Vivre en Inde, c’est vivre dans l’étonnement permanent. J’ai beau le savoir, je me suis retrouvé complètement ébahi un soir de juillet 2014, assis par terre en tailleur et flanqué de deux prêtres hindous, pour la cérémonie d’attribution du prénom de mon nouveau-né. Et, le plus étonnant, c’est le nom donné à mon fils : Alexander Francis Viswanathan Crabtree.

Des fumées d’encens montaient autour de moi et le plus âgé des prêtres, tout en psalmodiant, prenait dans un plat en argent des soucis et les jetait à mes pieds tout en dessinant, dans un autre plat, des motifs dans du sable. Tandis que la pluie de la mousson battait aux carreaux, on m’a oint les mains d’huile parfumée. Une noix de coco hirsute trônait au sommet d’un pot – elle représentait une divinité hindoue, c’est seulement plus tard que je l’ai appris. Ma femme Mary était assise dans un canapé, notre bébé dans les bras, en présence d’une dizaine de nos amis assistant perplexes à la scène. Plongé moi-même dans une grande confusion, je me souviens m’être demandé comment, en Occidental athée bon teint, j’avais bien pu atterrir là.

Comment j’ai donné un prénom hindou à mon fils

Tout avait commencé six mois plus tôt, quand une voisine indienne avait appris que nous allions avoir notre premier enfant. Nous avions quitté Londres pour Bombay fin 2011 et nous étions installés à Colaba, un quartier du sud de la capitale financière, plein de maisons délabrées et cher aux expats, à quelques minutes à pied seulement du célèbre hôtel Taj et du front de mer. J’ai passé les deux années suivantes à écrire pour le Financial Times des articles sur le monde des affaires en Inde, et à sillonner le pays avec ma femme tous les week-ends, entre escapades au ski dans l’Himalaya et safaris au tigre dans le Madhya Pradesh [centre du pays].

Et à l’automne 2013 tout a changé. Fini les voyages, nous nous sommes mis à nous renseigner sur les maternités et l’importation de sièges auto. Le moment venu, nous a dit notre voisine, il nous faudrait impérativement célébrer une cérémonie hindoue pour donner à l’enfant un prénom ; elle pouvait nous l’organiser avec les prêtres de sa propre famille, un tandem père-fils. Super, ai-je répondu. Ça a l’air sympa. Pourquoi pas ?

Un hôpital local réputé avec une vue sur la mer

Les expatriés futurs parents rentrent généralement dans leur pays pour la naissance de leur enfant, idée qui pour notre part ne nous a jamais vraiment tentés. Nous avons écrit à nos familles des e-mails à mots choisis pour vanter l’excellence des établissements de santé et le niveau admirable des médecins en Inde. Finalement, nous avons jeté notre dévolu sur l’hôpital Breach Candy, prisé par les Indiens aisés et dont la maternité jouit d’un panorama époustouflant sur la mer d’Oman.

 
Nos premiers mois avec Alexander ont été marqués par ce cocktail d’angoisse et d’épuisement commun à tous les jeunes parents, quelques spécialités indiennes en prime.”

Pour sa première sortie de la maison, nous sommes ainsi passés par la Porte de l’Inde, arche monumentale dont la construction par les Britanniques s’est achevée en 1924, avant d’aller prendre le thé à l’hôtel Taj. Quand la mousson s’est enfin terminée, nous avons passé de délicieux après-midi à ne rien faire dans les transats des jardins du Breach Candy Club, fondé sous l’ère coloniale, ou à batifoler dans sa piscine géante qui reproduit les contours du territoire indien.

Les avantages que l’Inde offre aux parents

Je me suis aussi mis aux promenades avec Alexander en porte-bébé, jusqu’à l’Oval Maidan, à Churchgate, immense esplanade où l’on se retrouve pour jouer au cricket, par exemple, ou encore dans le quartier de Fort, cœur historique de Bombay où je lui achetais son goûter préféré, un petit pain frais au beurre, chez Yazdani, une vieille boulangerie parsie. Pour les Indiens, la vue d’un géant roux se promenant à grandes enjambées avec un lutin roux suspendu contre lui est un spectacle fort divertissant.

Les Indiens, en dehors des grandes villes comme Bombay, voient peu de bébés étrangers : c’est donc la même curiosité bienveillante qui nous a accueillis lorsque nous avons repris nos escapades, trimbalant Alexander d’un salon du livre au Rajasthan, dans le Nord, au quartier français de la ville de Pondichéry, dans le Sud.

 
Traverser un aéroport indien avec mon fils est sans doute l’expérience qui m’aura le plus rapproché de ce que vivent les stars : les têtes se tournent pour détailler le bébé, et de parfaits inconnus nous abordent, embarrassés mais tout sourire, pour nous demander un selfie.”

Nous avons vite découvert les avantages qu’offre l’Inde aux parents, à commencer par un choix pléthorique de modes de garde. On peut même louer les services de nounous de nuit, qui viennent à la maison s’occuper du bébé pour permettre aux parents de se reposer. Convaincus que nous devions apprendre notre métier de parents à la dure, nous avons décliné cette option – plongeant certains de nos amis indiens dans la plus grande incompréhension. D’autres s’étonnaient de nous voir coucher Alexander à l’heure européenne bien sage de 19 heures, quand beaucoup de petits Indiens ne s’endorment que vers minuit.

Tout n’était pas parfait, cependant. Les parcs sont rares à Bombay, la circulation infernale, la chaleur étouffante. Les trottoirs sont le plus souvent inexistants et, quand ils existent, ils sont criblés d’ornières et envahis par les vendeurs ambulants, donc impraticables en poussette. Par comparaison, Londres ou même Singapour, où nous nous installons le mois prochain, font figure, avec leurs espaces verts et leurs musées pour petits et grands, de vrais paradis des familles.

Il y a aussi d’autres difficultés. Dans notre quartier, Alexander et moi croisions souvent des enfants des rues, tout sourire, qui passent en courant et tendent leurs bras maigres pour demander la pièce. L’Inde est une terre de contrastes, on le dit assez souvent – la misère dans laquelle vivent tant de petits Indiens et l’amour que porte pourtant cette culture aux enfants en offre l’un des exemples les plus bouleversants.

Viswanathan ou “seigneur de l’univers”

Cette affection pour les enfants est bien ce qui nous aura le plus marqués lors de notre séjour en Inde (inconnus gagas devant les bébés ou amis qui se sont mis en quatre pour fêter la naissance du nôtre), et nous l’avons sentie avec force lors de sa cérémonie hindoue, un rite qui illustre à merveille la conviction qu’ont les Indiens que l’arrivée d’un bébé doit être une fête pour tous.

Certes, il y a le nom un chouïa pompeux de Viswanathan, ou “seigneur de l’univers”. En Inde, les parents attendent parfois longtemps pour donner un prénom à leur enfant, mais nous avions choisi Alexander dès les premiers jours. Peu importe, avait dit la voisine : les saints hommes nous donneraient une initiale de bon augure, et nous n’aurions plus qu’à choisir un prénom commençant par cette lettre. La suite est pour moi confuse.

 
Le plus âgé des prêtres est apparu à notre porte quelques minutes avant la cérémonie et m’a remis un carnet noirci de mots en écriture cursive et de symboles astrologiques. Puis avec un regard éloquent, il m’a dit : “C’est la lettre V.”

Bouffée de panique. Naïf que j’étais, j’avais cru que nous aurions plusieurs jours pour mûrir notre choix. Le prêtre s’impatientait déjà, il lui fallait une réponse. Mentalement, j’ai cherché à toute vitesse un nom indien qui conviendrait, un nom indien, n’importe lequel, qui commence par un V. Vikram ? Vijay ? Et là, le flash : Viswanathan, d’après “Vishy” Anand, le grand champion d’échecs indien, que j’avais découvert pendant notre séjour et que j’admire tant.

C’était donc décidé : ce serait Alexander Francis Viswanathan Crabtree, un nom à coucher dehors et prétentieux comme ça n’est pas permis, et impossible à faire tenir sur ses futures cartes de visite. Pour être honnête, ce troisième prénom ne figure pas sur son passeport, dont nous avions fait la demande dès les premiers jours qui ont suivi sa naissance. Je n’en espère pas moins qu’Alexander chérira son prénom indien secret. Et si ce n’est pas le cas, j’aurai toujours, pour ma part, une pensée tendre pour la cérémonie qui le lui a donné, et plus encore pour le pays qui l’a accueilli en ce monde.