Avec “Shiganè Naï”, José Montalvo réinvente la danse coréenne

Aux traditions coréennes de ses danseurs percussionnistes, le chorégraphe José Montalvio mêle sa sensibilité européenne et la modernité de son travail de vidéaste. Un nouveau monde à découvrir cette semaine à la Maison des Arts de Créteil. 

Par Emmanuelle Bouchez

Publié le 19 octobre 2017 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h44

Cela restera sans doute l'une des grandes scènes du spectacle... Des tambours alignés à hauteur d'épaule, distribués dans des alvéoles où se tiennent, debout, des femmes en robes légères et monochromes. Dans chaque main, elles brandissent une baguette et dégainent ensemble au quart de tour. Le son et l'image submergent alors le spectateur : ces corps en mouvement témoignent d'une telle puissance ! Première révélation pour le public européen, venu assister, fin mars, à l'ouverture de l'Année de la France en Corée à Séoul, avant la reprise du spectacle à Paris : les danseuses du Ballet national de Corée sont aussi de sacrées percussionnistes.

Cela n'a pas échappé à José Montalvo, le chorégraphe qui vient de signer cette pièce coproduite par le Théâtre national de Chaillot et la National Dance Company of Korea, troupe traditionnelle fondée en 1962 en Corée du Sud : des filles et de leurs tambours, il a fait le fil rouge de Shiganè Naï. On les reverra souvent dans le spectacle, bientôt rejointes par des garçons, en jeans et baskets, tout aussi explosifs.

Shiganè Naï, au titre sonnant comme un nom de fleur à nos oreilles occidentales, signifie en coréen « l'âge du temps ». Il s'agit ici de tradition — la dynastie Choson (1392-1910) a formalisé la chorégraphie à la cour, mais la danse appartint aussi à des rituels populaires de vie et de mort — et du chemin parcouru par un chorégraphe contemporain pour aller vers elle.

José Montalvo n'est pas le premier artiste étranger à faire un pas vers cette compagnie souvent gourmande de relecture contemporaine (voir l'été prochain, au festival de Fourvière, Scent of ink). Mais il fut le candidat idéal pour pousser plus loin l'aventure. Car, depuis trente ans, le Français d'origine espagnole fait de la rencontre avec l'autre le nerf de son art. Dans Y Olé !, en 2015, c'est le flamenco de son enfance qu'il mêlait, par exemple, aux danses urbaines.

Invité à Séoul, il a pris le temps de comprendre un alphabet corporel que se transmettent les Coréens depuis des générations ; les seize danseurs traditionnels embarqués dans cette aventure se sont débarrassés, quant à eux, d'habitudes codifiées : « le plus fatigant pour nous fut de nous sentir libres d'improviser », ont-ils témoigné au lendemain de la première.

Si l'ensemble doit encore gagner en fluidité, la rencontre a eu lieu. Pour le meilleur. Dès qu'une danseuse se détache du groupe pour un solo, un autre monde s'ouvre à nous — inconnu et fascinant. Une fois dépouil­lée du hanbok — jupe bouffante à taille haute qui masque la danseuse et fait d'elle une sculpture —, la danse apparaît pour le seul plaisir du mouvement. Sans les oripeaux de la tradition, le corps à l'oeuvre rend le geste spectaculaire. La danseuse chaussée de petites sandales plates glisse sur la scène à pas rapides, orteils recourbés à la verticale, puis talon posé en un subtil mouvement de balancier qui lui donne l'air de voler. Si elle tord son buste vers le haut, la volute semble infinie...

Découpé en trois parties, Shiganè Naï revendique le coq à l'âne. Car en reliant Paris à Séoul, le chorégraphe n'a pu s'empêcher d'évoquer aussi le reste de la planète. Les danseurs marchent au compte-goutte, un sac plastique lourd à la main, tels des migrants sur la route. L'image est frappante et bienvenue. Mais voir sur l'écran une petite Mexicaine errer sur une décharge (images du film Human prêtées par le photographe Yann Arthus-Bertrand), sur fond du « kyrie eleison » de Mozart, frise en revanche la démonstration.

Le final rafle la mise grâce au Boléro de Ravel, exercice de style — sur percussions lui aussi — de la danse occidentale ! La troupe envahit la scène, creusant les corps en rythme, les danseurs se jetant dans les bras les uns des autres... L'une des danseuses — Jang Hyun-soo, la plus terrienne — est la mouche du coche. Une vraie meneuse de boléro faisant pression de ses mouvements, les talonnant tous. Elle s'avance aussi vers le public et piaille, gouailleuse, un aparté grotesque comme il peut y en avoir dans le ­changgeuk (théâtre musical coréen inventé au début du XXe siècle).

Elle frappe des pieds et danse, passe du clownesque à la transe, comme dans les rituels chamaniques populaires de Corée. Elle exhorte les jeunes hommes, ici plus expansifs que dans la tradition. La tension monte : jamais danseur de la troupe n'a accéléré si fort le mouvement... Pour un peu, on s'approcherait du « duende », ce fameux instant de grâce du flamenco... si cher à José Montalvo. 

NUMÉRIQUE ET TRADITIONS
Montalvo a sorti sa palette de vidéaste comme appui et miroir de la danse. Tournées dans Séoul, les images sont travaillées en camaïeu de gris, nimbées de la brume qui voile la ville à l'aube. La crête des immeubles construits par les architectes du monde entier le dispute aux concavités suaves des anciens pavillons royaux. L'oiseau - totem de prédilection du chorégraphe à l'écran - tombe à pic ici, tant la danse des femmes ressemble aux envolées des cigognes. Pas suspendus, genoux pliés, mollets en virgules, avant que le pied n'atterrisse... De longues secondes sont parfois nécessaires pour accomplir la courbe.
Cette lenteur intériorisée - si envoûtante - était la marque du respect dû au monarque dans les danses de cour. Comme ce goût des alignements : dans la danse traditionnelle, on ne se touche pas, on se croise. Chacun y a sa place. Du coup, quand José Montalvo montre un lettré en costume de l'ère Choson - avec ce fameux chapeau haut à bords plats - abritant sous son ombrelle une danseuse en bikini, il déroge à la règle. Et les Coréens applaudissent « son art jubilatoire de la fantaisie ». Plus provocante encore et plus sexuelle, cette image, bien vivante, elle, au centre de la scène : cinq danseuses enfourchent leurs tambours pour un set de percussions endiablé !
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