Radio Nova : retour sur l'âge d'or de “la plus belle bande-son de Paris”

Il y a 35 ans naissait Radio Nova, baptisée ainsi en hommage à William Burroughs, auteur de “Nova Express”. Andrew Orr, l'un de ses cofondateurs, revient pour “Télérama” sur ses origines pour que nul n'oublie d'où elle vient.

Par Propos recueillis par Aude Dassonville

Publié le 24 mai 2016 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h44

Officiellement, Andrew Orr est retiré des voitures. A 69 ans, l'un des anciens piliers de L'atelier de création radiophonique (ACR), sur France Culture, observe le monde médiatique depuis les portes de la Bourgogne, où il réside la plupart du temps. Dans les faits, le cofondateur de Radio Nova continue de s'intéresser de près à cette station née il y a 35 ans, jour pour jour.

A cette époque, s'amuse celui qui en a dirigé l'antenne et façonné l'allure sonore, il était « le Jospin de la bande » emmenée par Jean-François Bizot : cet Irlandais de naissance n'hésitait pas à jouer les rabat-joie quand il le fallait. Quitte à prendre ses distances quelque temps, imaginer des habillages pour d'autres médias (Arte à sa naissance, par exemple), produire des documentaires (au sein de Nova Prod) et réaliser les siens (Charles, le destin d'un prince ; Murdoch, le magnat des médias). En juin 2015, la Société civile des auteurs multimedia lui a décerné un prix pour l'ensemble de son œuvre radiophonique – pétris d'humanisme et taillés comme des bijoux, ses travaux radiophoniques reflétaient son souci de dire le monde dans sa diversité, sa beauté parfois crasse, mais aussi ses horreurs.

Rachetée par le banquier Matthieu Pigasse (coactionnaire du groupe Le Monde, auquel appartient Télérama), Nova est aujourd'hui en pleine renaissance. Bernard Zekri (ancien d'Actuel, ex-directeur de la rédaction d'i-Télé) la dirige désormais, sous l'œil affectueux d'Andrew Orr qui milite pour qu'elle n'oublie rien des fondamentaux qui l'ont façonnée. Ce touche-à-tout à voix grave et barbe sage a accepté de les résumer pour Télérama ; non pas pour le plaisir de rassembler des souvenirs, mais celui de jeter des ponts vers l'avenir.

“Beauté du sens et beauté du son formaient le paradigme de base de Nova”

Il y a 35 ans jour pour jour, Radio Nova naissait. Quel était l'état d'esprit de la station alors ?

J'ai lu récemment que le directeur général adjoint, Bruno Delport, disait qu'elle était née « dans le fun ». C'est un résumé que l'on peut faire a posteriori… Certes, la période 1980-84 était plus insouciante ; on était plein d'espérances, les portes s'ouvraient, le monde était nouveau et intéressant. Mais nous avions des convictions !

Nova, son identité, son image, sont nés de quatre fondamentaux. Pour des raisons idéologiques, nous voulions une « sono mondiale » [aujourd'hui, on dirait world music, NDLR], souffler le chaud et le froid, que les cultures se croisent et se construisent dans l'échange. Nous avions aussi la volonté d'écrire le son comme on écrit un article : Actuel, que Jean-François Bizot avait repris dans les années 70, disposait de rewriters exceptionnels, comme Michel-Antoine Burnier, Patrick Rambaud, Léon Mercadet, etc. Pour la musique, c'était pareil. Notre programmation était mise en scène, on « l'habillait » pour qu'elle soit la plus contemporaine et la plus significative possibles. Cette beauté du sens et cette beauté du son formaient le paradigme de base de Nova – les auditeurs l'avaient d'ailleurs rebaptisée « la plus belle bande-son de Paris ».

Nova a aussi révélé un très grand nombre de talents…

La troisième dimension fondamentale, c'est l'invention et la création : sur Nova, on découvrait des voix, des gens, des accents qu'on n'avait jamais entendus ailleurs. Sapho ; Karl Zéro et Daisy d'Errata ; Julie Koltaï,, une ancienne catcheuse ; Angela Lorente, qui s'est plus tard occupée de la télé-réalité pour TF1 ; Christine Jacquet, une romancière ; Charlie Franck, un DJ apatride… Les derniers sortis de ce laboratoire sont Augustin Trapenard, aujourd'hui sur France Inter et Canal +, et Mathilde Serrell, qu'on entend sur France Culture. Mais on ne donnait aucun nom à l'antenne ; c'était Nova, l'entité mère, qui diffusait un signal. Aujourd'hui c'est impossible, tout le monde veut sigler « sa » parole.

Radio Nova vient d'être rachetée par Matthieu Pigasse. Une bonne chose ?

C'est une excellente nouvelle. Cela ne m'étonne pas qu'il nomme Bernard Zekri nouveau directeur, ce qui est conforme à la volonté de toujours de Jean-François Bizot. Ensuite, l'association avec Les Inrocks me paraît légitime – les préoccupations des uns et des autres sont proches – de même qu'avec Vice News International, qui prend des risques dans le traitement de sujets considérés ailleurs comme trop risqués, ou marginaux. C'est dans la ligne des idées qu'on défendait il y a trente ans.

“Sans cette mosaïque de rythmes et de voix d'une rare culture, l’identité de Nova serait restée lettre morte.”

Un banquier d’affaires à la tête de la station ? Il n’y a là rien de contradictoire avec ses valeurs ?

Je me demande effectivement comment on peut être à la fois membre non exécutif du conseil d'administration de Skynews, propriété du clan Murdoch, et conseiller du gouvernement grec. Ces entrechats m'interpellent, comme on disait autrefois ; mais mieux vaut ça de loin que Direct 8 Radio, l'avenir qu'aurait eu Nova si elle avait intégré la galaxie Bolloré ! Le coup n'est pas passé loin.

Il y a un an disparaissait le DJ et animateur Rémy Kolpa Kopoul, une “voix” arrivée en 1992…

C'était incontestablement un grand connaisseur de la musique. Mais ce genre de célébration, comme il y a eu sur l'antenne à l'anniversaire de sa mort, me gêne toujours. En 2013, quand Michel-Antoine Burnier [écrivain et ancien rédacteur en chef d'Actuel, NDRL] est mort, on n'en a pas fait autant, ça illustre parfaitement le triomphe de la musique sur le verbe et c'est dommage.

Jean-François Bizot aussi est l’objet d’un certain culte !

Il est toujours sain qu’il y ait de la mémoire, mais mon obsession, c’est que les gens intègrent que l’histoire n’est pas figée. Elle se renouvelle, autour d’une assise éthique, morale, et sociale. Or, on a tendance à construire des mythes quand on se focalise sur la personne. Oui, évidemment, Jean-François Bizot reste une référence incontournable : on lui a présenté notre projet radio, il a pris le risque de le financer, donc de le faire exister. Il l’a magnifiquement accompagné, travaillé, nourri, développé par la suite, mais il y avait autour de lui toute une tribu ! Jean-Pierre Lentin, par exemple [ancien producteur à Radio France, il a participé au lancement de Nova et l'a dirigée deux ans, NDRL], est mort dans l’indifférence générale et personne ne lui rend d'hommage annuel ! Alors que, formé par Louis Dandrel à France Musique, c’est lui qui nous a tendu les premières piles de disques… Sans cette mosaïque de rythmes et de voix d'une rare culture, l’identité particulière de Radio Nova serait restée lettre morte.

“J’ouvre la fenêtre, j’écoute le monde.”

Nova, ce n'était pas que de la musique…

Un des slogans diffusés à l’antenne à l’époque était « Parle-moi, mais ne me dis pas n’importe quoi ». A cette aune, Edouard Baer et Ariel Wizman incarnaient parfaitement cette capacité à dégager du sens à l'instinct. Ils étaient les deux meilleurs déconneurs intelligents que j’ai rencontrés dans nos métiers, ne se trompaient jamais. Une autre phrase revenait aussi : « j’ouvre la fenêtre, j’écoute le monde ». Quand les journalistes d’Actuel partaient en reportage, ils tendaient leur micro vers des écrivains, des musiciens etc. pour décrire ce qu’ils voyaient de leur fenêtre ; cela créait une bouffée d’air, qui nous emmenait de La Nouvelle Orléans, à Conakry, en Inde ou plus loin encore. Ces cartes postales sonores résonnaient fort, elles sensibilisaient l’auditoire à la diversité du monde.

Avec les réseaux sociaux, désormais, on a accès à ce genre de choses à tout moment !

Sauf que ce sont des fragments, une sorte de banque sonore, jamais structurée comme un opéra dans une continuité ! Il nous importait qu’il y ait une vraie mise en ondes, que les musiques répondent aux sons et que les sons introduisent les musiques suivantes. Il n’y avait rien d’aléatoire ! De même, les voix de l’antenne n’étaient pas là pour accompagner, mais pour étonner, surprendre. On n’était pas dans le confort, mais dans la richesse des possibles et des contradictions.

Quitter Radio France, le service public, pour Nova, une radio privée, ne vous a pas posé de problème ?

Je déteste qu’on schématise, qu’on suppose que tous les gens du service public seraient vertueux et tous les gens du privé, flibustiers, comme le clament souvent les discours corporatistes. Des entrepreneurs peuvent avoir une vraie démarche de service public ! Nova est née de la rencontre du service public de la radio avec la revue Interférences d'Antoine Lefébure et le magazine Actuel. Il est là, le socle moral, idéologique et politique.

“ On l’a oubliée, cette France de Pompidou et de Giscard. On ne pouvait pas dire ce qu’on voulait.”

Il y a un an, vous avez reçu de la Scam un prix pour l'ensemble de votre œuvre. Beaucoup de connaisseurs de la radio se souviennent de vos documentaires à l'Atelier de création, que vous avez rejoint à la fin des années 60…

On avait des moyens qui paraissent dispendieux aujourd’hui, et notamment du temps, mais les machines étaient plus lourdes, plus lentes. Pour sortir du matériel de Radio France, il fallait l'emprunter anonymement et le montage, on le faisait de nuit, avec la complicité des magasiniers qui nous donnaient les clés des studios.

Pour certains sujets, on utilisait des noms de code. La seule enquête sur l’affaire Lip [une grève dans une usine horlogère du Doubs, qui a duré plusieurs années, NDLR], nous l’avions baptisée La Maison de verre, car si la direction avait su qu’on préparait un sujet sur le conflit, on aurait été censurés ! On l’a oubliée, cette France de Pompidou et de Giscard. On ne pouvait pas dire ce qu’on voulait. Une autre fois, lors d'une émission dans laquelle le poète Mohammed Khaïr-Eddine dénonçait la torture sous Hassan II, le directeur d’alors avait demandé à l'écouter la veille de sa diffusion. Résultat, elle a complètement disparu, perdue dans le méandre des couloirs.

Vous plaidez pour une meilleure exploitation des œuvres radiophoniques. Pourquoi?

Parce qu’il y a un marché. Et que les œuvres que nous avons créées pendant des années à l'ACR  (par exemple) ont eu un coût et étaient voulues patrimoniales pour être amorties dans la durée ! Un exemple : lors du coup d’Etat de Pinochet, en 1974, nous avions fait six heures de documentaire ; trois sur l’expérience Allende, et trois autres sur la répression, la mort de Neruda, etc… Ces émissions dorment sur une étagère depuis quarante ans. A la chute de Pinochet, à l’arrivée d’un semblant de démocratie au Chili, aux dates anniversaires, on aurait pu les rediffuser ! Ce genre d’œuvres est libre de droit ; en les diffusant le jour, hors du ghetto nocturne, on ferait une économie sur la grille de programmes, qu’on pourrait rebasculer sur les salaires des producteurs, qui auraient plus de temps pour fabriquer leurs œuvres et la qualité des productions remonterait !

Pourquoi avez-vous troqué le documentaire radio pour le documentaire télé ?

Parce qu’au bout de 30 ans j’en avais un peu fait le tour. Et j’ai toujours aimé passer d’un support à l’autre. Quand j’ai quitté la radio, je suis allé à Gamma TV, c'était alors la première agence de presse télé… J’ai toujours été touche-à-tout. J’ai été correspondant pour l’Irish Times, j’ai fait des critiques littéraires à La Croix, présenté les journaux de 6 heures du matin sur l’ancêtre de RFI, j’ai fait du conseil en entreprise, de la formation, etc. Un vrai patchwork !

Vous avez même été pasteur. Et caché à Radio France des valises pour la résistance irlandaise !

Oui. Des folies. J’ai arrêté d’être pasteur comme mon père quand j’ai mesuré le pouvoir du prêche sur les gens. J’ai pris peur. Quant à l’INLA, l'Armée irlandaise de libération nationale, j’étais porteur de valises dans une logique d’accompagnement d’une cause qui me paraissait légitime. Cette résistance s'attaquait à des objectis militaires. Quand les attentats à l’aveugle, la boucherie, ont commencé, j’ai coupé court, pour disparaître.

A quand un livre de souvenirs ?

Je suis en train d’écrire. J’ai fini de raconter L’Atelier de création radiophonique, je suis en train de m’attaquer à la partie Nova. Ce sera une sorte de boucle intemporelle autour des sons, une empreinte pointant vers d'autres ailleurs… Un ouvrage pour faire trace.

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