Qu’est-ce qui détermine un monde ?

« En quoi ces rapports sont-ils déterminants ? La taille caractéristique des atomes est fixée par le rayon de Bohr, qui traduit un compromis géométrique entre l’attraction électrostatique des électrons par le noyau et la répulsion d’origine quantique, et fait intervenir la masse de l’électron. »

paru dans lundimatin#60, le 9 mai 2016

Qu’est-ce qu’un monde ? Dans une perspective centrée sur le vivant — ou ce qui tente de l’être — le monde est déterminé par ce qu’il est possible de percevoir de l’environnement au travers de capteurs sensoriels. La tique est, depuis Uexküll, l’exemple obligé du monde vivant de basse dimensionnalité. Alors, comme disait Spinoza, va pour les tiques.

Les organes sensoriels des tiques (pores et soies) sont disposés sur leur cuticule. Du printemps à l’automne, la tique attend son hôte sur la végétation basse et perçoit la respiration, l’haleine et la sueur de celui-là grâce à ses capteurs de dioxyde de carbone, d’ammoniaque, de sulfure d’hydrogène et de benzaldéhydes. Ses capteurs d’hygrométrie lui permettent de gérer sa déshydratation en petit épargnant, en buvant l’eau de l’air lorsque l’humidité relative dépasse les 43% et en descendant sur le sol par temps sec — au prix d’une forte consomption de graisses. Ses capteurs de température et ses sensilles la guident dans son exploration de l’hôte — telle est sa quête, suivre les poils — jusqu’à localiser un lieu chaud et humide propice à la perforation. Ses récepteurs hormonaux, enfin, lui permettent de procéder à un accouplement unique auquel succède la mort du mâle ; la femelle meurt, elle, après la ponte — l’amour est une affection de Lyme. Chacun de ces stimuli procède d’une mesure de l’intensité locale d’un champ (la température, le taux d’humidité, etc.) présent dans tout l’espace, et détermine une dimension du monde. Ainsi, le nombre de stimuli indépendants, d’observables, détermine le nombre de dimensions de l’espace constituant ce monde-là, dans sa singularité.

Il est tentant d’étendre ce concept du monde animal au monde social des Hommes : serait constitutive d’une intelligence la multiplicité des dimensions selon lesquelles elle s’exerce et l’intensité d’une vie s’établirait dans la variété, en nature comme en intensité, des relations établies entre individus. Le contrôle exercé dans la période récente par le néo-management n’a eu de cesse de s’attaquer à la vie, de la réduire dans sa dimensionnalité jusqu’à l’atomisation complète du corps social. Le néo-manager dispose pour ce faire d’un instrument privilégié : l’évaluation, qui consiste à rabattre — à projeter — la multidimensionalité d’un monde sur un axe unique. La liberté restreinte à celle d’un automobiliste sur l’autoroute. Du reste, le monde du néo-management s’articule selon quatre dimensions baptisées Strength, Weakness, Opportunity et Threat — SWOT, véritable cri de ralliement de la médiocrité — qui ne sont pas sans rappeler le monde de la tique. L’évaluation (d’un projet, d’un savoir faire, d’un savoir être) vise, par la mise en concurrence des individus et des collectifs humains qui organisent la société, à atomiser et à détruire toutes les formes de solidarité et de vie collective. La souffrance au travail, la solitude, le fatalisme, l’isolement, le sentiment de n’avoir le temps de rien faire bien, les bouffées dépressives ne sont pas des dommages collatéraux du néo-management, des dysfonctionnements malheureux de l’autocratie gestionnaire, mais inhérents à ce mode de fonctionnement qui impose une violence et un contrôle systémiques aux acteurs du monde social. Ils constituent son but inavoué : réduire la vie à la faible dimension et de manière ultime, à la dimension nulle.

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Du point de vue de la matière, le monde s’organise autour d’un espace géographique et historique, l’espace-temps. Cet espace-temps est, d’après la coutume scientifique, peuplé de champs, qui traduisent les interactions de la matière, et qui déterminent la singularité de ce monde matériel. Les champs qui peuplent l’espace-temps sont des champs d’opérateurs et non les simples champs que détecte la tique. C’est de la destruction ou de la création d’un champ que nait l’interaction.

La science de la matière a toujours cherché à unifier les interactions fondamentales, à les faire entrer dans des rapports unitaires. Ainsi, les phénomènes magnétiques et électriques furent-ils unifiés par Maxwell. Ainsi encore, la température qui était pensée au 19e siècle comme un champ autonome, une dimension du monde, fut rabattue sur la mécanique lorsqu’il devint évident que la température n’était rien d’autre que l’énergie microscopique d’agitation de la matière. Les formes d’interaction non unifiées à ce jour déterminent les dimensions du monde matériel. Dès lors, les caractéristiques de ce monde ci sont déterminées par les rapports entre les intensités de ces interactions : ce qui détermine le monde matériel, ce sont les rapports de force. Ces rapports n’ont pas de dimension : ce sont des nombres purs.

En quoi ces rapports sont-ils déterminants ? La taille caractéristique des atomes est fixée par le rayon de Bohr, qui traduit un compromis géométrique entre l’attraction électrostatique des électrons par le noyau et la répulsion d’origine quantique, et fait intervenir la masse de l’électron. La « vitesse » périphérique des électrons autour du noyau est, elle-aussi, fixée par ces interactions. Le rapport α de cette vitesse caractéristique à la vitesse de la lumière s’appelle la constante de structure fine et caractérise l’intensité du couplage entre photons et électrons. Car l’interaction en Physique nécessite un vecteur qui la véhicule (le photon pour l’interaction électromagnétique dont il est ici question). L’interaction est échange d’information. Nous devons au lecteur de signaler que dans ce monde matériel-ci α vaut 1/137,036… Si α avait été plus grand de seulement quelques pourcents, les noyaux des petits atomes auraient éclaté sous l’effet des forces électrostatiques et la fusion atomique au cœur des étoiles en serait empêchée, bloquant la production de carbone nécessaire à la vie.

Il en va de même pour l’intensité des interactions fortes qui détermine la cohésion des noyaux atomiques. Si elle avait été 4% plus élevée, la production d’Hélium 2 par réaction de deux protons aurait été possible. Cette réaction aurait rapidement consommé l’énergie des étoiles, provoquant leur effondrement en trous noirs. Si elle avait été 10% plus faible, le noyau de deuterium n’aurait plus été lié et la chaîne de production des éléments chimiques d’importance biologiques aurait été bloquée.

On le voit, un autre monde, radicalement différent, ne suppose que d’infimes déplacements des rapports d’interaction, rapports qui conditionnent ce monde par réaction en chaîne. Ernst Bloch tenait de Walter Benjamin ce récit hassidique sur le monde à venir : « Afin d’instaurer le règne de la paix, il n’est nullement besoin de tout détruire et de donner naissance à un monde totalement nouveau ; il suffit de déplacer à peine cette tasse ou cet arbrisseau ou cette pierre, en faisant de même pour toute chose. » La version de Benjamin lui-même complète la parabole : « Là-bas, tout sera précisément comme ici. Notre chambre demeurera dans le Monde à venir telle qu’elle est à présent ; là où maintenant dort notre enfant, c’est là qu’il dormira également dans l’autre monde. Et les habits que nous endossons dans ce monde-ci, nous les porterons également là-bas. Tout demeurera comme à présent, à peine modifié. ». Il suffit de pousser plus fort, rien qu’un geste.

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Le monde matériel est déterminé, encore, par le rapport de masses entre électrons et protons, dont la formule la plus populaire de la science moderne permet d’appréhender qu’il est également un rapport entre énergies d’interaction. Sa valeur faible (environ 1/1836) conditionne le fait que les électrons occupent des positions bien définies autour du noyau et ne gigotent pas trop. Sous un rapport plus grand, les processus chimiques fins comme la réplication de l’ADN seraient impossibles et il n’existerait pas de structures atomiques ordonnées. A vrai dire, sous un rapport plus grand, le cœur des étoiles ne serait pas assez chaud pour initier les réactions nucléaires. Le rapport de masses entre électron et proton détermine la lumière visible, cette fenêtre de longueurs d’ondes pour laquelle l’eau est transparente.

Il se combine avec la gravité pour déterminer la taille (quelques dizaines de mètres) des plus grands animaux terrestres, taille limitée par le poids que peuvent supporter leurs pattes, et pour déterminer la taille des plus petits corps astraux (les planètes naines) qui soient arrondis par leur gravité. Il intervient encore dans l’expression des masses d’une étoile et d’une galaxie ordinaires. Il conditionne la distance à un soleil à laquelle une planète comporte, comme la Terre, de l’eau sous ses trois phases : solide (la glace), liquide et gazeuse. Les rapports d’interaction déterminent donc le monde matériel dans la hiérarchie des échelles qui le composent : atome, longueur d’onde de la lumière visible, Homme, planète, soleil, galaxie, amas…

La force de gravité entre deux protons est 10^36 fois plus faible que la force électrique. Pourtant, c’est cette force ridiculement faible qui organise le monde à grande échelle. La force électrique, fabuleusement forte, devient négligeable aux échelles grandes devant la taille atomique, par effet de neutralisation entre les charges positives et négatives.

Ainsi, les rapports de forces — les constantes de couplage — qui déterminent un monde, trouvent-ils leur traduction dans des rapports d’échelles d’espace et de temps. On peut dès lors renverser la perspective et poser le primat des hiérarchies d’échelles dans la détermination d’un monde. Transposé au vivant, il s’agit de poser les rapports de l’individu au collectif, l’organisation sociale, comme constitutifs du monde, et non plus la nature des percepts individuels et des interactions dont ils sont les vecteurs. Dans le même temps, il s’agit de reposer la détermination du monde en termes dynamiques, évolutifs, et non plus statiques. Le néo-libéralisme a assis son hégémonie culturelle sur la caricature spencerienne d’un monde devenant toujours plus moderne par la mise en concurrence, savamment biaisée par l’héritage, des individus et de leurs structures d’organisation. L’évolution dans le règne du vivant repose sur des mécanismes autrement plus subtils, qui a conduit aux sociétés humaines et à la civilisation, par sélection d’instincts cognitifs et sociaux comme l’altruisme, l’éducation, l’empathie, la solidarité, l’entraide. L’avantage comparatif des espèces sociales procède d’une capacité collective à aider les plus faibles et à repousser la guerre aux frontières de l’éco-système. C’est par l’articulation entre comportements individuels et avantages collectifs que les mécanismes de sélection ont conduit le vivant à coloniser l’espace des possibles et à étendre la dimensionnalité du monde.

Qu’est-ce qu’un monde ?

Qu’est-ce qui détermine un monde ?

Par quelle série de décalages infinitésimaux changerons-nous celui-là ?

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