Radioscopie de la zweigmania

À l'exception de la France, l'oeuvre de Stefan Zweig est souvent tombée dans l'oubli. Pourtant, elle ne cesse de renaître de ses cendres. Pourquoi ?

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Le délicieux The Grand Budapest Hotel (2014), lauréat de quatre oscars, s'inspire des Mémoires de Stefan Zweig. Le dandy texan Wes Anderson y condense dans un palace de la république  fictionnelle de Zubrowka tout l’art de vivre et la tragédie de la  Mitteleuropa.
Le délicieux The Grand Budapest Hotel (2014), lauréat de quatre oscars, s'inspire des Mémoires de Stefan Zweig. Le dandy texan Wes Anderson y condense dans un palace de la république fictionnelle de Zubrowka tout l’art de vivre et la tragédie de la Mitteleuropa. © Allstar/FOX SEARCHLIGHT PICTURES

Temps de lecture : 7 min

« Je crois qu'on peut dire de mes livres qu'il faut les mettre en selle – ils chevaucheront bien par eux-mêmes. » Paraphrasant un célèbre bon mot de Bismarck sur l'unification de l'Allemagne, Stefan Zweig réagit avec humour en 1926 aux 60 000 exemplaires vendus de sa Confusion des sentiments. Quatre-vingt-dix ans plus tard, ses best-sellers galopent toujours et, conséquence notamment du passage de l'œuvre dans le domaine public en 2013, se sont même reproduits avec la fertilité d'un étalon, à tel point qu'on peut aujourd'hui retrouver au moins six traductions françaises du Joueur d'échecs. Phénomène rare : écrivain à succès de son vivant, Zweig l'est resté après sa mort. « C'est un auteur qui a oublié de vieillir », s'enthousiasme l'une des biographes, l'académicienne Dominique Bona. « Zweig a eu un sort clément. Car qui lit encore ses contemporains et amis comme Romain Rolland ou Jules Romain ? »

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Lire aussi l'interview de son biographe, Serge Niémetz : Qui était (vraiment) Stefan Zweig ?

Cet engouement a sa patrie d'élection, la France, à tel point que Zweig y est non seulement l'auteur de langue allemande le plus lu, mais aussi le classique étranger le plus vendeur en compagnie de Shakespeare et d'Agatha Christie. Les chiffres sont éloquents. Le Joueur d'échecs ? 1 million d'exemplaires écoulés. La Confusion des sentiments ? 400 000. Mettez en selle une nouvelle inédite comme Grasset l'a fait avec Le Voyage dans le passé en 2008, et vous la retrouverez caracolant dans la liste des best-sellers (plus de 200 000 exemplaires). La zweigmania est si contagieuse qu'elle bénéficie à ceux qui l'approchent. Avec Les Derniers Jours de Stefan Zweig (2010), le médecin Laurent Seksik a vendu 100 000 exemplaires, tout en déclinant ce roman sur l'exil brésilien au théâtre et en bande dessinée. Les plantureuses anthologies connaissent elles aussi le succès. Pionnière, la Pochothèque revendique 100 000 exemplaires, dont 50 000 pour le seul tome 1 des romans et nouvelles. En Pléiade, plus de 30 000 exemplaires des deux tomes auraient trouvé preneurs depuis 2013. Chez Bouquins, le volume sorti la même année affiche 12 000 exemplaires, avec « des ventes très régulières encore aujourd'hui ».

« Cure de jouvence »

Quand on questionne traducteurs ou spécialistes sur les raisons de cette passion française, tous évoquent d'abord un « mystère Zweig », avant d'avancer des « hypothèses ». Piste numéro 1 : le lien intime entre le francophile Zweig et notre pays, ainsi que le rôle de cheval de Troie joué par son premier traducteur, l'étonnant Alzir Hella, correcteur d'imprimerie, syndicaliste, anarchiste et agent littéraire qui a eu une relation privilégiée avec lui. Dès 1927, un recueil composé d'Amok ou le Fou de Malaisie et de Lettre d'une inconnue connaît le succès chez nous. Hella n'hésite pas, avec l'accord de Zweig, à alléger certaines répétitions ou métaphores trop audacieuses. Un régime dont s'inspireront ses successeurs, qui prendront tous quelques libertés avec le style « riche » du graphomane Zweig. « Les nombreuses traductions successives ont permis une régulière cure de jouvence », note Brigitte Vergne-Cain, co-traductrice de l'œuvre en Pochotèque. « En Allemagne, il est considéré comme un auteur d'hier un peu vieillot, alors qu'en France, il échappe à ça. Beaucoup de lecteurs ici en savent peu sur lui, et ils sont simplement accrochés par le texte. »

Au-delà des circonstances éditoriales, les fictions de ce grand bourgeois semblent avoir une capacité à rester en contact avec l'air du temps. L'homme du Monde d'hier nous éclaire aussi un peu sur celui d'aujourd'hui. Alors qu'il était en partie célèbre pour ses grandes biographies, Zweig est désormais essentiellement plébiscité pour ses « novellas », ce « format malheureux » qu'il pensait pourtant « trop long pour les journaux, mais trop court pour un livre ». À l'heure de Twitter, le problème ne se pose plus. « Ses nouvelles répondent à un goût des lecteurs pour des textes pas trop à long, à lire dans le train ou le métro. Cette rapidité et cette concision dans la narration, ça plaît beaucoup », confirme Dominique Bona. Zweig, dans ses Mémoires, attribuait lui-même son succès à une « aversion pour toutes les longueurs, pour toute prolixité », étant allé jusqu'à proposer à un éditeur de proposer des versions des grands romans de Thomas Mann ou Dostoïevski raccourcis de « tout le superflu »...

« C'est l'anti-Balzac »

Chroniqueur des « fracassantes explosions des sentiments » et des « puissances démoniques de l'existence », il est un écrivain idéal pour une époque férue de psychologie. Avec sa sympathique emphase, son goût des crises et son penchant pour la confession, c'est aussi un auteur fétiche de l'adolescence. « Zweig est l'écrivain du malaise et de la neurasthénie. Cette atmosphère crépusculaire, brumeuse, correspond au climat de l'adolescence, mais aussi à notre époque inquiète », observe encore Dominique Bona. Noir, certes, mais pas trop. « Bien que ce soit souvent tragique, il y a la part de consolation. C'est un ami qui vous parle. Il ne va pas vous laisser tout seul dans le chagrin. »

Autre point fort commercial : l'absence de longues descriptions qui rebutent souvent les lecteurs contemporains biberonnés aux images. « Son ami Schnitzler, qui vend beaucoup moins en France, est par exemple très ancré dans le monde germanique, alors que dans les récits de Zweig, le décor reste anecdotique. Il y a une sorte d'universalisme. Ses personnages ne sont pas autrichiens avant d'être hommes », assure Brigitte Vergne-Cain. « Il a réussi à s'extirper de son milieu bourgeois pour raconter des histoires qui pourraient se passer n'importe où », confirme Dominique Bona. « Parfois, une ombrelle ou une voilette rappellent que ses personnages n'étaient pas en basket, mais c'est infime. Il n'y a pas de descriptions d'un lieu. C'est l'humain qui l'intéresse. En ce sens, c'est l'anti-Balzac. »

« Auteur de sixième catégorie »

Universel, Zweig ne l'est pourtant plus partout. Dans les pays germaniques, ses livres connaissent toujours le succès, mais l'écrivain est souvent regardé de haut par les universitaires. « Dans les études littéraires en Allemagne et en Autriche, Zweig est majoritairement vu comme un auteur trivial, sous prétexte qu'il n'aurait pas été un innovateur esthétique ou un révolutionnaire avant-gardiste », déplore Klemens Renolder, directeur du Centre Stefan Zweig à l'université de Salzbourg. « Et parce que Hofmannsthal ou Musil ont méprisé leur collègue, et que ces écrivains sont à la mode, on continue à considérer Zweig comme un auteur de sixième catégorie. »

Aux États-Unis, alors même que son Marie Antoinette avait été un best-seller et qu'Hollywood avait transposé la biographie sur grand écran (comme Lettre d'une inconnue en 1948), Zweig est, dans la deuxième moitié du XXe siècle, tout aussi étrangement tombé dans l'oubli. La faute, selon le New Yorker, à l'absence d'un « chef d'œuvre emblématique comme ses contemporains Thomas Mann et Joseph Roth ». The New Republic remarque cruellement que Walter Benjamin et lui – tous deux juifs et tous deux suicidés en exil dans le chaos de la Seconde Guerre – ont eu des postérités très différentes : « Quand les deux hommes sont morts, Zweig était l'un des écrivains les plus célèbres dans le monde, Benjamin l'un des plus obscurs. » Mais aujourd'hui, Benjamin se retrouve selon le magazine « canonisé comme l'un des plus importants théoriciens de la modernité », tandis que Zweig n'est plus qu'un « code secret ». En Angleterre, dans la London Review of Book, le critique Michael Hoffman a même créé une mini-effervescence en s'en prenant violemment à ce « Pepsi des lettres autrichiennes »...

Oeuvre phénix

Heureusement, les choses changent chez les Anglo-Saxons depuis le délicieux The Grand Budapest Hotel (2014), lauréat de quatre oscars. Dédiant son film à Zweig et s'inspirant de ses Mémoires, le dandy texan Wes Anderson y condense dans un palace de la république fictionnelle de Zubrowka tout l'art de vivre et la tragédie de la Mitteleuropa. Parallèlement, l'essentiel de ses fictions ont été reliftées par la célèbre traductrice Anthea Bell, tandis que plusieurs biographies ont vu le jour récemment. Le Nouveau Monde se repenche sur celui d'hier et Zweig « is back » comme l'affirme le New York Times, notant la part de nostalgie que comporte cette résurrection de « l'incarnation d'une Mitteleuropa disparue ».

Dernière hypothèse pour expliquer cette œuvre phénix : et si à l'image du hongrois Sandor Maraï, autre fervent (mittel)européen un temps oublié, mais redevenu à la mode, Zweig bénéficiait de la mélancolie pour un mode de vie se moquant des « barrières douanières » et des « gardes-frontières » ? Plus l'Europe « devient folle », plus on a besoin de lui. Comme si ce cosmopolite vaincu par l'histoire restait la meilleure clé pour comprendre l'inconscient et les forces autodestructrices d'un Vieux Continent ne cessant d'hésiter entre ses aspirations fraternelles et le retour aux démons de l'identité…

Stefan Zweig est l'un des écrivains les plus vendus au monde, et l'un des plus secrets. Qui était-il ? Qui a-t-il aimé ? Pourquoi s'est-il suicidé ? Pourquoi a-t-il tant de succès ? Ce numéro du Point Références vous apprend tout. Actuellement en kiosque et dans notre boutique en ligne.

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Commentaires (2)

  • guy bernard

    Sweig nous donne à voir sa vision du monde et il se vantait avant tout d'avoir des millions de lecteurs en Europe : à ce titre, il croyait avoir atteint l'universalité du savoir.
    mais la réalité est toute autre, et, au lieu de passer son temps à regarder dans le rétroviseur, il aurait mieux fait de s’intéresser aux écrits de son époque, et je pense tout de suite à Thorstein Veblen et aux institutionnalistes américains (directement en rapport avec la pensée allemande) qui avaient une vision différente du monde et qui l'auraient aidé à mieux le comprendre.
    si j'avais été ami de Sweig à son époque, je lui aurais offert "théorie des classes de loisirs", ce qui lui aurait sauvé la vie.

  • sergio46

    Et il suffit de commencer par "Le monde d'hier : souvenirs d'un Européen" pour se laisser entraîner par la magie de cet auteur et biographe remarquable.
    A consommer sans modération !