La photo de « LIFE » qui changea le visage du SIDA

En 1990, le SIDA est l’épidémie la plus taboue et certains – mêmes professionnels – n’osent toujours pas toucher les malades de peur de contagion. Une photo de la jeune photographe Therese Frare, publiée dans le magazine « LIFE » en novembre, changera l’histoire et la vision de l’opinion publique sur ce fléau.
Journe mondiale de la photographie  David Kirby et la photo de LIFE qui changea le visage du SIDA
Capture de la publicité Benneton / Theresa Frare

Au commencement était David
Il s’appelle David Kirby. C’est un militant LGBT qui a quitté sa Californie d’adoption pour revenir dans son Ohio natal, rejoindre sa famille et mourir en paix – si le SIDA le permet. La photo de ses derniers instants est christique ; David cadavérique, en plein calvaire, enfin entouré des siens qui l’ont accueilli à bras ouverts malgré leurs différents passés, et leurs différences. Son père, Bill, submergé de tristesse, étreint ce fils à l'agonie.

À l’époque, la scène a des allures d’inédit : on connaît encore mal le virus du SIDA et toutes sortes de rumeurs quant à sa contagion circulent aussi vite que la maladie. Ce contact résume tous les tabous.

Témoin éclair de cette scène, la jeune Therese Frare, étudiante en journalisme de l’université d’Ohio, ignore alors que cette photo prise discrètement lors derniers instants de David, sera, en 20 ans, vue par près d’un milliard de personnes et reproduite dans des centaines de journaux, magazines et émissions de télé, devenant même, bien malgré elle, l’objet d’une immense controverse. « J’ai commencé mon cycle d’études à l’université d’Ohio, à Athens, en janvier 1990, se souvient Frare pour le magazine TIME. Aussitôt, je me suis portée volontaire à la Pater Noster House, un hospice qui accueillait les malades du SIDA, à Colombus. En mars, j’ai commencé à prendre des photos et connaître l'équipe, et surtout un autre volontaire Peta, qui s’occupait de David et d’autres patients. »

Le dernier jour d'un condamné
« Le jour où David est mort, je rendais visite à Peta. Les infirmiers sont venus le chercher pour qu’il soit avec David, et Peta m’a emmenée avec lui. Je suis restée à la porte de la chambre, ne voulant pas gêner, quand la mère de David est venue me chercher, disant que la famille voulait que je photographie leurs ultimes adieux. Je suis entrée dans la chambre et me suis mise discrètement dans un coin, bougeant à peine, observant la scène en prenant des photos. Par la suite j’ai su, intimement su, que quelque chose de vraiment incroyable s’était déroulé dans cette chambre, juste sous mes yeux. »

© Therese Frare

Avant que la photo ne fasse le tour du monde, le sort des malades du SIDA souffre de désinformations et d’une stigmatisation oppressante, comme en témoigne Kay Kirby, la mère de David, restée par la suite très proche de Peta, l’ami des derniers instants de son fils : « Mon mari et moi étions blessés de la façon dont David était traité dans ce petit hôpital de province qui était à côté de chez nous, et où il était soigné après son retour en Ohio. Même la personne chargée des menus refusait de laisser David en toucher un, par peur d’être infectée. Elle lui lisait les menus des repas à voix haute depuis la porte de sa chambre. On s’est promis de faire en sorte d’éviter que les autres malades du SIDA vivent ça…»

La photographe, ayant pris d’autres photos de David Kirby au cours de ses visites à l’hospice Pater Noster, avait conclu un accord avec ce dernier : Therese Frare pouvait prendre autant de photos qu'elle voulait de David, à condition qu'elle n'en retire aucun profit personnel.

« Jusqu’à ce jour, je ne touche aucun revenu sur cette photo. David était un militant, il voulait que le message passe sur les effets dévastateurs du SIDA sur les familles et les communautés. Honnêtement, je pense qu’il pressentait bien plus que nous l’importance que ces photos allaient bientôt prendre », confesse Frare. Avant d’ajouter, dans un éclat de rire : « À l’époque, j’étais en mode : De toute façon, qui verra ces photos ? »

La polémique Benetton
« Je n’ai jamais pensé que la photo serait publiée dans le magazine LIFE*, ou qu’elle gagnerait des prix, ou même qu’elle serait impliquée dans une controverse – certainement pas quelque chose d’aussi épique que la controverse Benetton »*, affirme Therese Frare. En effet, après sa publication dans TIME, la photo de David remporte le prix World Press Photo Award, mais ce n’est que deux ans après, lors de son utilisation pour une publicité Benetton – marque sacrément connue pour ses controverses, qu’elle atteint le monde entier, portée par une immense polémique.

Colorisée, la photo, faisant à la fois la pub des vêtements colorés et une sensibilisation jamais suffisante autour des malades du SIDA, attire les foudres du clergé catholique (qui lui reproche de caricaturer les images du Christ recueilli par Marie après sa crucifixion) et même celles des militants LGBT, furieux qu’une marque de vêtements utilise la mort pour vendre des tee-shirts. Même la puissante association caritative anglaise pour la lutte contre le SIDA, le Terrence Higgins Trust, s'en mêle et se mobilise pour faire interdire la pub, jugée « agressive et sans éthique », tandis que des magazines comme Elle, Vogue ou Marie-Claire refusent de l’imprimer dans leurs pages. Appelant même à un boycott de Benetton, le Sunday Times argumente alors que « la seule façon d’arrêter cette folie, c’est par le pouvoir de l’argent. »

Pourtant, à l'époque, les Kirby et Therese Frare ne voyaient pas du tout la commercialisation de cette photo du même œil : « Nous n’avons jamais eu de réserves quand Benetton a voulu utiliser la photo de Therese pour leur pub, explique Kay Kerby à Life.com. Ce que je n’ai pas supporté, c’est comment tout le monde a ajouté son grain de sel pour dénoncer cet 'outrage', alors que personne ne savait rien de nous », ce qui n’était pas sans rappeler les effets secondaires macabres de la maladie du SIDA sur l'entourage, selon elle.

« Nous pensions simplement qu’il était temps que les gens voient la vérité sur le SIDA, et si Benetton pouvait nous aider à cela, pourquoi pas ? Cette pub était la dernière chance pour les gens de voir David – une sorte de marqueur, qui montrait clairement qu’ il avait existé, qu'il avait été parmi nous. » Et l'auteure de la photo d’ajouter : « Vous savez, quand la campagne Benetton s'est lancée à l’époque, et que la controverse sur leur utilisation de ma photo de David était à son comble, je me suis effondrée. Je ne m’en remettais pas. Mais Bill Kirby m’a dit quelque chose que je n’ai jamais oublié. Il m’a dit : ’Écoute Therese. Benetton ne nous a pas utilisé, ou exploité. C'est nous qui l'avons utilisé. Grâce à eux, ta photo a été vue dans le monde entier, et c’est exactement ce que David voulait.’ Je me suis finalement accrochée à cette idée-là. »

In memoriam
De cette polémique, Therese Frare ne tire qu’un seul regret : « Au final, la photo de David est devenue la seule image qui a circulé dans le monde entier, alors que j’avais voulu documenter bien d’autres aspects avec Peta, et les Kirby, et d’autres personnes à Pater Noster. Et tout cela s’est en quelque sorte perdu, oublié. »

David Kirby est mort en avril 1990 à l’âge de 32 ans, peu de temps après les débuts de Therese Frare à l’hospice. Barb Cordle, un volontaire de Pater Noster à l’époque où David y était, a livré l’analyse la plus juste, peut-être, de cette célèbre photo. Selon lui, « elle a fait plus pour attendrir le cœur des gens sur le SIDA que tout ce que j’ai pu voir. Vous ne pouvez pas regarder cette photo et détester quelqu’un qui a le SIDA. C'est devenu tout simplement impossible. »