mannequins (apprise à la dure). Le speaker reprend le micro après leur passage pour ajouter un commentaire à sa façon : « Elles sont belles, en plus... »

Dans les revues à la mode des années 60, l’accompagnement est le plus souvent assuré par le même orchestre qui s’arrange pour s’adapter à tous les artistes. Pour la Motown version 1965, c’est le pianiste Earl Van Dyke qui est aux manettes et tend une toile assez jazzy derrière des chanteurs aussi différents que les Vandellas ou Stevie Wonder.

A Liverpool, quelques jours avant les concerts stratégiques de Londres et Paris, le chef d’orchestre lance une révolte en coulisses appelant les musiciens à la grève. Ils exigent un cachet pour les concerts dans les émissions télé qui n’étaient pas prévus au programme. Ils demandent tout simplement à être payés plus et considérés comme des adultes. Depuis les débuts de la revue Motown qui sillonne l’Amérique sans temps mort, ils demandent de véritables salaires. On leur donne rarement de l’argent après les concerts, leur cachet est viré sur un compte en banque. Pour leur bien et celui de leur famille, leur explique-t-on. Pour qu’ils ne soient pas tentés de tout dilapider en quelques heures. Et les sommes ne sont pas mirifiques. Entre 100 et 300 dollars par concert.

L’album à l’Olympia est un touchant document sur cette époque. Le souvenir d’instants où les destins basculaient. On entend clairement éclater l’ambition de Diana Ross dont la voix, très en avant, domine toutes les autres. On assiste aussi à l’éclosion de Stevie Wonder qui a encore les tonalités d’un enfant mais devient un homme pendant ces tournées. Un tuteur l’accompagne partout mais les autres musiciens l’invitent clandestinement à leurs fêtes et lui offrent des femmes pour lui apprendre la vie. Sous les replis soyeux du son Motown vibre déjà une jeunesse black qui va flamber. « Un rythme de fer dans un gant de velours », écrit un chroniqueur de la tournée 1965.

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