
Enveloppées de pénombre, la brune Nadejda Tolokonnikova et la blonde Maria Alekhina dînent en silence dans un restaurant bondé du 4e arrondissement de Paris. L'une dévore, l'autre découpe de minuscules portions d'entrecôte qu'elle avale précautionneusement comme une malade en rémission. « Ça n'a rien à voir avec la prison, Nadia a toujours mangé comme ça », observe son mari.
La bouche pleine mais le regard embué de fatigue, les deux membres du groupe russe Pussy Riot libérées le 23 décembre 2013, après vingt-deux mois passés dans un camp de travail, ont séjourné quelques jours à Paris fin janvier, rencontrant notamment, en toute discrétion, des membres de l'Observatoire international des prisons et de l'ONG Human Rights Watch.
Leur tournée internationale, dont la France n'était que la première étape, s'est poursuivie à Amsterdam et à New York, où elles ont participé, le 5 février, à un concert pour les droits de l'homme. Mais les accents rageurs de la prière punk qui a enflammé la basilique Saint-Sauveur de Moscou en février 2012 et leur a valu d'être condamnées à deux ans de travaux forcés pour « hooliganisme » et « incitation à la haine religieuse » se sont émoussés. C'est d'une voix presque atone, un rien lasse, que ces filles de 24 et 25 ans, mères d'enfants en bas âge, prêchent désormais.
« COMME À L'ARMÉE »
La loi d'amnistie dont elles ont bénéficié, et qui devait concerner un peu plus de 20 000 détenus sur les 700 000 que compte le pays, elles n'en voulaient pas. « C'est une baudruche, une opération de communication menée opportunément avant l'ouverture des Jeux d'hiver à Sotchi, s'emporte Maria, qui a appelé à boycotter l'événement. Je me suis sentie insultée que l'Etat puisse m'envoyer arbitrairement en camp de travail, me trimbaler de cellule en cellule et m'en sortir comme un sac par la simple volonté du président. »
Transférée dans un hôpital-prison en Sibérie après plusieurs grève de la faim, Nadia aussi était prête à aller au bout de sa peine. Ces vingt-deux mois, pourtant, ont été pénibles. En Russie, toutes les prisons pour femmes sont en « zone rouge », autrement dit l'administration utilise des prisonniers pour encadrer les autres détenus. Un temple de la suspicion et des petits arrangements. « On me reprochait toujours de ne pas saluer les responsables du camp. Les détenues doivent crier “zdravstvouytié” (« bonjour »), comme à l'armée », se souvient la jeune femme.

Dans ces colonies de la région de Perm et de Mordovie, 70 % des femmes sont enfermées pour détention ou trafic de drogues, les autres pour violences diverses. Toutes sont employées dans des ateliers de couture, où elles triment jusqu'à seize ou dix-sept heures par jour. « Le quota est impossible à remplir. Personne ne peut s'y tenir en huit heures, le temps de travail officiel », dénonce Maria. Son amie, qui a sorti son iPad, fait défiler des images glanées sur Google. « Tu vois, nous sommes alignées cinq par cinq. Jamais seules. En hiver, on porte de longs manteaux vert foncé et des foulards bruns sur la tête. Ce n'est pas assez chaud. » Un uniforme dure trois ans.
Lire la note de blog : Une des Pussy Riot emprisonnées raconte la vie dans la « zone »
« NE PAS DEVENIR UN AUTOMATE »
Le travail, sur des machines datant de l'ère soviétique, est harassant. « J'essayais de rationaliser, de ne pas devenir un automate. Le corps lâche : le dos, la nuque, tout est douloureux. Je n'avais plus mes règles qu'une fois par an », confie Nadejda, ancienne étudiante en philosophie. A-t-elle pu lire ? Peu, ce qui était autorisé : Martin Luther, Max Weber, Jean Calvin… « En prison, on devient vraiment stupide. L'une des principales tâches de l'administration est de nous maintenir dans cet état de bêtise. »
Si elles cousaient, mangeaient, étaient punies avec les autres détenues, les deux militantes reconnaissent avoir bénéficié d'un traitement spécial. « Contrairement aux autres, nous pouvions voir nos avocats autant qu'on le voulait », expliquent-elles. Aujourd'hui libres, elles sont décidées à lutter pour ces « amies » encore incarcérées. Au point de retourner, comme il y a trois semaines, dans le camp de Maria, près de Nijni-Novgorod, pour recueillir des témoignages.
Les deux anciennes détenues pensent créer une association de défense des prisonniers d'opinion et profiter de leur notoriété pour visiter des lieux d'enfermement. Elles comptent adresser une demande en ce sens aux autorités françaises. En Russie, « les camps sont un îlot de totalitarisme dans un pays autoritaire », selon Maria. « Aujourd'hui, je veux comprendre comment ce système fonctionne à l'étranger. L'état des prisons reflète l'état d'une société. Si je veux changer mon pays, je dois commencer par réformer ce système. »
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