Témoignages

A Syrte, récits de la férocité quotidienne de l'EI

Alors que les forces progouvernementales se rapprochent de la ville, Human Rights Watch publie un rapport sur les exactions et la surveillance généralisée dans la capitale libyenne de l'Etat islamique.
par Célian Macé
publié le 19 mai 2016 à 18h52

Deux semaines auparavant, la prise de la ville d'Abou Grein, à 130 kilomètres à l'ouest de Syrte, par les hommes de l'Etat islamique (EI), avait été vécue comme une humiliation par les forces progouvernementales. Au lieu d'attaquer le fief de l'organisation jihadiste en Libye, comme annoncé, les troupes fidèles au gouvernement d'union nationale se retrouvaient en position de recul. Elles ont lavé l'affront mardi, en reprenant le contrôle d'Abou Grein, au prix d'un lourd bilan humain.«Trente-deux martyrs sont tombés, et cinquante combattants ont été blessés», a indiqué la cellule spéciale des opérations militaires contre Daech, créée par le Premier ministre libyen, Faïez el-Serraj. Ce dernier a exhorté ce jeudi la communauté internationale à accélérer le réarmement de l'armée libyenne. Pressés de voir l'Etat islamique défait dans son unique sanctuaire situé hors de la zone syro-irakienne, les pays occidentaux se sont déclarés, lundi, en faveur d'une levée de l'embargo sur les armes.

Au moment où se rapproche la bataille de Syrte, Human Rights Watch (HRW) publie un rapport sur «la vie sous l'Etat islamique» dans la ville d'origine de Kadhafi, contrôlée par les jihadistes depuis près d'un an. Comme à Raqqa ou Deir el-Zor, en Syrie, la hisba (police islamique) fait régner la terreur et l'organisation a mis en place une administration totalitaire, décrite dans 45 témoignages d'habitants recueillis par l'ONG. Certains ont fui la ville (comme les deux tiers des 80 000 résidents), d'autres, qui sont restés, ont été interviewés par téléphone. Résumé de leurs récits.

Les recrues

La dernière étape de la révolution contre Kadhafi, en 2011, était la prise de Syrte. Nous étions remplis d’espoir. Ensuite, peu à peu, Daech a pris le contrôle. Nous avons l’impression d’être maudits.

L'homme qui parle est un déplacé. Il a vu le drapeau noir de l'organisation jihadiste être hissé sur les bâtiments officiels de Syrte l'an dernier. D'après la description des habitants qui ont quitté la ville, l'EI est dirigé par des émissaires dépêchés depuis la Syrie ou l'Irak. Ses leaders sont syriens, saoudiens, égyptiens et soudanais. «La branche libyenne n'est pas une franchise, c'est une filiale directe de la maison mère», précise un diplomate occidental.

Parmi les hommes du rang, les Tunisiens sont les plus nombreux. Mais on retrouve également des Marocains, des Algériens, des Egyptiens, des Tchadiens, des Sénégalais, des Maliens, et même des Afghans et des Yéménites, selon les habitants, qui identifient l'origine des jihadistes «à leurs accents, leurs vêtements ou leurs noms de guerre». La plupart des combattants seraient entrés en Libye par la frontière sud.

Le rapport de HRW décrit aussi le recrutement, en février, de 85 «lionceaux du califat», des Libyens «de moins de 16 ans, entraînés aux attentats-suicides, à la pose d'explosifs et au maniement des armes». Au total, l'ONG estime que 2 000 membres de l'Etat islamique sont installés à Syrte.

Les victimes

Le juge a demandé à Amjad de se repentir de s’être opposé à Daech, mais Amjad a refusé, l’a insulté et lui a craché dessus.

Deux jours plus tard, le 23 décembre, Amjad bin Sassi, 23 ans, qui avait combattu l'arrivée de l'Etat islamique à Syrte, a été exécuté sur la place des Martyrs pour «blasphème». Human Rights Watch a recensé 49 mises à mort publiques de ce type, qualifiées de «crimes de guerre» et possiblement de «crimes contre l'humanité» par l'ONG.

Les mises en scène macabres de l'organisation, abondamment diffusées sur les réseaux sociaux, incluent, à Syrte, des assassinats par balles, des décapitations au sabre, des crucifixions. Parmi les cibles de l'EI, figurent en premier lieu des combattants rivaux, mais aussi des opposants politiques, un imam salafiste indocile ou des hommes accusés de «sorcellerie» qui pratiquaient des séances d'exorcisme traditionnel, d'après plusieurs habitants.

Le contrôle social

Nous devions couvrir tout notre corps, et aussi notre visage. Si on voit vos mains, votre mari paie une amende de 60 dollars. Si on voit votre pied, c’est 120 dollars. La seconde fois, on avertit votre mari. La troisième fois, on le fouette. Nous devions être accompagnées par un homme tout le temps, même pour aller faire des courses. Nous n’avions pas le choix. Les femmes à Syrte ne peuvent rien dire.

Houda, 28 ans, a fui la ville en mars. Elle a décrit à HRW les règles d'habillement imposées par l'Etat islamique aux fillettes dès l'âge de 10 ans. A Syrte, les jihadistes ont étendu leur contrôle au moindre aspect de la vie quotidienne. La scolarité, avec des matières interdites (comme l'histoire) et l'instauration de tests islamiques. Le mariage, avec des pressions sur les familles libyennes pour que les filles épousent des membres de l'organisation. Le commerce, avec la zakat («taxe») imposée aux commerçants et aux éleveurs. La religion, bien sûr, avec les prières forcées… Dans chacun de ces domaines, les écarts sont sanctionnés par des séances de flagellation.

Le rapport de HRW décrit aussi ce qui apparaît comme une obsession pour l'Etat islamique : le contrôle des communications. La hisba vérifie régulièrement le contenu des téléphones portables, selon les déplacés, et le réseau téléphonique de Syrte a été volontairement coupé par les jihadistes. Seuls les call centers gérés par l'organisation permettent désormais aux habitants d'être reliés au monde extérieur. Celui-ci pourrait bientôt faire irruption à Syrte : les forces progouvernementales affirmaient jeudi s'être encore rapprochées de la capitale libyenne de l'EI. Elles ne seraient plus qu'à une cinquantaine de kilomètres.

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