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EntretienPolitique

Denis Robert : « On nous prend vraiment pour des cons »

Alors que le procès d’Antoine Deltour, qui a révélé l’évasion fiscale au Luxembourg, se poursuit, et que la directive sur le secret des affaires est en voie d’être adoptée, Denis Robert juge que les banques continuent à avoir la main sur tout, et que les politiques sont complices. Observateur de Nuit debout, il espère un renouveau politique.

Journaliste et écrivain, Denis Robert a révélé avec l’affaire Clearstream, des mécanismes cruciaux d’évasion fiscale. Il a remporté en 2011 une longue bataille judiciaire contre les banques qui le poursuivaient.


Reporterre - Qu’est-ce qu’implique la directive sur le secret des affaires pour les citoyens et les journalistes ?  »

Denis Robert - Elle oblige le journaliste et surtout le lanceur d’alerte à faire la preuve qu’il n’espionne pas pour le compte d’autres entreprises, ou à des fins commerciales. C’est ce point qui pose réellement problème. Il est invraisemblable que cette directive, qui est un désir des multinationales et des lobbies bancaires, tombe au moment de la révélation des Panama Papers [évasion fiscale massive au Panama], et au moment du procès du lanceur d’alerte Antoine Deltour [qui a révélé les mécanismes d’évasion fiscale au Luxembourg]. Le gouvernement et les socialistes français sont dans une bipolarité éloquente : d’un côté, des beaux discours sur « Il faut protéger les lanceurs d’alertes », Et de l’autre, les députés socialistes européens qui votent dans leur majorité pour le secret des affaires. On nous prend vraiment pour des cons. En quoi cette directive va-t-elle aider à lutter contre la pauvreté, à rendre l’Europe plus démocratique ? En rien ! C’est encore une fois une loi qui sert les intérêts des puissants. C’est pour ça qu’il y a une grande fatigue qui s’empare de moi, et de tout le monde. Quand tu vois ce que l’on subit comme mensonges médiatiques et politiques quand tu es démocrate comme moi. - j’ai voté Hollande au second tour -, et quand tu vois toutes les couleuvres qu’on nous fait avaler... Cela rend la situation quasi pré-insurrectionnelle. En tout cas, il y a un climat où il ne fait pas bon vivre en France.

Cette atmosphère pré-insurrectionnelle te paraît-elle légitime ?

Je n’ai pas vécu beaucoup d’insurrections, j’avais neuf ans en 68. Mais là, il y a des violences policières, et je constate la distance entre la manière dont les médias mainstream en parlent, les images qu’ils nous montrent, et les vidéos virales sur Facebook où tu vois policiers très violents pris la main dans le sac. Mais on n’en est pas encore à une insurrection, on n’est pas à 500 000 personnes dans les rues. Nuit Debout se cherche. Le niveau des débats y est assez faible. Il y a d’un côté ceux qui ne veulent pas être récupérés politiquement, qui hurlent contre des Julien Bayou, contre la CGT, mais quand tu les écoutes, à part refaire la constitution, et ne pas vouloir être récupérés, ils ne proposent pas grand-chose politiquement. Des mecs écrivent : « Faisons un grève générale », mais c’est retweeté dix fois, c’est pas avec ça que tu fais une grève générale.

Que signifie selon toi Nuit Debout ?

Cela arrive en résonance avec le dégoût du politique. Ce qui réunit tous ces gens, c’est qu’on ne croit plus à la gauche du gouvernement. Et qu’on est très méfiant, y compris à l’égard de Mélenchon ou des écolos. On n’est plus représenté. Je me sens très Nuit Debout, je rentre en adéquation avec leur mouvement, j’irai sans doute présenter un film un soir, j’y suis allé deux trois fois, j’ai filmé. Mais je reste dans mon rôle qui est celui de témoin, de journaliste, d’écrivain, de commentateur parfois.

« Nuit debout entre en résonance avec le dégoût du politique »

Je mène ce combat depuis des années contre le capitalisme clandestin, contre les banques systémiques qui ont la main sur tout. Ma liberté de parole a été chèrement acquise. C’est parce que j’ai résisté à leurs pressions et que j’ai gagné mes procès qu’aujourd’hui je suis audible. Ce n’est pas pour ça que j’ai une solution, mais simplement des explications. Et le truc que je peux démontrer, c’est que les problèmes que rencontre ce pays en matière de taux de chômage, de pauvreté, de fiscalisation trop importante,… pourraient être facilement résolus si les partis luttaient véritablement contre l’évasion de capitaux et contre la fraude fiscale.

On les a pris la main dans le sac récemment avec Luxleaks. Entre 50 et 100 milliards de rentrées fiscales qui ne sont pas rentrées. Et Luxleaks ne représente que 340 multinationales. Le procès d’Antoine Deltour a lieu au Luxembourg dans un théâtre qui s’appelle un tribunal, dans une pièce qui a été coécrite par Kafka et Ionesco. C’est une situation dingue où les accusateurs sont les voleurs. Au Luxembourg, tu ne peux pas avoir de justice financière ni de justice tout court. Ces juges ne sont instrumentalisés que pour faire condamner Antoine Deltour. Ils sont obligés d’en faire un exemple parce qu’autrement, tout leur business s’effondre.

Le Luxembourg est un pays scélérat, un pays qui participe à ce kidnapping géant qui fait qu’aujourd’hui la France est pauvre. Et pourquoi n’est-il pas attaqué par François Hollande ? Pourquoi, quand Manuel Valls y est allé il y a quinze jours, a-t-il fermé sa gueule quand on l’a interrogé sur Antoine Deltour ? Son silence est la preuve absolue que Manuel Valls est un homme de droite qui soutient le système bancaire et le système politique luxembourgeois.

Eva Joly publie un livre sur Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre du Luxembourg et aujourd’hui président de la commission européenne. Est-il un brigand ou une victime ?

Il n’est certainement pas victime ! Il n’est pas brigand. Il y a une vidéo sur internet assez troublante où il dit en substance qu’il n’est pas l’homme des banques et du capitalisme. Il dit : « Il y a pire que moi dans cette assemblée ». Juncker est évidemment l’homme du système bancaire, l’homme qui pendant vingt ans a organisé la fraude à Luxembourg. Mais, humainement c’est quelqu’un d’assez sympathique. Son surnom c’est « Mister Dijo », dijo comme digestif. Il te tape tout de suite sur l’épaule, il est très drôle, il sort des vannes. Et il adore être pris pour un con alors qu’il ne l’est pas. Il parle trois langues couramment, il a une culture parfaite des institutions européennes, il connaît tous ses dirigeants. Et surtout, il connaît tous leurs secrets. Ayant été à la place ou il a été dans le système bancaire luxembourgeois, il a des dossiers sur tout le monde. Je peux vous donner un exemple que j’ai vécu au moment de Clearstream. Quand Peillon et Montebourg ont mené leur enquête sur le Luxembourg, elle était accablante : « Le Luxembourg plaque tournante du blanchiment », « Paradis des trusts », « Clearstream la boîte qui organise la fraude », des propos violents. Que s’est-il passé ? Démenti de Laurent Fabius et d’Hubert Védrine. Pourquoi ? Parce que Juncker a dit en substance, relayé par une dépêche de l’AFP : « Que les Français ne viennent pas nous donner des leçons parce qu’on pourrait leur parler des retro commissions sur les ventes d’armes ou sur le nucléaire ». A la suite de quoi, Vedrine a dit : « Peillon et Montebourg se trompent, le Luxembourg est un pays qui fait des efforts en matière de lutte contre la fiscalité ». Si Juncker se retrouve à la tête de l’Europe aujourd’hui, c’est parce il est l’homme des banques et du système.

« Jean-Claude Juncker est l’homme des banques »

Ce qui est lamentable c’est de voir qu’un parti qui se dit socialiste a voté pour ce type-là en accord avec le Parti populaire et les partis de droite. Les seuls qui nous représentent un petit peu à Bruxelles sont les Verts allemands et français, ou le Belge Philippe Lamberts, qui est formidable.

Qu’est-ce qui a changé depuis Clearstream, après Luxleaks, les Panama Papers ?

Avec Clearstream on était des pionniers. Clearstream participe exactement du même fonctionnement que Luxleaks, que SwissLeaks, que les Panama Papers, même si l’ampleur est différente. Des témoins de l’intérieur ont le courage de filer des documents. Ce qui unit toutes ces histoires, c’est l’informatique, le piège infernal que représentent les traces numériques de ces échanges financiers. Les fraudeurs ne sont plus à l’abri d’un piratage ou du fait qu’à l’intérieur de ces systèmes, des hommes aient des problèmes de conscience. La fraude fiscale devient de plus en plus insupportable, parce les très riches le sont de plus en plus et la paupérisation s’aggrave. C’est pour cela que je reviens à mon propos originel : ces affaires sont fondamentales. Si t’as une hiérarchie à faire dans la lutte contre le chômage, contre le racisme, les problèmes de migration, Daesh,… eh bien, être de gauche aujourd’hui, c’est lutter contre les banques. C’est reprendre le discours de François Hollande au Bourget et le réaliser concrètement !

Comment expliquer que malgré tout ce qui est sur la table - les Panama Papers, Luxleaks, les banques -, rien ne semble bouger vraiment ?

Une des premières explications est que les politiques consolident ce système. Quand je vois que Laurent Wauquiez finance son parti politique avec l’argent des traders de Londres, je ne vais pas lui demander de lutter contre la finance. Nombre d’hommes politiques sont financés par BNP Paribas ou par des industriels. Regarde Sarkozy : comment peut-on aujourd’hui accorder une once de crédit à ce type qui s’est payé toutes ses conférences chez Goldman Sachs et qui nous a annoncé la fin des paradis fiscaux ? Il nous a vraiment pris pour des cons. Juncker est un homme du système, Sarkozy en est un autre : c’est vraiment le petit télégraphiste de Goldman Sachs.

L’autre explication est que les médias n’ont jamais pris à leur juste mesure l’importance de ces histoires. Il a fallu attendre dix ans pour que le journal Le Monde découvre que les banques françaises ont des filiales dans les paradis fiscaux.

La bonne nouvelle de tout ça est que l’opinion est de plus en plus sensible à ces questions.

Que faut-il faire pour que cela change ?

Il faut créer Podemos, faire un parti politique. La solution pour moi est de trouver quelqu’un qui n’a pas d’ambition politique. On me dit Nicolas Hulot, pourquoi pas ? Mais il n’en a pas envie, et je le comprends, ça demande un tel effort. Dans l’offre qui m’est faite, je voterais sans doute Mélenchon. Mais sur les questions de finance il n’est pas assez bon, et en général, il est hyper clivant. Il a une sorte d’arrogance qui fait que je ne pense pas qu’il soit capable de fédérer. Accepterait-il si, un homme vient de cette gauche-là, de le suivre ? Peut-être, je ne crois pas que ce soit un mec accroché au pouvoir.
Mais on ne l’a pas encore, cet homme providentiel. De toute manière, les partis d’extrême gauche sont tous partis comme en 40 pour le grand morcèlement. On s’achemine vers une autoroute pour Alain Juppé, s’il ne fait pas de conneries. Ce sera moins pire que Marine Le Pen ou que Nicolas Sarkozy, et ce sera équivalent à François Hollande.

« Des lanceurs d’alerte, il y en aura tout le temps et partout »

Tout ce que tu dis ne décrit pas un monde libéré de la finance ?

C’est pour cela que la trahison de François Hollande est vraiment dure à avaler. On ne le sait pas, mais j’ai rédigé des notes en préparation de son discours du Bourget. Ses proches m’avaient envoyé son discours une semaine avant. Et il y a des éléments de langage qui viennent de mes notes. Dans une des premières versions du discours, il y avait des noms de banques, il s’y attaquait. Ce n’était pas une abstraction. Mais ça l’est devenu, et c’est là où il a des propos qui sont électoralistes et vraiment putassiers. Il n’y croyait pas, à son discours sur la finance. En arrivant au pouvoir, il aurait dû agir très vite : séparer les banques d’affaires et de dépôt, interdire les filiales dans les paradis fiscaux, avoir une liste des paradis fiscaux. Il ne l’a pas fait alors qu’il aurait pu. Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Depuis, ça n’a fait qu’empirer. De reniement en reniement. L’indice tangible de ces reniements, c’est la liste annuelle des paradis fiscaux qui n’a fait que se réduire, alors que l’argent abondait partout, Luxembourg, Singapour, Caïmans…
Mais tu ne peux pas être ministre de l’économie socialiste comme l’est Michel Sapin et considérer que le Panama n’est pas un paradis fiscal. C’est pourtant ce qu’il a fait une semaine avant le scandale pour toussoter une semaine après, « Excusez moi je me suis trompé ». C’est d’une stupidité crasse. Soit ce sont des ignorants et c’est grave, soit ils sont des complices. Avant Luxleaks, j’avais encore des précautions oratoires quand je parlais d’Hollande. Parce que l’homme a un petit côté touchant et drôle, et je déteste le Hollande bashing - toutes ces vannes un peu facile que te balancent les mecs de droite qui feraient pire à sa place. Mais là ce n’est plus possible.

Ton constat est sombre.

Pas forcément. Luxleaks c’est génial, parce que là, les multinationales et le Luxembourg sont pris la main dans le sac. On arrive à un autre stade de connaissance des processus avec le rôle prééminent des sociétés d’audit dans le pillage des nations. Avec Luxleaks, on tombe sur Price waterhouse Cooper qui est une pieuvre mondiale, payée par ses clients, les banques et les multinationales. Pour nous faire les poches, les prédateurs financiers –ces super riches qui amassent des fortunes de plus en plus colossales- ont besoin d’outils financiers discrets pour les transferts –des boîtes comme Clearstream-, d’auditeurs complices qui leur donnent un vernis de respectabilité – les juristes et faux comptables des big four- et de royaumes de papier comme le Luxembourg où ils peuvent planquer le produit de leur vol. Ce système est très verrouillé. Sauf qu’avec les affaires qui sortent et surtout Luxeleaks, les masques tombent. La succession de scandales peut réveiller les gens.

Si Antoine Deltour est condamné, ce qui est possible, la colère va gronder. S’il est relaxé, c’est la porte ouverte à beaucoup de lanceurs d’alerte. Donc, in fine, la mort du Luxembourg. Je ne crois donc pas à cette seconde hypothèse. Ce serait un coup de tonnerre là-bas. De toute manière, et c’est la bonne nouvelle de l’histoire, des lanceurs d’alerte il y en aura tout le temps, partout et de plus en plus. Tant qu’on ne peut pas transformer tous les types qui bossent dans des boîtes comme les banques et les sociétés d’audit, ou les petites mains des ministères, par des machines, il y aura des fuites. C’est l’impondérable, le facteur humain. C’est ce qui à terme va les déstabiliser. C’est ce qui fait vaciller le système et flipper les voleurs ou les Jean Claude Juncker. Pourquoi crois-tu qu’ils nous sortent aujourd’hui cette loi sur le secret des affaires ? L’informatique est un piège merveilleux pour nous. Et infernal pour eux.

-  Propos recueillis par Hervé Kempf et Marc Sautelet

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