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Sikhs et pouvoir central indien : une histoire tourmentée

Publié le 16 mai 2016,
par VisionsMag.
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Depuis octobre dernier, les routes sont régulièrement bloquées au nord de l’Inde. Des manifestants sikhs demandent au gouvernement indien d’intervenir suite à la profanation de leur livre sacré et à la mort de deux manifestants tués par les forces de l’ordre. Une altercation de plus entre les sikhs et le pouvoir central indien, qui fait écho à leur histoire tourmentée. Explications.

20 millions en Inde et 2 millions dans le reste du monde : qui sont les sikhs ?

Les sikhs – les « disciples » en sanskrit – sont les adeptes du sikhisme, cinquième religion du monde de par le nombre de pratiquants, et vivent en majorité dans l’Etat du Pendjab au nord-ouest de l’Inde. Ils se reconnaissent à cinq signes distinctifs: le kesha (les cheveux et la barbe ne sont jamais coupés, et cachés sous un turban pour les hommes), le kirpan (dague à double lame), le kara (bracelet d’acier qu’on peut apercevoir à leurs poignets), le kangha (peigne) et le kaccha (caleçon court). Le guru Nânak fonde à la fin du XV siècle le sikhisme en cherchant à dépasser les rituels codifiés de l’hindouisme et de l’islam par le respect d’une divinité unique. Après sa mort, neuf Gurus se sont succédés et leur enseignement spirituel a été immortalisé dans le livre sacré appelé Sri Guru Granth Sahib – dont la profanation a été à l’origine des récentes manifestations.

L’égalité et l’humilité sont les maîtres mots des sikhs : ils refusent le système de castes, et considèrent que tous les êtres humains sont égaux, quelle que que soit leur origine, leur religion ou leur sexe. Les sikhs sont conviés à mener une visite intègre, sans consommation de viande, d’alcool, de tabac et jeu d’argents. L’esprit de partage est essentiel, et toute personne est bienvenue dans leurs temples appelés gurdwaras où il est possible de se restaurer gratuitement. Ces derniers mois, les sikhs ont ainsi ouverts leurs gurdwaras aux personnes bloquées dans l’Etat du Pendjab pour qu’elles puissent se nourrir et dormir.

Altercations sanglantes dans les années 70-80

Un mouvement séparatiste prônant la création de l’Etat théocratique du Khalistan pour les sikhs émerge dès l’indépendance de l’Inde et la partition du Pendjab en 1947. Jarnail Singh Bhindranwale radicalise le mouvement et déstabilise le Pendjab au début des années 80 en s’en prenant aux représentants des forces de l’ordre et aux civils hindous, notamment en orchestrant des attentats à la bombe dans les espaces publics. En 1981, il établit sa base près du Sri Harmandir Sahib, nom indien du temple d’or d’Amritsar, haut lieu sacré des sikhs fondé par le guru Arjun Dev au XVII siècle.

Opération Blue Star : le lieu sacré des sikhs attaqué

Début juin 1984, le Premier ministre Indira Gandhi lance l’opération « Blue Star », avec un objectif : déloger Bhindranwale et détruire sa base au sein de l’Akal Takht ou « le trône de l’Eternel », siège du sikhisme qui se trouve en face du temple d’or. Après plusieurs jours de combats sanglants, y compris à l’aide de lance-missiles et d’explosifs, Bhindranwale et ses alliés sont tués le 6 juin. L’Akal Takht est touché et porte les stigmates de l’assaut. Sa profanation provoque encore la colère des sikhs à l’heure actuelle.

Quatre mois après l’opération Blue Star, la Première ministre Indira Gandhi est tuée par ses deux gardes du corps sikhs en représailles. Le 31 octobre 1984, son corps est retrouvé criblé de 33 balles et violences éclatent dans la capitale dans la nuit suivant son assassinat. Pendant plusieurs jours, les émeutiers s’en prennent aux localités sikhs, détruisent les maisons et commerces, lynchent les habitants, violent les femmes et assassinent les sikhs, certains seront brulés vifs. Plus de 3 000 sikhs trouveront la mort au cours de cette vague de violences.

Plus de trente ans après les faits, seulement 30 personnes ont été condamnées pour les attaques. Aucun policier n’a été inculpé, et aucun procès n’a été tenu pour viol. Aucune responsabilité n’a été officiellement établie pour les instigateurs et les leaders les plus hauts-placés, et certains ont même été promus. Et ce malgré la succession de dix commissions désignées par le gouvernement pour mener des enquêtes sur les crimes commis. (1)

Les leaders du Parti du congrès, alors dirigé par la famille Gandhi, ont été mis en cause par les organisations de la société civile pour leur implication dans ces tragiques événements. Ils auraient distribué de l’argent, des armes et même fourni les listes de votants pour faciliter l’identification des sikhs. La police aurait également fermé les yeux et laissé faire les agressions sans intervenir. En 2014, Human Rights Watch, s’appuyant sur les conclusions de la commission Nanavati de 2005, a ainsi dénoncé une forme organisée de violence qui n’aurait pas pu prendre forme sans l’appui des autorités.(2)

Apaisement des tensions : l’après 1984

Les tensions se sont apaisées depuis les années 90, et une paix relative règne depuis que le mouvement séparatiste a été défait en 1993 par le gouvernement indien.

Cependant, des incidents répétés ont eu lieu. En septembre 2012, le major-général Kuldip Singh Brar, l’officier sikh qui a conduit l’assaut de l’Akal Takht du côté de l’armée indienne, a été la cible d’une tentative d’assassinat à Londres par des sikhs souhaitant se venger de l’opération Blue Star.

En Inde, un mouvement basé sur les enseignements de Bhindranwale a été fondé à Amritsar, le Dal Khalsa, mais ne prône plus une lutte armée pour l’établissement de l’Etat du Khalistan. Pourtant, ses sympathisants sont régulièrement emprisonnés et torturés par les membres de la police du Pendjab et les forces de sécurité indienne. Ces sikhs peuvent attendre des années avant qu’un jugement ne soit rendu, et plusieurs d’entre eux ont disparu après avoir été battus par les forces de l’ordre (source).

Sikhs et pouvoir central indien : une histoire tourmentée
D’un mouvement séparatiste à la nomination un Premier ministre : les rapports épineux des sikhs avec le pouvoir central indien.
Sikhs et pouvoir central indien : une histoire tourmentée

Manmohan Singh : Premier ministre sikh

Malgré ces relations épineuses entre les sikhs et le gouvernent indien, Manmohan Singh, un sikh, a été pendant dix ans à la tête du pays. Une situation paradoxale, qui illustre bien la complexité des réalités politiques et sociales en Inde.

Né à soixante kilomètres d’Islamabad dans l’Etat du Pendjab oriental avant la partition de 1947, Manmohan Singh est élevé dans une famille modeste mais d’une probité exemplaire. Excellent élève, il obtient un diplôme de Cambridge et un doctorat d’Oxford. Il entre ensuite dans la haute administration indienne en devenant conseiller du ministère de l’Économie dans les années 70, directeur puis gouverneur de la Banque centrale indienne de 1976 à 1985, et il est nommé ministre de l’Économie et des finances en 1991.

Il hérite d’une économie dévastée mais il parvient à amorcer un véritable boom économique grâce à des réformes radicales : privatisation, fin des subventions à l’exportation et des programmes sociaux et agricoles, dévaluation de la roupie, accords avec les institutions financières internationales et attrait des investissements étrangers.

Membre du Parti du congrès, il est nommé Premier ministre en 2004 après la victoire de son parti aux législatives. Vingt ans après l’opération Blue Star, il devient le premier sikh à prendre les rênes du pays, à la tête du parti à l’origine de la répression anti-sikh de 1984. Premier paradoxe. Il est également à l’origine de deux réformes phares en rupture avec les principes du Congrès national indien: la mise en place d’une économie libérale et la politique étrangère non alignée.

En 2014, il cède sa place à Narendra Modi du Bharatiya Janat, parti nationaliste hindou. Son règne à la tête de l’Inde a certes été accompagné d’une croissance économique spectaculaire – le PIB a triplé et le taux de croissance est passé de 3 % à plus de 8 % par an – mais aussi d’une augmentation des inégalités et d’une corruption rampante.

En 2005, lors d’une discussion sur le rapport de la commission Nanavati concernant les massacres des sikhs en 1984, Manmohan Singh a présenté ses excuses à l’ensemble de la communauté sikh ainsi qu’à la nation indienne. Mais il également refusé de mettre en cause le gouvernement, affirmant « qu’il n’y aucune de preuve contre les dirigeants du Parti du congrès ». Les victimes de 1984 attendent encore que justice soit faite.

Paradoxe : un Premier ministre sikh refuse de reconnaître la responsabilité du gouvernement pour les massacres commis en 1984 contre sa propre communauté, et a été pendant dix ans à la tête du parti mis en cause pour ces violences. Les rapports entre les sikhs et le gouvernement indien ne sont décidément pas dénués de complexité.
(1) : ces commissions ont été critiquées pour leur manque de transparence.

(2): Human Rights Watch, « India: No Justice for 1984 Anti-Sikh Bloodshed », publié le 29 Octobre 2014
Référence des images : time.com / ibtimes.co.uk / fakingnews.firstpost.com