Un ancien combattant d’Al-Qaida met les jeunes en garde contre le jihadisme

Montasser AlDe'emeh
Montasser AlDe'emeh   Montasser AlDe'emeh étudie la radicalisation islamique, le jihad international et les combattants belges en Syrie. (Université Radboud de Nimègue)  

Le Français Mourad Benchellali détonne parmi les experts en déradicalisation. Il puise son authenticité et son autorité dans son expérience : à dix-neuf ans, il a rejoint Al-Qaida en Afghanistan. Il raconte son histoire à nos confrères de Knack.

Il n’a pas choisi le meilleur timing. Le Français Mourad Benchellali (à présent âgé de 34 ans) est parti pour l’Afghanistan en juin 2001 pour rejoindre Al-Qaeda. Après les attentats du 11 septembre, il se retrouve d’abord à Guantanamo, et puis dans une prison française. Il raconte son épreuve dans un livre intitulé « Voyage vers l’enfer ». Aujourd’hui, Benchellali souhaite mettre les jeunes en garde contre la tentation du jihad, une mission qui l’a amené à Bruxelles fin avril. Le Français y a donné une conférence à l’Athénée Royal Serge Creuz à Molenbeek, l’école de Salah Abdeslam.

Pourquoi êtes-vous parti en Afghanistan?

MOURAD BENCHELLALI : J’ai grandi dans une famille très croyante dans une banlieue de Lyon. Mon père était imam à la mosquée locale, et dans les années quatre-vingt, il a fait de l’humanitaire en Bosnie où il a été arrêté par des Serbes et incarcéré pendant neuf mois. Cet événement a marqué notre famille. Un de mes frères aînés s’est rendu en Afghanistan. Après son retour, il m’a incité à suivre son exemple et à m’absorber dans la religion. Je suis parti en juin 2001.

C’est la religion qui a été décisive ?

Jusque-là, la religion me laissait indifférent, je n’étais même pas pratiquant. Mais j’écoutais mon frère. En Afghanistan, j’apprendrais l’arabe, prétendait-il, et je pourrais étudier le Coran. Je trouvais que je n’avais rien à perdre. J »avais fini mes études secondaires de poseur de sols, mais je n’avais pas d’emploi fixe. J’étais attiré par l’aventure, je n’avais jamais voyagé et je ne savais rien du monde. Al Qaeda, les talibans, j’en avais entendu parler, mais je n’en savais pas grand-chose. Mon frère m’a rassuré : c’étaient tous des gens aimables qui nous voulaient du bien.

Vous vous êtes retrouvé dans un camp d’entraînement en Afghanistan. Comment le voyage s’est-il passé ?

Mon frère avait convaincu Nizar, un garçon du quartier, de nous accompagner. Nous sommes passés par le Pakistan pour traverser la frontière afghane et nous avons continué jusqu’à Kandahar. Il y avait beaucoup d’Arabes, et aussi des Algériens qui nous ont accueillis comme des frères. Ils nous ont indiqué un centre de rassemblement d’où nous avons été conduits en bus à Al Farouq, un centre d’entraînement au milieu du désert. Nous y avons appris à manier des armes : des kalachnikovs, des pistolets et des explosifs, mais pas de ceintures de bombes et de grenades. Nous avons vu Oussama ben Laden deux fois. Il est venu discourir sur l’importance du jihad et la nécessité de créer un état islamique, et il a fait l’apologie des attentats-suicides. D’ailleurs, la rumeur courait qu’il y aurait un attentat en Amérique, mais nous n’avions pas de détails.

Comment vos parents ont-ils réagi à votre départ pour l’Afghanistan ?

Ils ne savaient de rien. Sur les conseils de mon frère, je leur avais raconté que j’irais en Syrie pour y suivre des études du Coran. C’était un pieux mensonge. Mon but n’a jamais été de rejoindre un camp d’entraînement militaire pour apprendre comment assassiner des gens, j’étais allé en Afghanistan pour m’absorber dans ma religion et rencontrer de nouvelles personnes. C’est la faute de ces Algériens que nous nous sommes retrouvés à Al Farouq. Nous pensions pouvoir voyager librement en Afghanistan, mais en fait nous avons été enlevés, sans nous en rendre compte.

Après deux mois, l’entraînement militaire était terminé. Qu’avez-vous fait ensuite ?

Nizar était tombé malade pendant les entraînements et avait été hospitalisé. Je lui ai rendu visite et l’ai convaincu de rentrer en France. Sincèrement, à ce moment-là, j’en avais déjà assez et j’étais fâché sur mon frère qui m’avait poussé à venir en Afghanistan. Nizar et moi, nous sommes allés à Jalalabad, mais c’est alors qu’il y a eu les attentats de 11 septembre. Les Algériens qui nous accompagnaient nous ont dit que la mobilisation générale avait été décrétée, et que les Américains bombarderaient l’Afghanistan de missiles.

Que s’est-il passé après le 11 septembre?

L’enfer a éclaté. Kaboul, Jalalabad et Kandahar étaient bombardés, mais les villages non plus n’étaient pas épargnés. J’avais très peur, parce que nous étions prisonniers. Nous avions voulu fuir au Pakistan, mais la frontière était hermétiquement fermée. Il n’y avait rien d’autre à faire que de passer par les montages. Nous avons entrepris une expédition infernale qui a duré des semaines. Nous avions trop peu de nourriture et la météo était défavorable. Finalement, nous sommes arrivés en décembre dans un village pakistanais. Nous avons été nourris, et emmenés dans la mosquée locale où il y avait une centaine d’autres jeunes. Ils devaient nous expliquer comment rejoindre Islamabad, mais c’était un piège. L’armée pakistanaise a fait irruption, et a arrêté tout le monde. Nous avons été menottées, et nous avons été emmenés dans une prison militaire avec un sac sur nos têtes. Je suis resté là trois semaines, d’après les gardiens les Américains payaient 5000 dollars par personne extradée. Les Américains sont effectivement venus et nous ont emmenés.

Droit vers Guantanamo ?

Non, d’abord à Kandahar où ils avaient fondé une grande prison, j’estime qu’il y avait à peu près 800 détenus. Là, on m’a interrogé pendant une semaine. Enfin, torturé est une meilleure description. On nous poussait nus dans un hangar pour nous frapper et nous humilier, comme à Abou Ghraib, la prison de Bagdad. Après cette semaine infernale, j’ai été transféré à Guantanamo, je pense que c’était vers la mi-janvier 2002. Je n’avais jamais entendu parler de Guantanamo, mais des militaires américains ont laissé échapper que nous étions à Cuba. Ils ont ajouté que là-bas, ils ne tombaient pas sous la juridiction américaine et qu’ils avaient le droit de torturer. J’y suis resté trois ans.

Pouvez-vous décrire les conditions à Guantanamo?

J’étais au campement Delta. C’était de la pure torture. Nous étions enfermés dans des cages, et on nous empêchait de dormir. Parfois, on m’amenait dans une salle d’interrogatoire, soi-disant pour y dormir. Mais on me braquait une lumière vive dans les yeux en mettant la musique à fond. Pendant les interrogatoires, j’étais frappé et menotté. Et toujours les mêmes questions. « Pourquoi es-tu allé en Afghanistan ? Qu’as-tu fait après le camp d’entraînement ? » Je répondais toujours la même chose, mais la fois suivante, c’était un nouvel interrogateur et tout recommençait.

Pourtant, vous avez été libéré après trois ans. Comment cela s’est passé ?

Un militaire est venu me dire que je pouvais retourner en France le lendemain. Je ne le croyais pas, j’avais l’habitude que les Américains nous mentent et nous donnent de faux espoirs. Je pensais rêver en quittant le complexe militaire pour prendre l’avion. Nizar aussi a été rapatrié ce jour-là, en compagnie de deux autres Français d’origine algérienne.

Le retour était-il joyeux?

J’étais en extase. Je voulais immédiatement revoir mes parents, mais la police m’attendait à l’aéroport. Tous les quatre, nous avons été arrêtés et on nous a dit qu’après Guantanamo, il y aurait un épisode français. Je me disais qu’on ne me retiendrait que quelques jours, mais c’était sans compter mon frère aîné. Furieux de mon enfermement à Guantanamo, il était parti combattre en Tchétchénie. À son retour, il a été arrêté, tout comme mes parents, ainsi que mon autre frère et ma soeur, parce que toute la famille était soupçonnée de terrorisme. On a reproché à mon père d’avoir lavé le cerveau de ses enfants en tant qu’imam et à ma mère d’avoir envoyé de l’argent à mon frère en Tchétchénie. Quand je suis arrivé en France, ils étaient encore tous incarcérés. J’étais dans la même prison que ma mère, mais je ne pouvais pas la voir. Nous avons tous été enfermés encore deux ans, jusqu’en février 2006. Finalement, nous avons été libérés ensemble, hormis mon frère aîné, incarcéré jusqu’en 2010 pour avoir combattu en Tchétchénie.

Qu’avez-vous senti après un emprisonnement de cinq ans?

C’était très confus. J’étais soulagé, mais angoissé aussi. J’avais subi des dégâts psychologiques, qui me donnaient des cauchemars et des traumatismes. J’étais poursuivi par mon passé. J’ai perdu mon premier emploi après deux ans parce que la direction avait découvert que j’avais été à Guantanamo. Alors, j’ai commencé une formation pour devenir maître carreleur, le métier que j’exerce toujours aujourd’hui. Et je m’investis pour les jeunes.

Qu’est-ce qui pousse des jeunes à rejoindre l’EI?

Pour eux, le principal, c’est de réaliser le retour du califat et défendre le monde islamique. Beaucoup pensent que c’est la seule manière d’appliquer la sharia, même s’ils ne savent pas vraiment ce qu’elle implique. Sans la crédibilité d’un imam ou d’un théologien, il est difficile de contrer ces idées. Les facteurs géopolitiques jouent également un rôle. Tant que les talibans occupaient l’Afghanistan, ce pays était une espèce d’état islamique qui attirait des musulmans orthodoxes du monde entier. C’est un peu ce qui se passe maintenant sur le territoire de l’EI en Syrie et en Irak. Et évidemment, il y a des facteurs sociaux aussi : beaucoup de jeunes ne voient plus d’avenir en Europe, ce qui rend toute alternative attrayante. Il n’est pas difficile pour les propagandistes et les recruteurs de jouer sur ces émotions. N’oubliez pas que l’EI a besoin en permanence de main d’oeuvre pour développer son appareil d’état et son infrastructure.

Comment faire cesser ce phénomène?

En continuant à communiquer avec ces jeunes. Il faut leur prouver par des arguments religieux qu’ils sont dans l’erreur, en expliquant par exemple que le Coran condamne le meurtre d’innocents. Je leur raconte que la sharia, c’est plus que décapiter ou égorger des gens. Par expérience, je peux leur raconter que la pratique du jihad est tout sauf belle. Nous devons aussi leur faire comprendre que les Syriens n’ont pas besoin de l’intervention de jeunes européens. L’Afghanistan peut servir d’exemple : là-bas on nous a reproché d’être à l’origine des bombardements américains.

Comment voyez-vous l’avenir des musulmans en Europe?

Leur situation est très délicate. L’avenir est imprévisible, mais je crains la montée d’extrémisme, de plusieurs côtés.

Les attentats à Paris et à Bruxelles ont choqué toute l’Europe. Comment expliquez-vous qu’une jeune ayant grandi ici soit capable de se faire exploser parmi des innocents ?

C’est une question d’endoctrinement. Ils sont pénétrés d’une idéologie qui rend acceptable que les non-musulmans sont mauvais par définition et peuvent être éliminés. Cet endoctrinement est possible parce qu’en Europe les musulmans et les non-musulmans vivent les uns à côté des autres, mais non ensemble. Nous ne communiquons pas. Il faut régler ce problème d’urgence pour éviter les nouveaux fiascos. J’y vois une tâche importante pour l’état : jetez des ponts entre les communautés, et offrez une alternative aux jeunes.

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