La Presse en Afghanistan

L’étonnant parcours de Shamsia Husseini

Kandahar

 — 12 novembre 2008. Shamsia Husseini marche vite en traînant sa sœur derrière elle, car elle ne veut pas arriver en retard à l’école. Il fait froid, un froid humide qui glace les os. Elles portent leur burqa, comme toutes les filles de Kandahar.

Tout à coup, deux hommes masqués surgissent sur une moto. L’un conduit, l’autre tient quelque chose dans ses mains. Tout se déroule en quelques secondes. La moto ralentit et l’homme jette de l’acide au visage de Shamsia. Sa burqa s’effrite et l’acide touche ses yeux. La douleur est fulgurante. Shamsia s’écroule par terre, elle ne voit plus rien.

« Je vais être aveugle, pense-t-elle complètement paniquée, je vais être aveugle ! »

Elle a peur pour sa sœur qu’elle ne voit plus. Elle pense que les hommes l’ont kidnappée. La seule chose qu’elle entend pendant qu’elle se tord de douleur sur le trottoir, c’est une voix qui lui crie : « Si tu reviens à l’école, on va te tuer ! »

Le reste, elle n’en garde qu’un vague souvenir. La douleur insoutenable, ses yeux aveugles, les policiers qui la transportent à l’hôpital de Kandahar, son transfert à Kaboul dans un hôpital militaire et la visite du président de l’Afghanistan, Hamid Karzaï, qui, penché à son chevet, lui dit : « Tu vas repartir à Kandahar comme un lion et je vais arrêter les gens qui t’ont fait ça. »

Karzaï l’envoie se faire soigner en Inde. Pendant deux semaines, elle ne voit que du noir, puis sa vision revient. En même temps que son courage.

***

Son histoire a fait le tour de la planète. Shamsia avait 17 ans. Aujourd’hui, elle en a 22. Cinq ans plus tard, elle raconte l’attaque d’une voix assurée.

Lorsqu’elle entre dans la salle des profs de l’école où elle enseigne, personne ne la dévisage. Tous connaissent son histoire. Elle s’assoit sur le bout de sa chaise, le dos bien droit, elle ajuste son foulard, puis elle enlève ses lunettes, qu’elle tient dans ses mains serrées. Elle en porte depuis qu’elle a reçu de l’acide au visage. De fines lunettes à monture d’acier. Elle ne peut pas lire plus de 10 minutes d’affilée, sinon ses yeux pleurent. Son œil droit la fait toujours souffrir.

Elle tire les pans de son chandail contre elle. Il fait froid dans la grande salle et seul un poêle chasse l’air glacial. Shamsia ne touche pas à son thé.

Elle n’a pas été la seule blessée dans cette attaque.

Ce matin-là, trois motos ont pourchassé des filles de son école. Seize ont été touchées, mais c’est Shamsia qui a été la plus gravement atteinte. Elle est devenue, bien malgré elle, le symbole de la lutte contre les talibans, la figure emblématique du courage des filles qui vont à l’école malgré les dangers et les fous à moto qui lancent de l’acide.

Elle enseigne les sciences à des jeunes de 10 ans et elle étudie la physique à l’université. Il ne lui reste qu’un an avant d’obtenir son diplôme. Elle a 47 élèves dans sa classe.

Jamais elle n’a songé à quitter l’école. Ses parents l’ont encouragée. « Ils sont analphabètes et ils tenaient à ce que je sache lire et écrire », dit-elle. Sa petite sœur, par contre, n’a pas remis les pieds dans une classe. « Elle a eu trop peur. Elle s’est mariée et elle n’est jamais retournée à l’école », raconte Shamsia.

Elle ignore qui l’a attaquée. Des talibans ? « Ce sont des hommes qui n’aiment pas l’éducation », se contente-t-elle de répondre. Des individus ont été arrêtés, accusés, puis condamnés à quatre ans de prison. L’automne dernier, ils ont été relâchés. L’un d’eux vit à côté de chez Shamsia. Il est petit et maigre. Elle le croise souvent, mais ils ne se parlent pas. Elle n’ose rien dire de crainte qu’il ne l’attaque de nouveau.

Shamsia gagne 4000 afghanis (80 $) par mois. C’est elle qui fait vivre sa famille : son père en chômage, sa mère malade, son jeune frère et sa petite sœur. Elle ne veut pas se marier, sinon plus personne ne s’occupera d’eux.

L’avenir l’inquiète. Le retrait des troupes internationales lui fait craindre le pire. « La situation va se dégrader et ça va être la guerre », croit-elle.

Plus tard, elle veut quitter l’Afghanistan et vivre aux États-Unis ou au Canada. Pour étudier, pour avoir plus de liberté et pour ne plus jamais croiser son voisin.

Les filles et l'école

En 2001, sous les talibans, à peine 3 % des filles fréquentaient l’école. En 2013, ce chiffre avait grimpé à 40 %, selon l’International Crisis Group. Même si ces progrès sont impressionnants, le niveau de décrochage chez les filles reste élevé et la qualité de l’éducation est médiocre. À 18 ans, 43 % des filles sont mariées.

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