Compenser par l’offre

un « permis de détruire »

la biodiversité ?

Angela Bolis

Photos de Arnold Jerocki pour le Monde

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Alors que la future loi-cadre pour la « reconquête de la biodiversité » est âprement débattue en vue de son adoption cette année, un constat fait aujourd’hui consensus chez les spécialistes : la planète Terre et ses habitants sont en train de vivre une extinction massive de biodiversité, causée en grande partie par les activités humaines. Si massive qu’elle serait de l’ordre des cinq grandes extinctions qui ont remodelé la vie depuis sa naissance sur Terre, il y a plus de 4 milliards d’années. Face à l’énormité de ce constat, et à la responsabilité humaine qui lui incombe, il s’agit, dans de nombreux cas, non plus de prévenir, mais de guérir. De réparer la biodiversité, avec ce que cela implique de tâtonnements, d’imprévus ou d’effets pervers.

Compenser les espaces bétonnés en restaurant des écosystèmes ; congeler les semences d’espèces en voie de disparition ; déplacer les arbres rattrapés par le changement climatique ; réensauvager la campagne ou revégétaliser les villes… Ces « solutions » techniques et scientifiques, si elles accordent un sursis à une biodiversité en péril, posent aussi question. A travers elles, ne prétend-on pas une fois encore gérer la nature à notre guise, non plus pour la détruire, mais cette fois pour la déménager, la reconstituer, la maintenir artificiellement en vie ? Et ces mesures ne laisseront-elles pas accroire que l’on pourra éviter de s’attaquer à la racine du problème : un modèle de développement en déséquilibre avec les ressources planétaires ?

Le recul des espaces naturels est l’une des principales causes de l’érosion de la biodiversité. Selon une évaluation pour le ministère de l’écologie, fin 2014, plus de trois quarts des habitats naturels rares ou menacés sont en état de conservation « défavorable » en France. Pour enrayer ce phénomène, la législation oblige les maîtres d’ouvrage à limiter au maximum leurs impacts, et en dernier recours, à compenser la biodiversité qu’ils détruisent. A côté de la compensation réalisée au cas par cas après une construction, le projet de loi sur la biodiversité, qui doit être adopté en 2016, institue une « compensation par l’offre » : un opérateur réhabilite en amont un écosystème, puis vend au maître d’ouvrage des parcelles de ce site, dont la restauration et la gestion écologique garantiraient un gain de biodiversité équivalent à ce qui a été détruit. Prometteur pour certains, « permis de détruire » ou « marchandisation de la nature » pour d’autres, ce mécanisme fait polémique. Reportage dans la « réserve d’actifs naturels » de Cossure, dans les Bouches-du-Rhône :

La réserve de Cossure, vitrine de la compensation par l’offre

Au commencement, il y a cette vaste plaine, rase et caillouteuse, qui s’étend sur l’ancien delta de la Durance du temps où celle-ci se jetait dans la Méditerranée. La Crau, unique steppe d’Europe occidentale, façonnée par un climat aride et 2 000 ans de pâturage, abrite des oiseaux rares comme l’outarde canepetière et le ganga cata. Depuis le XVIe siècle, elle a perdu 80 % de sa surface, passant de 500 km2 à quelque 100 km2. Aéroport militaire, vergers industriels ou entrepôts logistiques ont eu raison de cet espace naturel ouvert, avoisinant le port de Marseille et la zone pétrochimique de l’étang de Berre. C’est ce milieu sous pression qui a été choisi pour lancer, en 2008, la « première réserve d’actifs naturels en Europe », réalisée et financée par la CDC Biodiversité, une filiale de la Caisse des dépôts.

L’opération débute par une restauration du site de Cossure. Sur 357 hectares d’un ancien verger abandonné, les pêchers et peupliers ont été arrachés, les sols, aplanis. Quelque 2 000 brebis ont été réinstallées. Ça et là, on a disséminé des espèces « nurses » facilitant l’implantation des autres, ou transféré du sol de la steppe voisine – des expérimentations de « greffe d’écosystème », selon Thierry Dutoit, chercheur en ingénierie écologique au CNRS. L’investissement, de 12,5 millions d’euros, court sur trente ans, avec « l’engagement de la CDC de maintenir ensuite la vocation écologique du site », assure son président, Laurent Piermont. Du strict point de vue de son objectif affiché – restaurer l’habitat des oiseaux steppiques – c’est un succès : « ils sont de retour », assure M. Piermont. Pour les autres espèces, et notamment la flore, elle en est encore loin. « Maintenant, il faut laisser la nature revenir… », glisse-t-il.

Après la restauration, la compensation. En bordure de Saint-Martin de Crau, dans le nord de la plaine, un vaste « écopôle » voué à s’agrandir, aligne ses entrepôts logistiques dans le va-et-vient des camions. « Trois des cinq projets financés sur la réserve de Cossure viennent de là », montre Anthony Olivier, de l’association Nacicca (Nature et citoyenneté en Crau, Camargue et Alpilles). « Il y a dix ans, ici, c’était des champs et la nature. Tous ces entrepôts ont été construits avec des déclarations d’utilité publique, des études d’impact… », poursuit-il. Procédure oblige, certaines de ces entreprises, après avoir certifié n’avoir pu ni éviter ni réduire leur impact sur la steppe, ont donc payé pour ce service de restauration et de gestion écologique sur le site de Cossure. Le coût : 44 000 euros la parcelle d’un hectare – parcelle où la biodiversité est donc censée être équivalente à celle qui a été détruite par l’entreprise. Pour l’heure, un peu moins de la moitié des unités – 164 sur 357 – ont trouvé preneur.

Une législation floue et inadaptée

Eviter de détruire un espace naturel, sinon réduire son impact, et en dernier recours compenser les atteintes à la biodiversité : c’est ce triptyque – éviter, réduire, compenser (ERC) – qui sous-tend la réglementation sur la protection de la nature depuis la loi de 1976, dans l’esprit du pollueur-payeur. Peu ou mal appliqué, il a été renforcé par les lois du Grenelle de l’environnement en 2009, et par une doctrine nationale ERC en 2012. Pour autant, l’étape de la compensation reste mal contrôlée et quelque peu anarchique : « La plupart des compensations se font juste par des mesures de conservation, et non de restauration écologique ; le critère d’équivalence entre la biodiversité détruite et restaurée n’est pas harmonisé ; certaines espèces ne sont pas prises en compte ; il n’y a pas de registre national qui permette de faire un bilan de ces opérations en France… », énumère l’économiste écologue Harold Levrel.

Le projet de loi « pour la reconquête de la biodiversité », qui doit être adopté d’ici à la fin de l’année, promet de mieux encadrer cette obligation de compensation. Toutefois, plusieurs critères restent dans le flou, comme l’équivalence écologique entre ce qui a été détruit et ce qui est compensé, ou la conservation pérenne du site de compensation. Nouveauté, le texte institue la compensation par l’offre en évoquant le recours à des « réserves d’actifs naturels » et à « l’acquisition d’unités de compensation ». Et ce, estime Maxime Combes, économiste membre d’Attac, à la suite de « l’intense lobbying mené par la CDC Biodiversité » – une pratique démentie par son président M. Piermont. Son site, sur la plaine de la Crau, est aujourd’hui la vitrine de ce type de compensation, unique en France – en dehors d’une poignée de projets en cours en Isère (Combe-Madame, EDF), en Ille-et-Vilaine (sous-bassin de l’Aff, Dervenn), ou encore dans les Yvelynes (Conseil général)…

A peine émergente en France, la compensation par l’offre s’inspire de l’expérience américaine, où elle prospère depuis les années 1990, en particulier pour les zones humides. Outre-Atlantique, des banques de compensation réhabilitent des terres, qu’elles rétrocèdent ensuite à une ONG ou à l’administration, avec un fonds de gestion à long terme et une servitude écologique garantissant leur conservation définitive. « On remet donc dans le domaine public des terres privées », relève Harold Levrel. D’après le chercheur, ces services de restauration y coûtent entre 100 000 et 300 000 dollars l’hectare : un prix assez élevé pour dissuader certains maîtres d’ouvrage de construire, voire pour attirer des investisseurs qui gagneront davantage à restaurer qu’à bétonner. De là est né, selon M. Levrel, « un véritable lobbying économique », avec des entreprises attentives au respect de la loi environnementale pour ne pas perdre leur marché. Et avec « la création de 125 000 emplois, contre 60 000 dans le charbon ».

Vraie ou fausse solution ?

Comparée à une compensation « à la demande », réalisée au cas par cas après une construction, la compensation par l’offre apparaît plus efficace : elle permet d’anticiper la destruction d’un habitat ; elle peut être planifiée sur des sites plus vastes et mieux connectés aux autres écosystèmes ; et plus facile à contrôler.

Mais cette opération, simple coût à budgéter pour les aménageurs et maîtres d’ouvrage qui en ont les moyens, ne serait-elle pas un peu « trop facile » ? Elle risquerait alors, dénonce Attac, de servir de « dérivatif facile et généralisé aux étapes visant à éviter et réduire les dégradations écologiques », et finalement, de « véritable droit à détruire ». Faux, pense l’économiste Harold Levrel, à condition que les critères de cette compensation écologique soient exigeants et que son prix soit élevé – comme aux Etats-Unis, où il n’y a pas eu « d’appel d’air à la construction » d’après lui.

Autre critique : la compensation par l’offre conduirait à une « privatisation de la protection de la nature », selon Attac. Aux Etats-Unis, d’ailleurs, « à mesure qu’on donne un prix à la nature, des multinationales, des fonds de pension, des banques s’y intéressent », note la philosophe de l’environnement Virginie Maris. La CDC biodiversité ne vante-t-elle pas elle-même « ses compétences à la croisée des ingénieries financières et écologiques » ? Son président s’en défend : « Ce n’est pas parce que je paie mon médecin que la santé est marchandisée. Nous sommes une sorte de clinique de réparation de la nature. On ne vend pas des outardes ou des terres, mais des services de restauration ». Les unités de compensation ne peuvent d’ailleurs être ni titrisées ni revendues.

De manière générale, tout mécanisme de compensation ne laisse-t-il pas croire qu’un écosystème dégradé et ses populations sont substituables ? Que l’artificialisation des sols et ses conséquences – fragmentation de l’habitat, pollutions, inondations, etc. – sont réversibles ? « On ne remplace pas un arbre vieux d’un siècle par dix arbres âgés de dix ans », fait remarquer Maxime Combes, d’Attac. « On n’est pas capable de restaurer l’intégralité de l’écosystème préexistant », tranche de son côté le chercheur en ingénierie écologique, Thierry Dutoit. Selon une méta-analyse portant sur 621 zones humides restaurées dans le monde, publiée dans PLOS en 2012, on récupère en moyenne, au bout de plusieurs décennies, 75 % de l’écosystème (pour certaines espèces et fonctions, comme le stockage du carbone).

Les études d’impact et les objectifs de compensation se réduisent d’ailleurs, souvent, à quelques espèces remarquables – comme les oiseaux steppiques du site de Cossure – ou à une fonction particulière de l’écosystème, comme une zone humide. Une compensation « à la découpe » selon Attac, qui ne prend pas en compte la biodiversté ordinaire, ni les interactions et la diversité des espèces dans leur ensemble, ni le fonctionnement global d’un écosystème et les services qu’il rend aux sociétés humaines (pollinisation, fertilité des sols, épuration, etc.). Pourtant, la loi donne pour ambition à la compensation d’éviter toute « perte nette », voire de « tendre vers un gain de biodiversité ».

Si cet objectif est irréalisable, seuls les habitats déjà dégradés pourraient être compensés, tandis que les écosystèmes en bon état de conservation devraient absolument être préservés de toute construction, préconise Harold Levrel. Pour Anthony Olivier, de Nacicca, il est dans tous les cas « plus efficace de protéger l’existant que de recréer, imparfaitement, la nature ». « On crée les outils qui permettent d’accompagner ce mouvement général de croissance, avec en prime une bonne conscience et une communication verte, au lieu de le remettre en cause », regrette-t-il.

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