Black lives matterUn nouveau souffle pour les voix des noirs

La génération post-Ferguson renouvelle l’activisme en se nourrissant des mouvements des années 60.

Johnetta Elzie, 26 ans, native de Saint-Louis (Missouri) est devenue une militante le jour de la mort de Mike Brown, en août 2014. Le corps du jeune Noir de 18 ans, abattu alors qu’il n’était pas armé, est resté plus de quatre heures au sol, sous le soleil du mois d’août. Comme d’autres habitants de la ville, elle se rue hors de chez elle et rejoint le poste de police pour protester : «C’était ma première manifestation.»

Moins de trois semaines plus tôt, Eric Garner, en surpoids et asthmatique, meurt à Staten Island (New York), sous les yeux de millions de personnes qui voient la vidéo de la scène, relayée en quasi-direct sur les réseaux sociaux. Il suffoque en soupirant péniblement «I can’t breathe» («je ne peux pas respirer»), étranglé par un agent de police blanc, Daniel Pantaleo, qui le maintient à terre de force. Depuis cet été, se relaient sur Internet à une fréquence glaçante d’autres vidéos d’Afro-Américains tués par des agents de police. En novembre, par exemple, le petit Tamir Rice, 12 ans, est abattu par le policier Timothy Loehmann alors qu’il joue avec un pistolet factice dans un parc de Cleveland (Ohio). Le policier tire deux secondes à peine après être arrivé sur les lieux.

La remise en liberté des policiers auteurs de ces meurtres (lire aussi page 2) a mis en lumière l’impunité policière et engendré un véritable renouveau de l’activisme noir américain. A Ferguson, ce jour d’août 2014, Johnetta Elzie se connecte sur Internet, mue par son réflexe de génération Y : «J'ai tweeté sur ce que je voyais, comme je tweete sur tout le reste.» Netta – comme on la surnomme sur les réseaux sociaux – s’est imposée dans le débat national en relayant les réalités des révoltes de Ferguson. Forte de 126 000 followers aujourd’hui, celle dont le visage rond orné de longues tresses a fait la une du magazine Essence, magazine afro-américain de référence, figure désormais parmi les militantes les plus influentes de la twittosphère. Et symbolise parfaitement, plus de cinquante ans après le mouvement des droits civiques mené notamment par Martin Luther King, la nouvelle génération des leaders de mobilisations tout aussi nouvelles, qui gravitent autour du mouvement «Black Lives Matter» («les vies noires comptent»).

Opal Tometi, cofondatrice de Black Lives Matter.

Cri de ralliement

Là encore, tout commence par le meurtre d’un jeune Noir. Ou plutôt la relaxe, en 2013, de George Zimmerman, un voisin, improvisé milicien, qui avait abattu un an auparavant le jeune Trayvon Martin. Le vigile avait cru voir un dangereux délinquant sous les traits de l’ado à capuche de 17 ans sorti acheter des bonbons et fait feu. L’histoire raconte que trois amies noires, Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, choquées par ce verdict, ont lancé sans trop réfléchir le hashtag #BlackLivesMatter pour témoigner de leur indignation. En réalité, les trois jeunes femmes étaient des activistes chevronnées. Opal Tometi, 32 ans, visage encadré de sages dreadlocks coiffées en un carré mi-long, rappelle qu’elle est comme les autres cofondatrices de Black Lives Matter, community organizer depuis plus de dix ans : «Je suis une fille d’immigrés du Nigeria. Mes parents ont été sans-papiers pendant la plus grande partie de mon enfance. Ma tante qui était veuve et mère de quatre enfants a été expulsée. Je suis donc devenue militante.»

C’est en toute conscience que la jeune femme souriante au look soigné, désormais directrice d’une organisation de lutte en faveur des droits des immigrés, a pensé à la construction d’une plateforme en ligne pour répondre au sentiment d’impuissance de la communauté noire. Le cri de ralliement rencontre un succès inattendu. Repris des milliers de fois sur les réseaux sociaux, y compris par des célébrités influentes telles que Kanye West, il s’incarne dès 2014 dans des mouvements de rue. Après la mort de Mike Brown, le mouvement organise la venue de plus de 500 militants à Ferguson pour manifester et gagne ainsi une visibilité nationale. Dans tous les pays, les happenings se multiplient : les phrases «Hands up, don’t shoot» («mains en l’air, ne tirez pas») et «I can’t breathe» – les derniers mots prononcés par Mike Brown et Eric Garner – sont reprises et mises en scène. On voit ainsi des centaines de manifestants les bras levés, imitant la réponse à l’injonction policière, ou allongés sur le sol mimant les derniers instants de Garner. Les mobilisations rencontrent un tel succès que ces gestes sont repris par des personnalités artistiques et sportives, jusqu’aux responsables politiques au Congrès.

En 2015, Black Lives Matter franchit un palier en s’imposant dans la campagne présidentielle. Les candidats démocrates, Hilary Clinton et Bernie Sanders, voient leurs meetings interrompus par des militants du mouvement qui, après avoir fait irruption sur leurs podiums, rappellent que l’agenda des candidats ne tient pas suffisamment compte des questions raciales. Ils poussent ainsi les candidats, à inscrire, pour la première fois de l’histoire électorale américaine, la lutte contre le racisme systémique à leur agenda. Le parti démocrate passe ainsi une résolution de soutien à Black Lives Matter.

Le collectif, classé cette année par le magazine Fortune comme «un des plus grands mouvements du monde», a pourtant annoncé qu’il ne soutiendrait aucun candidat. Depuis son bureau basé à Bed-Stuy, un quartier populaire de Brooklyn, dont les murs sont ornés d’affiches très critiques sur la politique migratoire américaine, Opal Tometi explique : «Nous croyons en une démocratie qui aille au-delà du bipartisme. Il nous faut davantage d’options. Notre rôle est d’injecter une sensibilité particulière là où on ne veut pas parler de racisme.»

Contrairement aux mouvements historiques pour les droits des Noirs, Black Lives Matter ne repose sur aucun leader charismatique. Avec trente-quatre antennes à travers le pays et au Canada, le mouvement ne revendique aucune hiérarchie officielle. Son credo, «This is not a moment, but a movement» («un mouvement, pas un moment»), montre sa volonté d’inscrire dans la durée ce que certains intellectuels ont baptisé «The Movement for Black Lives» («le mouvement pour les vies noires»). Johnetta Elzie, considérée comme membre de Black Lives Matter, ne le revendique pourtant pas : «Je suis membre du mouvement. Certains l’appellent Black Lives Matter, je l’appelle simplement “le mouvement”.» Certains de ces militants ne sont pas hostile au jeu politique. Netta y voit «une lutte sociale contre les politiciens qui sont déjà élus. Pourquoi ne pas les remplacer par les nôtres ?» Ce pourrait être Deray Mckesson, 30 ans, qui a fondé «This is the Movement», autre figure du hashtag activism, et qui se présente à la mairie de Baltimore, avec plus de 350 000 followers qui peuvent ainsi suivre sa campagne en temps réel.

Ricarrdo Valentine et Orlando Hunter, deux danseurs new-yorkais, reprennent les dernières paroles de Mike Brown et Eric Garner.

#SayHerName

Cette attitude décomplexée ne ravit pas les plus anciens. La pasteure Barbara Reynolds, militante pour les droits civiques dans les années 60, s’en était émue dans le Washington Post en août dernier, en rappelant les méthodes du passé : «Nous étions formés aux méthodes de Martin Luther King. Nous avons gagné en étant respectables et en délivrant un message d’amour et d’unité.» Elle ne cachait pas son malaise face au choix des jeunes militants de ne pas chercher absolument à rassurer le public blanc : «Dans les années 60, nous portions nos vêtements du dimanche pour que la distinction soit claire entre les bons et les mauvais. Dans les mobilisations actuelles, on ne parvient pas à distinguer les activistes légitimes de ceux qui portent des pantalons baggy montrant leurs sous-vêtements et s’exprimant dans un langage rustre.»

La militante de Ferguson Johnetta Elzie présente la recherche de respectabilité comme une autre facette du racisme qu’elle combat : «C’est la manifestation de l’oppression internalisée, on se persuade du fait que si nous essayons d’être le plus proche possible de la blancheur, on ne sera pas blessé par la suprématie blanche. C’est un mensonge dangereux.» Opal Tometi abonde : «Certains nous disent que nous devrions agir d’une certaine manière ou remonter nos pantalons mais le système n’a pas été conçu pour nous.»

Les jeunes poussent la critique encore plus loin. Le mouvement des droits civiques, porté par des leaders issus des Eglises noires, n’a pas toujours été bienveillant à l’égard des femmes et des homosexuels. L’histoire n’a retenu que les noms des icônes masculines Martin Luther King et Malcolm X, reléguant ceux des femmes telles que Fannie Lou Hamer ou Ella Baker, ignorant l’homosexualité de Bayard Rustin, compagnon de route de Martin Luther King et artisan de ses actions les plus fameuses. Aujourd’hui, deux des trois fondatrices de Black Lives Matter sont queer et le revendiquent. «Dans le mouvement actuel, dit Johnetta Elzie, on peut littéralement être qui on veut. On ne cache pas ceux qui ne correspondent pas au modèle de leadership stéréotypé. Il y a des trans noirs qui se battent pour leur propre libération et nous forcent à aborder l’intersectionnalité [situation de personnes qui subissent simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination, ndlr] d’une manière différente.» Cette volonté de représenter toutes les voix porte aussi sur les victimes du racisme. C’est pour rappeler cette réalité souvent occultée que la campagne #SayHerName («dis son nom») a vu le jour sur Twitter, rappelant la longue liste des femmes noires qui, comme Rekia Boyd, Aiyana Stanley-Jones, Natasha McKenna, ou Amber Monroe, sont mortes victimes d’agressions policières dans l’indifférence.

Bien que le jeune mouvement se distingue des anciens à travers d’impertinents slogans et de nouveaux combats, Michael Eric Dyson, professeur à la Georgetown University (Washington DC) et auteur de The Black Presidency : Barack Obama and the Politics of Race in America (La présidence noire : Barack Obama et la politique raciale en Amérique), ne voit pas «de différence entre eux et les personnes qui, dans les années 60, se sont indignées. Tous sont des jeunes qui ont élevé la voix contre les violences et l’injustice». A une nuance près : «Certains des membres de Black Lives Matter ne souscrivent pas nécessairement à la philosophie non-violente de Martin Luther King et surtout, ils sont très critiques vis-à-vis de ce qu’ils appellent la politique de la respectabilité. Ils n’essaient pas de convaincre le public qu’ils sont dignes de respect comme le faisaient les générations des années 50 et 60.»

Jim Clyburn, qui siège au Congrès depuis près de vingt-cinq ans et était un leader étudiant de la lutte pour les droits civiques en Caroline du Sud dès la fin des années 50, ne voit pas un aussi grand contraste entre la nouvelle et l’ancienne génération de militants. A 75 ans, sa longue expérience politique le rend beaucoup plus prudent. Le malaise suscité par Black Lives Matter est «très comparable aux réactions qu[il a] expérimentées lorsqu’[il] coordonnait le Student Non-Violent Coordinating Comittee (SNICC)». Le mouvement des années 60 ne s’est pas imposé grâce à un consensus au sein de la communauté noire. De nombreuses églises n’osaient même pas inviter Martin Luther King. Au sein des classes moyennes noires, le message de ces militants fougueux, perçus comme trop subversifs, était l’objet d’une certaine hostilité. Clyburn rappelle que ces militants aujourd’hui grisonnants furent eux aussi jeunes et révolutionnaires et que leurs prises de positions radicales perturbaient autant leurs aînés : «Il y avait au sein de l’Eglise des gens en désaccord avec nos actions, car nous risquions la prison.» A l’époque, il n’était pas rare d’entendre dans les rangs des jeunes militants : «Don’t trust anyone over 30» («ne faites confiance à personne au-delà de 30 ans»).

Achebe Powell, militante des droits civiques

Baguette magique

Toutefois, les reproches d’intolérance, notamment à l’égard des minorités sexuelles, résonnent toujours à l’oreille de celles et ceux qui ont pris part au mouvement des droits civiques des années 50 et 60. Achebe Powell s’est éveillée à la politique à 14 ans. Choquée par le lynchage en 1955 d’Emmett Till, un adolescent noir de son âge qui avait eu le tort de siffler une femme blanche, elle s’engagera plus tard en tant qu’étudiante pour les droits des Noirs. L’ancienne prof ne partage pas le ton critique que certains de ses anciens camarades adoptent au sujet des nouveaux militants : «Si pendant la Marche de Washington en 1963, nous portions des costumes et certains avaient des cravates, c’est parce qu’on était en 1963 ! Je n’avais pas de blue-jeans. Comme toutes les filles noires de 23 ans, je portais des jupes et des robes. Nous sommes à une époque différente.» Et le changement d’époque, Achebe Powell l’a ressenti bien au-delà des looks. Elle se souvient de sa «grande difficulté» à vivre son homosexualité à l’époque : «En tant que membre du mouvement des droits civiques, je devais le cacher.»

Devenue très active au sein des mouvements féministes et LGBT, elle peut désormais détailler longuement son parcours militant : «Aujourd’hui, les jeunes n’ont plus à se cacher, parce que nous nous sommes battus pour ouvrir ces espaces.» De jeunes activistes noirs comme Ricarrdo Valentine et Orlando Hunter, un couple de danseurs de 29 et 25 ans, ont justement créé un spectacle, Black Jones, pour souligner les complexités de l’identité masculine noire. Orlando Hunter fustige sans détour le «fondamentalisme» qui «éloigne les queer des églises». Ricarrdo Valentine se reconnaît, quant à lui, dans l’actualité militante, «très heureux et enthousiaste de voir des LGBTQ, des femmes aux avant-postes du mouvement Black Lives Matter, alors que personne ne sait que le mouvement des droits civiques était soutenu par des queer.»

Outre leur jeunesse, leur hyperconnexion, et leur ouverture aux questions de genre, cette génération a comme point commun d’avoir fait ses premiers pas en politique sous la présidence d’un homme noir. Et semble revenue de l’espoir qui avait accompagné l’élection de Barack Obama, dont elle a le sentiment qu’il n’a pas répondu aux attentes de la communauté noire. Orlando Hunter se montre amer lorsqu’il évoque son entourage qui ne «se sent pas soutenu par lui» et qui s’est «laissé prendre par “l’espoir” [le slogan d’Obama, ndlr] attirés comme par du miel». Echaudé, il a renoncé à l’idée même de voter cette année : «Je ne crois pas en un système incapable de changer la signification du corps noir.» Son compagnon, Ricarrdo Valentine, lui, a opté pour le démocrate Bernie Sanders, le candidat «le plus sûr», selon lui.

Pour Opal Tometi, «le fait d’avoir un président noir a montré au monde qu’une personne ne pouvait pas changer le système. Les inégalités sont structurelles. La rhétorique relative à la société postraciale est un mensonge». Le sociologue Michael Eric Dyson considère, lui aussi, que cet élan était irrationnel : «Si Hillary Clinton était élue, cela changerait-il le sexisme dans le pays ? Cela signifierait-il que les femmes ne seraient plus violées ? Bien sûr que non, il n’y a pas de baguette magique.» Ce médiatique universitaire quinquagénaire constate les effets inattendus de la présidence Obama sur l’expression du racisme : «Cela a mis à découvert le racisme, et nous a montré que nous n’avions pas tant progressé que nous le pensions.» Quand on l’interroge sur la déception relative aux effets de la présidence Obama, l'écrivain Ta-Nehisi Coates répond, implacable : «De nombreuses personnes espéraient qu’un président noir résoudrait tous les problèmes du monde. Mais on parle de quatre siècles d’oppression, et Obama n’a été président que huit ans.» Les rares prises de paroles du Président sur la multiplication des crimes racistes trouvent aussi une explication aux yeux de l’intellectuel : «Cela peut empirer les choses. A chaque fois qu’il a pris la parole, le débat s’est déplacé sur sa personne et on l’a accusé de racisme inversé. Les personnes qui demandent à Obama de s’exprimer devraient se demander ce qu’elles veulent : se sentir mieux ou opérer un véritable changement ?»

Beaucoup d’Américains noirs sont aujourd’hui très inquiets face à la montée en puissance du candidat républicain Donald Trump, dont les déclarations tonitruantes et extrêmement agressives à l’égard des minorités ont ouvert les vannes d’un racisme décomplexé. Trump –  qui n’en est pas à ses débuts – était déjà en tête de file de ceux qui réclamaient le bulletin de naissance du premier président noir des Etats-Unis pour prouver qu’il était un Américain authentique. Beaucoup analysent la montée de ces discours racistes et les violences dont sont victimes les Afro-Américains comme la conséquence de l’arrivée d’Obama au pouvoir. Sitôt après son élection en 2008, le Southern Poverty Law Center, organisation consacrée à la défense des droits civiques, a observé l’augmentation des ventes d’armes dans le pays. Depuis, le centre constate une inquiétante multiplication des groupuscules explicitement racistes. Obama serait ainsi l’incarnation de la fin de la suprématie blanche sur laquelle les Etats-Unis se sont fondés et ont prospéré au détriment des Américains natifs puis des Noirs. Sans compter que les Blancs américains ne formeront plus la majorité de la population à compter de 2043.

Rashad Robinson, fondateur de Color of Change.

Résonance

Pour répondre à ces nouveaux défis, d’autres organisations ont décidé de rajeunir leurs actions. Rashad Robinson, 37 ans est le directeur exécutif de Color of Change. Look preppy, costard-cravate, et Stetson vissé sur la tête, l’éloquent activiste ne redoute manifestement pas le fait d’incarner la figure du Noir «respectable». Premier activiste ouvertement homosexuel à la tête d’une organisation noire pour les droits civiques, il s’est engagé pour une action concrète. Pour lui, pas question d’ignorer les élections. Mais leur cible n’est pas nécessairement celle qui nourrit toutes les conversations du moment. Si Donald Trump «prend beaucoup d’espace», Color of Change a décidé de se concentrer sur «les institutions et toutes les entités qui lui ont permis d’obtenir tant de pouvoir et de visibilité», comme les entreprises qui financent la campagne du candidat tout en courant après les consommateurs noirs. Ou les procureurs qui, aux Etats-Unis, sont élus et possèdent le pouvoir de poursuivre ou non les policiers auteurs de crimes racistes. Rashad Robinson, qui déplore que «70% des procureurs se présentent aux élections sans faire face à aucune opposition», a ainsi contribué à la non-réélection de la procureure de Chicago Anita Alvarez. Ces sept dernières années, elle avait refusé de poursuivre 68 policiers impliqués dans des tirs létaux.

Enfant de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), l’association historique de défense de droits des Noirs (créée en 1909), où militait sa famille, il se distancie aujourd’hui de l’organisation que de nombreux jeunes militants considèrent comme trop embourgeoisée. A l’image des grandes figures noires telles que Jesse Jackson, ancien compagnon de route de Martin Luther King, et Al Sharpton, incontournable et omniprésent fondateur du National Action Network à la tête de sa propre émission télé sur MSNBC. Décriés par certaines organisations de terrain qui les accusent de tenter de faire mainmise sur la question noire à des fins de communication personnelle, ces leaders institutionnalisés ne séduisent manifestement pas les jeunes.

Rashad Robinson lui-même constate combien certains conflits d’intérêts poussent les anciennes et les nouvelles organisations vers des points divergents : «Nous n’acceptons pas d’argent des grandes entreprises ni du gouvernement. Nos campagnes luttent contre le pouvoir de ces firmes et pour placer les institutions face à leurs responsabilités alors que beaucoup des plus anciennes associations pour les droits civiques reçoivent de grosses subventions des grandes entreprises.» C’est ainsi que, sur la question de la neutralité du Net (le fait que tous aient accès à un réseau Internet de qualité), Color of Change s’est trouvé opposé à des organisations noires financées par les grands opérateurs téléphoniques. Rashad Robinson a même ouvert un bureau à Hollywood pour faire évoluer «la représentation des Noirs».

Huit ans après l’élection d’un homme noir à la tête de la plus grande puissance du monde, rarement les revendications des Noirs américains n’ont semblé avoir une telle résonance. Sont-elles pour autant en rupture avec les exigences des générations précédentes ? Pour Jim Clyburn, la continuité ne fait aucun doute : «Je me méfie toujours de l’appellation “mouvement des droits civiques” comme isolée dans le temps. Le mouvement des droits civiques existe dans notre pays depuis 1619 lorsque la première personne noire est arrivée à Jamestown en Virginie. Et Black Lives Matter est un mouvement pour les droits civiques.»

L’écrivain Ta-Nehisi Coates, auteur d’un des best-sellers de l’année 2015, salué par toute la critique pour son appréhension poétique et puissante des réalités noires actuelles, observe également Black Lives Matter comme «la continuation d’un mouvement qui a toujours eu lieu» et pense «qu’aujourd’hui c’est la technologie qui fait une très grande différence». Opal Tometi, une des trois militantes à l’origine de Black Lives Matter, se place dans la droite ligne de ses aînés : «Je nous vois comme partie prenante d’une longue histoire de luttes.» Sans pour autant négliger les progrès apportés par sa génération qui «met l’accent sur le leadership des femmes noires, qui ont toujours été impliquées dans le mouvement, et qui ont été les architectes de nos luttes».

Texte Rokhaya Diallo
Photos Kiritin Beyer
Production Libé SixPlus