Société
L’Asie du Sud-Est vue par Alter Asia

Malaisie : les internats de la honte

Trois fillettes orang asli dans la région des monts Cameron, en février 2016.
Trois fillettes orang asli dans la région des monts Cameron, en février 2016. (Crédits: Arthur Widak/Nurphoto/AFP)
En Malaisie continentale, on continue à arracher des enfants à leurs parents pour les scolariser dans des établissements aux allures carcérales. Avec un seul but : les couper de leurs racines, éradiquer leur culture et les assimiler à la culture malaisienne dominante. Au travers d’un fait divers tragique ayant coûté la vie à cinq écoliers orang asli, autochtones, Edith Mirante, auteur de nombreux livres sur les minorités ethniques d’Asie du Sud-Est, nous entraîne dans l’univers inhumain de ces internats malaisiens.
Qui a oublié Le Chemin de la Liberté, ce film de l’Australien Philip Noyce sorti en 2002, retraçant l’histoire de trois jeunes aborigènes fuyant le camp où elles avaient été transférées pour se lancer dans un périple de plus de 2000 kilomètres pour rejoindre leur famille ? L’histoire que je vais vous raconter est tout aussi aussi poignante. Avec, hélas, une fin autrement plus tragique. C’est celle de Sasa Sobrie, 8 ans, de Ika Ayel, 9 ans, de Linda Rosli, 8 ans, de Juvina David, 7 ans, de Mirsudiar Aluj, 11 ans, de Norieen Yaacob, 10 ans, et de son petit frère, Haikal, âgé de 8 ans.

Six filles et un garçon qui, le 23 août 2015, décidèrent de fuir le pensionnat gouvernemental malaisien Tohoi de Gua Musang, dans l’Etat du Kelantan, pour rentrer chez dans leur famille. Sur ces sept gamins effrayés, désorientés, cinq n’ont pas survécu. Morts de faim ou noyés. Seules deux fillettes, Norieen et Mirsudiar, ont été retrouvées en vie. Affaiblies, émaciées, déshydratées, épuisées par cet interminable périple de près de cinquante jours à travers la jungle pendant lequel elles avaient, comme des animaux traqués, réussi à échapper à toutes les recherches. Les policiers qui les ont repérées au bord d’une rivière dans la forêt le 9 octobre dernier, racontent qu’en les voyant elles essayèrent encore de s’enfuir.

Des politiques honteuses

Pour le Center for Orang Asli Concerns, groupe de défense des peuples indigènes en Malaisie, les enfants « n’avaient pas disparu, mais ils se cachaient ». Comment qualifier autrement que de crimes contre l’humanité ces pratiques rétrogrades qui consistent à arracher des enfants à leur famille pour les envoyer dans des écoles les privant de leur culture, de leur environnement spirituel et familier, de leur langue et de leurs traditions afin de les endoctriner dans une autre culture ?

L’Australie, le Canada et les Etats-Unis, qui au cours de leur histoire ont connu ce genre de pratiques, ont présenté des excuses aux victimes et ils les ont indemnisées. Même insuffisamment. Récemment, en décembre dernier, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau a ainsi promis de respecter les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation portant sur le sinistre héritage du système des pensionnats où furent envoyés pendant des décennies des dizaines de milliers d’autochtones qui y furent victimes de sévices.

Mais en Malaisie, l’heure du mea culpa semble encore loin. Pourtant c’est bien ce même genre de politique honteuse qui sévit toujours aujourd’hui en Malaisie continentale où les enfants des peuples autochtones, les orang asli sont systématiquement arrachés à leurs familles dès le plus jeune âge. Pour être envoyés loin de chez eux dans des internats comme celui de Gua Musang.

Et ce, au mépris de tous les droits civiques de ces peuples. Prenons les Temiars, le groupe ethnique auquel appartenaient les sept écoliers. Leur communauté est de plus en plus affaiblie et marginalisée : les terres ancestrales ont été confisquées et ravagées par les projets de barrages hydroélectriques, l’exploitation minière, la déforestation et la multiplication des plantations de palmiers à huile. Autant de pratiques qui ont des conséquences néfastes à long terme : destruction des sols, de la biodiversité, de cet environnement où vivent depuis toujours les Temiars. Ces derniers pratiquent une spiritualité animiste basée sur les rêves et la transe. Ils ont développé un modèle de société non conflictuelle intégrative.

Un univers éducatif violent

Le choc est donc immense pour ces enfants d’orang asli qui du jour au lendemain doivent porter des uniformes mais aussi renoncer à leurs croyances animistes et adopter l’islam. J’ai moi-même eu l’occasion de visiter des internats où sont détenus contre leur gré des enfants des ethnies Batek, Mendrik et Jahai. Là-bas tout est réglementé et, bien sûr, garçons et filles sont séparés. Element de stress supplémentaire, l’éducation se fait exclusivement en malais au détriment de la langue d’origine des écoliers. Tout un univers à mille lieues de la société ouverte et égalitaire des groupes ethniques dont proviennent ces derniers, déracinés du jour au lendemain.

Un chef d’établissement m’a expliqué que « nombreux étaient ceux qui abandonnaient leur scolarité en cours de route ou s’enfuyaient. Vous savez, m’a-t-il dit, ce sont des nomades et ils préfèrent passer les mois d’août à octobre avec leur famille à se déplacer, à voyager. »

J’ai appris qu’à Tohoi, le pensionnat d’où venaient les sept écoliers, deux des fillettes avaient été battues parce qu’elles étaient allées nager dans la rivière à proximité. On m’a raconté qu’il y avait des punitions extrêmement sévères et que les enseignants avaient la main très lourde avec les orang asli.

Il y a certainement d’autres façons d’éduquer les enfants des groupes ethniques ! La plupart des parents orang asli sont tout à fait d’accord pour que leurs enfants aillent à l’école, mais ils ne peuvent pas accepter qu’on les leur retire, surtout si jeunes, et qu’en outre on les rende étrangers à leur propre culture !
Et il ne faut pas imaginer que l’éloignement géographique de certaines communautés autochtones puisse être considéré comme une excuse pour justifier l’existence de ce système d’internats ! Non, cela n’explique rien. La Malaisie continentale dispose en effet d’un vaste réseau routier dont bénéficient sans problème les enfants des autres groupes ethniques malaisiens qui, eux, ont la possibilité de fréquenter des écoles implantées dans leur propre village, ou dans leur zone de plantations ou de forêts.

Réformer le système des internats

L’école primaire et secondaire devrait être accessible au sein même de ces communautés, et proposer un enseignement dans leur propre langue, avec des programmes respectant leurs connaissances et compétences traditionnelles. Les enfants indigènes orang asli devraient avoir la possibilité d’étudier dans une atmosphère contructive et sereine, ni punitive, ni aliénante.

Les médias malaisiens ont enquêté sur les conditions indignes de l’internat SK Tohoi de Gua Musang et les politiciens de l’opposition ont relevé un bon nombre de négligences dans la recherche des enfants disparus. Au mépris une fois de plus des familles qui ont ainsi été totalement tenues à l’écart des progrès de l’enquête.
En fait, c’est tout ce système de pensionnats indigènes qui est en cause. Il faut que l’on cesse d’arracher des enfants à leur famille, de les déraciner pour les tenir en captivité dans un univers éducatif qui ne vise qu’à éradiquer leur culture. Le calvaire de ces sept gamins doit marquer la fin de cette politique honteuse du gouvernement. Sasa, Ika, Linda, Juvina et le petit Haikal ne doivent pas être morts pour rien.

Traduction : Edith Disdet

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