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Libération
Reportage

L’avortement, un droit en sursis dans le Missouri

A l’approche de la présidentielle, la droite religieuse, dominante dans le Midwest, tente par un harcèlement verbal et législatif d’empêcher les IVG. Seule une clinique résiste encore.
par Matthieu Écoiffier, Envoyé spécial à Saint-Louis
publié le 16 mai 2016 à 19h11

«Hé mum, que diriez-vous de ne pas lui arracher les bras et les jambes ? C'est la fête des mères, si vous êtes enceinte, vous en êtes déjà une. On peut vous aider à le garder : Thrive, notre centre médical est à deux rues d'ici.» Perché sur un escabeau, un homme crie par-dessus la grille du parking du Planning familial de Saint-Louis, la dernière clinique du Missouri à pratiquer des avortements. Vendredi 6 mai, 9 heures, une jeune Afro-Américaine claque la porte de sa voiture et hausse les épaules. «J'ai 29 ans et un gamin, je ne viens pas pour ça», lâche-t-elle en se dirigeant vers le hall d'entrée.

«C'est John Ryan, du Mouvement de défense des fœtus», lance, blasé, le réceptionniste de la clinique, en désignant l'homme à l'escabeau. «Il est là trois après-midi par semaine. Il ferait mieux d'aller s'occuper de sa famille», grince-t-il derrière son guichet sécurisé par un portique et un jeune policier en tenue. Dans la salle de repos, des éducatrices sont à l'écoute. «L'avortement est tellement stigmatisé que c'est bien d'avoir quelqu'un à qui parler, explique l'une d'elles. Il y a des femmes de 40 ans qui ont déjà des enfants, des étudiantes… Chacune a ses raisons, mais le point commun après une IVG, c'est leur soulagement.» Elles ne représentent que 3 % de l'activité de Planned Parenthood (PP), organisme du Planning familial à but non lucratif qui prend en charge sur l'ensemble du territoire américain la santé des femmes plutôt issues de milieux défavorisés. Mais pour le puissant mouvement anti-avortement de cet Etat du Midwest, ultraconservateur et religieux, il représente une cible toute trouvée. Surtout à quelques mois de la présidentielle.

Une pression permanente

Dans le parking, un couple descend d'une berline. Cette fois, John Ryan leur agite sous le nez une layette multicolore et des chaussons de bébé. Et interpelle l'homme qui fume une cigarette en souriant : «"Papa", c'est un moulin à avortements ici, ça n'a rien de désopilant. "Papa", tu ne dois pas fumer à côté, c'est pas bon pour l'enfant. Si tu dis à ta femme que tu ne peux pas la ramener en voiture, ils ne pourront pas le tuer aujourd'hui.» John Ryan, 63 ans, la casquette vissée sur sa tête d'Irlandais catholique, nous précise qu'il est «thérapeute pour les personnes atteintes de troubles post-traumatiques». A l'entrée du parking, deux autres militantes prolife (opposées aux avortements) arrêtent les entrants, classeur et stylo à la main. «Elles les renvoient vers leur structure où on leur distribue une bible, un test et des adresses pour l'adoption. Dire que mes impôts servent à financer ça», se désole Jane Bogetto, une militante prochoice (favorable à la possibilité d'avorter).

Autour de la clinique, la pression des opposants est polie mais permanente. Une guerre d'usure. «Cette année, on a réussi à faire démissionner trois de leurs vigiles, juste en leur expliquant ce qui se passe ici, fanfaronne John Ryan. On a un site, Abortionworkers.com, pour les aider à trouver un autre boulot.» Selon lui, le mouvement anti-avortement s'est égaré après la célèbre décision Roe contre Wade de la Cour suprême en 1973, établissant qu'un fœtus ne peut être considéré comme une personne, et reconnaissant l'avortement comme un droit constitutionnel. «En tolérant des exceptions, comme le viol ou l'inceste, on a envoyé le message que dans certains cas, c'était OK.»

D'un 4 × 4 de la police surgit alors un jeune officier aux yeux bleus et au calme professionnel. «Qu'est-ce que vous faites ?

- Lui est reporter, moi, j’essaye de parler aux mamans.

- Gotcha. On a reçu un appel parce que vous hurlez par-dessus la clôture. Certaines de ces femmes se sentent menacées, c'est compréhensible.»

Une dame stoppe sa voiture en double file, descend sa fenêtre : «Il m'a crié des trucs terribles.»

Un «comité pour la vie sacrée»

Aux Etats-Unis, où les gens restent en majorité attachés au droit à l'avortement, la croisade des prolife est repartie de plus belle en juillet, avec la diffusion d'une vidéo montrant des pseudo-dirigeants de PP en train de négocier la vente de tissus fœtaux. Depuis, ces images, frauduleuses, ont valu à leurs auteurs d'être traduits en justice. Mais elles ont déclenché une polémique nationale. Du pain bénit pour la droite religieuse. Sommée de s'expliquer devant une commission du Congrès à Washington, Cecile Richards, présidente de PP, a tenu tête à des élus républicains déchaînés. Dans tous les bastions du mouvement ultraconservateur Tea Party, les élus s'en sont saisis, Missouri en tête, où le sénateur républicain Kurt Schaefer a créé un «comité pour la vie sacrée». «Un comité de la chasse aux sorcières contre Planned Parenthood», corrige Stacey Newman, une des rares élues démocrates de l'Etat.

Kurt Shaefer en a profité pour lancer une offensive législative sans précédent. Entre janvier et la mi-mai, une batterie de lois locales ont été adoptées. La première exige la communication par PP de l’ensemble de ses dossiers d’IVG des six dernières années. Une injonction à laquelle l’organisme a refusé de se plier, invoquant le droit à la vie privée des patientes, protégé par la Constitution des Etats-Unis. L’autre loi a abouti à la fermeture du centre de santé de l’Université du Missouri, où étaient pratiqués des avortements. Enfin, la majorité républicaine a bloqué l’enveloppe fédérale de 8 millions de dollars destinée aux plannings familiaux, au seul titre de ses activités de prévention et de soins (pas d’IVG).

Mais la loi la plus absurde a été votée par la Chambre des représentants locale, le 6 mai. La Bill 98 introduit un amendement à la Constitution du Missouri stipulant que «les œufs fécondés ont un droit naturel à la vie, la liberté, la recherche du bonheur et la jouissance du produit de leur travail». Bref, qu'une personne dispose d'une existence légale dès sa conception, c'est-à-dire dès la fécondation. «Les zygotes, embryons et fœtus ont donc des plans pour les vacances et les paradis fiscaux», ironise le DailyKos, un blog de gauche. Depuis 2011, treize Etats ont tenté de faire adopter des textes similaires, dont le Dakota du Nord, le Colorado et le Mississippi voisin. A chaque fois, ils ont été rejetés par les électeurs. «Cela rendrait illégaux le contrôle des naissances, les traitements pour l'infertilité, la recherche sur les embryons, et les gens ne s'y trompent pas, avance la démocrate Stacey Newman. Aux Etats-Unis une femme sur trois a eu ou aura recours à un avortement, et 99 % utilisent des moyens contraceptifs. C'est ça, la vie moderne.»

Pour l'élue, «à chaque campagne électorale, nous assistons à une déferlante de législations anti-avortement. Tout cela n'est que de l'agitation politicienne de la droite religieuse extrémiste», confie-t-elle. Le 8 novembre, les électeurs votent pour la présidentielle, mais aussi pour choisir certains de leurs représentants locaux, et sont consultés sur des questions précises. Soumettre à ces référendums locaux la question de l'assouplissement du port d'armes ou le statut de «personne» des embryons est surtout une façon de mobiliser les troupes.

Des normes drastiques

En face, la résistance existe, mais elle est débordée. A Saint-Louis, le mouvement Pro-Choice Missouri compte quatre salariées, 40 000 adhérents, et son siège est dissimulé dans un faubourg. «Leur porte d'entrée ? C'est celle qui ressemble à un placard», indique leur voisin. Derrière, on tombe sur trois femmes, blanches et de gauche : la directrice Alison Dreith, une quadra pétulante, Jane Bogetto, retraitée et ex-élue démocrate, et Elyse Vesser, 28 ans, chargée des campagnes. «Le Missouri produit une trentaine de textes législatifs chaque année sur l'avortement. Certains ne sont pas appliqués, d'autres si, comme le délai de réflexion de 72 heures avant une IVG imposé en 2014, explique Alison Dreith. Ce n'est pas seulement l'IVG, mais aussi la contraception. Ils ont essayé de passer une loi autorisant les pharmaciens à ne pas vendre la pilule, pour raison morale.»

Pourquoi une telle fixation ? «C'est la religion, répond Alison Dreith sans hésiter. Saint-Louis a une importante population catholique, les campagnes sont chrétiennes évangéliques. Depuis l'autel, ils font du prosélytisme anti-avortement, anti-suicide, anti-droit de mourir dans la dignité.» «Antigay», complète Jane Bogetto. Cette caste blanche catholique de droite reste très puissante. «Ils sont très hostiles envers les plannings familiaux, parce que ce n'est pas un endroit pour les femmes riches. On y paye selon ses moyens et ils acceptent les patientes sans mutuelle, explique Elyse Vesser. Or, historiquement, subsiste en Amérique ce paternalisme condescendant à l'égard des gens modestes, qu'il faut prendre les décisions à leur place parce qu'ils en sont incapables.» Y compris pour la santé des femmes. En juin, la Cour suprême doit rendre sa décision dans le dossier «All women's health versus Hellerstedt», du nom du commissaire à la santé du Texas. Les prochoice ont poursuivi une loi locale de cet Etat, qui oblige les plannings familiaux à des normes drastiques, sous peine de fermeture. «Leur nombre est passé de 41 à 19. Et si les anti-avortements gagnent, cela descendra à moins de 10 pour 5,4 millions de Texanes en âge de procréer», indique Alison Dreith. Jusqu'ici, la Cour suprême, y compris lorsqu'elle était dominée par les conservateurs, a toujours protégé la liberté des femmes. Mais les militantes pro-avortement se disent pour la première fois inquiètes. Il y a eu les déclarations de Donald Trump, désormais candidat présumé des républicains, estimant que les femmes ayant eu recours à une IVG doivent être sanctionnées. A Washington, la présidente de Planned Parenthood a estimé que le «futur de Roe versus Wade» était en jeu dans ces élections. Stacey Newman, l'ultraminoritaire démocrate du Midwest, se veut pourtant optimiste : «Plus les attaques sexistes se multiplieront, qu'elles viennent de Trump ou du Missouri, plus les femmes vont comprendre que c'est une lutte politique. Et qu'il faut qu'elles se mobilisent et disent : "Stop it."»

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