Au Sénégal, le hip-hop comme contre-pouvoir

La 11e édition de la Festa2H, festival de cultures urbaines, débute le 26 mai à Dakar. L’occasion de rencontrer des artistes déterminés que le pouvoir ne peut se permettre d’ignorer.

Fondateur d’Africulturban, Amadou Fall Ba est chargé de mission pour les cultures urbaines à la Ville de Dakar. © ÉMILIE RÉGNIER POUR J.A.

Fondateur d’Africulturban, Amadou Fall Ba est chargé de mission pour les cultures urbaines à la Ville de Dakar. © ÉMILIE RÉGNIER POUR J.A.

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Publié le 25 mai 2016 Lecture : 7 minutes.

À la pointe de la contestation lors de l’élection présidentielle sénégalaise de 2012, le collectif citoyen Y’en a marre, créé l’année précédente par les rappeurs du groupe Keur Gui et les journalistes Fadel Barro et Aliou Sané, demeure le plus médiatique des mouvements de revendication rattachés au hip-hop. Mais il y en a d’autres, et aujourd’hui c’est toute une jeunesse lassée de la politique à la papa qui s’exprime à travers les cultures urbaines.

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Du 26 au 29 mai aura lieu à Dakar la 11e édition de la Festa2H, avec une riche programmation et des stars comme Onyx ou Youssoupha. S’agit-il seulement de musique ? Pour Aïcha Dème, cofondatrice du site culturel Agendakar et blogueuse, « la jeunesse, et notamment celle des banlieues, se retrouve absolument dans le hip-hop depuis Positive Black Soul (PBS). Moi-même, je suis une enfant du rap. Il m’a fait prendre conscience de tous les problèmes qu’on avait. C’est un mouvement très politique ».

C’est Abdoulaye Wade qui nous a éduqués à être des opposants, dans les années 1990, avec des valeurs de révolte, de liberté, de démocratie

Membre du groupe Pee Froiss, créé en 1993, et actuel animateur du journal rappé sur la chaîne 2STV, le rappeur Xuman se dit aujourd’hui « plus proche de la retraite que d’autre chose, après vingt-trois ans de carrière ». Il ne faut pourtant pas prendre au mot ce géant qui se joue des mots avec aisance, sans les mâcher.

« Avec Positive Black Soul, nous avons été les premiers à affronter Abdou Diouf, se souvient-il. C’était après l’année blanche de 1988, et il nous a appelés la « jeunesse malsaine ». Au fond, c’est Abdoulaye Wade qui nous a éduqués à être des opposants, dans les années 1990, avec des valeurs de révolte, de liberté, de démocratie. Il nous disait : « Ne fuyez pas face aux bombes lacrymo, il faut apprendre à les renvoyer. » »

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À sa manière, Xuman résume plus de vingt ans d’activisme : « En 1993, on avait des pierres – nos textes, nos micros. En 2000, on avait des pierres et des cartes d’électeur. En 2012, rebelote, on avait des pierres, des cartes d’électeur et les réseaux sociaux. » La suite, on la connaît. L’ancien opposant devenu président, qui était « arrivé au bout de ses rêves », a été poussé vers la sortie.

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Le hip-hop contestataire, enjeu pour les politiques ?

« Le hip-hop, combien de divisions ? », pourrait se permettre de demander un homme politique mal avisé. « Depuis Abdou Diouf, poursuit Xuman, la musique la plus écoutée, la plus jeune, la plus revendicative, c’est le hip-hop, et c’est dans les moments de crise que le mouvement prend toute son importance. » Ce n’est pas son comparse Fou malade (du groupe Bat’Haillons Blin-D), fondateur du centre de formation Guédiawaye Hip-Hop, qui le contredira alors qu’il met la dernière main à un livre intitulé Stigmatisés à perpétuité.

Le pouvoir est conscient de ce que le hip-hop peut lui apporter mais celui qui vend sa notoriété perd sa notoriété

« Quel que soit leur travail, les rappeurs ne seront jamais considérés comme faisant partie de l’élite, dit-il, ce sont plutôt des dérangeurs publics. Les hommes politiques voudraient que le mouvement Y’en a marre disparaisse, mais il a toujours une influence importante, il mobilise la population autour des questions de gestion de la chose publique. Beaucoup craignent de le voir prospérer. Cette nouvelle conscience politique n’arrange pas les politiciens véreux comme ceux qui fonctionnent de manière clanique. »

Dans l’impossibilité d’ignorer les punchlines engagées des rappeurs, certains hommes politiques ont tenté la récupération. « Pacotille a travaillé avec Wade, mais ça l’a desservi, raconte Xuman. L’ancien président a financé Requin et Chaka Bab’s, mais ces groupes ont disparu. Macky Sall a lui aussi invité des artistes, comme Red Black ou Simon Kouka. Le pouvoir est conscient de ce que le hip-hop peut lui apporter. Mais celui qui vend sa notoriété perd sa notoriété. » Membre de PBS, Didier Awadi reste aujourd’hui une référence du hip-hop galsen, mais sa participation au Fesman est parfois rappelée sur un ton narquois…

Voilà sans doute l’une des différences essentielles entre le monde politique et celui des cultures urbaines : dans ce dernier, compromissions et atermoiements ne pardonnent pas.

Le naturel du rappeur ne se police pas aussi facilement que les oppositions traditionnelles s’achètent…

« L’État voudrait tout contrôler, et certaines personnes pensent que nous pouvons être récupérés, confie Amadou Fall Ba, l’homme aux multiples casquettes (directeur du Festa2H, créateur d’Africulturban, chargé de mission à la Ville de Dakar). Mais le hip-hop n’a pas de chef, pas de lieu unique d’expression, pas de monopole, il est impossible à mettre dans sa poche ! » Le président Macky Sall a tenté l’option carotte en promettant un fonds de 300 millions de F CFA (environ 458 000 euros) pour les cultures urbaines.

Les intéressés affirment ne pas en avoir vu la couleur et jugent le montant timide par rapport au milliard promis à une industrie du cinéma qui ne draine pourtant pas les mêmes foules. « C’est la première fois qu’une telle attention est portée aux cultures urbaines, poursuit Fall Ba, mais le hip-hop s’est fait sans ces 300 millions. La population est très en avance sur l’élite politique, qui dort en classe et qui va devoir redoubler ! » Le naturel du rappeur ne se police pas aussi facilement que les oppositions traditionnelles s’achètent…

La Maison des cultures urbaines, en face du monument de la Renaissance, sert aujourd’hui d’interface entre la Ville de Dakar, qui a promis 80 millions de F CFA par an, et sept associations de la mouvance hip-hop. Amadou Fall Ba, qui se présente en riant comme le « bras politique du hip-hop », jure ne subir aucun « contrôle du discours ».

« On a carte blanche, confie ce pragmatique, dont l’association Africulturban gère un budget annuel de 195 000 F CFA et emploie douze personnes. Certains ont affirmé qu’il fallait refuser les 300 millions de Macky Sall, mais si on doit aller les chercher à l’Institut français ou chez Eiffage, qu’est-ce que ça change ? L’aide au développement est une perfusion. Organiser un festival avec de l’argent extérieur n’a aucun sens. »

La voix du hip hop portée par les médias

Lors du référendum du 20 mars sur le projet de réforme institutionnelle, le monde du hip-hop a majoritairement appelé à voter « Non » – comme Y’en a marre avec son single Sénégal Bagn Na, ou Xuman, Kruhma et Noface avec leur titre Dét ak Dét. Le « oui » l’a finalement emporté, mais ce n’est pas une raison pour sous-estimer la force de frappe d’une jeunesse qui « n’est pas là que pour faire des concerts ». La preuve ? Le hip-hop est parvenu à imposer son tempo médiatique avec le JT rappé diffusé sur 2STV.

« C’est l’une des choses les plus géniales qu’on ait eues dans le hip-hop, s’exclame Aïcha Dème. L’idée est reprise en Tunisie, en Côte d’Ivoire, en Mauritanie, en Jamaïque… C’est une création 100 % sénégalaise qui vient d’artistes respectés dans le milieu. » En l’occurrence, les rappeurs Keyti et Xuman, qui ont d’abord essuyé les refus des chaînes traditionnelles avant de se tourner vers YouTube puis, le buzz aidant, d’être rappelés par 2STV.

On fait du rap pour dire autre chose que je, me, moi, le plus beau, le plus fort !

Xuman explique avoir toujours aimé transmettre l’info à ceux qui en ont besoin : « Au Sénégal, les groupes de presse désinforment. Ils sont à la botte du régime. Nous n’appartenons à aucun groupe. On a toute liberté d’informer, même si on s’autocensure sur des thèmes trop sensibles. On utilise l’humour pour faire baisser la tension. On peut parler du surpoids de Macky Sall, du problème des sacs en plastique ou du bouillon Kub. Il est réconfortant de voir qu’on peut faire du rap pour dire autre chose que je, me, moi, le plus beau, le plus fort ! »

La pique vise une certaine tendance à « l’entertainment » propre à la nouvelle génération. « Les nouveaux vendent du rêve, la old school vendait de l’espoir, complète Fou malade. Mais ce qui compte, c’est de créer des lieux, des projets qui laissent des traces. Notre travail a contribué au désenclavement des structures culturelles en banlieue. »

Même si le parcours qui permet de transformer une association en entreprise culturelle est difficile, plusieurs acteurs de la scène hip-hop entendent jouer un rôle dans la sphère économique et sociale. Amadou Fall Ba s’implique ainsi dans la réinsertion des jeunes qui sortent de la prison de Fort-B.

« Africulturban, c’est 1 250 personnes aujourd’hui, affirme-t-il en riant. Nous sommes un parti politique à nous seuls, et quand le ministre de la Jeunesse [Mame Mbaye Niang] dit que nous n’avons pas de projet bancable, j’ai envie de l’inviter à effectuer un stage chez nous. Nous gérons la bombe sociale. Il ne faut pas que la jeunesse devienne un problème, il faut qu’elle soit la solution. » Aux hommes politiques de prêter l’oreille à ce flow, s’ils ne veulent pas de clash…

CONTESTATION ET COMPROMIS

Cameroun, Kenya, Tunisie, Angola, les différentes scènes rap du continent présentent bien des similitudes, mais aussi de grandes disparités. Dans le dossier « Polyphonies du rap », la revue Politique africaine les explore avec attention, analysant les diverses stratégies des artistes et, notamment, leur rapport à l’establishment politique, souvent plus complexe qu’il n’y paraît. « Par-delà ces images stéréotypées, les positionnements des rappeurs à l’égard du pouvoir se réduisent rarement au registre de la contestation.

Ils s’illustrent tout aussi souvent par des positionnements ambigus ou par des alliances stratégiques avec le pouvoir, comme l’ont montré les implications des rappeurs dans les campagnes électorales de plusieurs États, au Gabon, au Kenya ou en Ouganda », écrivent Alice Aterianus-Owanga et Sophie Moulard, qui ont coordonné l’étude. Un dossier nécessaire pour éviter les pièges de la caricature.

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