Au-delà du mobile

« Nous ne connaîtrons jamais le moment où nous pourrons dire: pff… le numérique ce fut dur, mais désormais, c'est du passé ! », prévenait, en mars à Austin, le pdg du New York Times, Mark Thompson, ex patron de la BBC.

Oui, le numérique continue de muter, d’accélérer, de tout changer. Nous vivons bien une transformation systémique, bien plus importante que celle de Gutenberg qui n’était, après tout, qu’une mobilisation de l’alphabet.

Attention donc : nouvelles plateformes, nouveaux écosystèmes en vue.

En fait… déjà là.

Car « mobile first » est derrière nous ! Le tsunami des smart phones est en train de s’achever. Et chacun entrevoit la prochaine étape : celle de l’essor de l’intelligence artificielle, puis des réalités virtuelles ou mixtes.

Plus proche de l’humain

Même si le portable restera le point d’entrée du monde numérique pour un bon moment, le cœur informatique de demain ne sera plus formé des systèmes d’exploitation Windows, Mac, IOS ou Android, mais très probablement de plateformes conversationnelles audio et texte, et après-demain, visuelles.

Bourrées d’intelligence artificielle (IA), elles tenteront, cette fois, de coller le plus possible aux fonctions naturelles humaines millénaires, à faire appel à nos sens, à mimer le comportement de notre cerveau, in fine pour les compléter et les augmenter.

Voix, geste dans l’espace, mouvement corporel, regard (comme un pointeur laser) : avec les nouvelles interfaces vocales et gestuelles en 3D, l’informatique, le numérique et Internet sont en train de se rapprocher de nos organes, de la biologie, des neurosciences, du viscéral. Après le toucher, la voix et le regard gagnent en importance.

Plus intuitive et surtout beaucoup plus personnelle, cette informatique se rapproche aussi de la psychologie, des sciences cognitives, des sentiments, du discernement, du raisonnement, des décisions, de notre perception, et donc de notre rapport au monde.

Les géants de la high-tech améliorent chaque jour ces formes d’intelligence artificielle, qui, petit à petit, apprend et comprend les nuances de nos comportements. Avec le but de les prédire.

Nombreux sont ceux qui prévoient l’effacement du terminal, la disparition des écrans physiques, au profit d’une présence informatique invisible tout au long de la journée, alimentée par l’IA. Une sorte d’infosphère qui transcende, dépasse le temps, l’espace, les pays, les cultures. Une ambiance numérique 24/7, un sac amniotique virtuel permanent, dans lequel nous serons baignés.

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Tous utilisent les ingrédients-clé de l’époque : beaucoup de data, de capteurs, de pixels, d’algorithmes, d’intelligence artificielle, mais aussi de programmation neurolinguistique et de cloud. Tous constituent de nouveaux moyens d’interactions homme-machines. Tous ont le pouvoir de modifier notre rapport au monde et aux autres, notre perception de la réalité. Et sans doute notre conscience.

Rappelons-nous aussi combien la révolution industrielle avait donné raison à nombre de prédictions de Leonard de Vinci ou de Jules Verne. Aujourd’hui, la révolution numérique est en train de confirmer les intuitions de nos meilleurs auteurs, scénaristes et réalisateurs de science-fiction.

Nous parlons désormais à nos machines qui nous répondent, l’intelligence artificielle s’utilise à la demande, et des mondes virtuels sont désormais réalistes, en raison de la puissance accrue des ordinateurs, des cartes graphiques, des systèmes optiques, des smart phones et demain de lunettes, nouvelle unité centrale portative.

Bienvenue dans le nouveau monde des chatbots et des réalités virtuelles ou mixtes !

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1INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, ASSISTANTS VIRTUELS, MESSAGERIES, INTERFACES VOCALES, ROBOTS CONVERSATIONNELS

Automatisation, robotisation, Internet des objets : l’AI fait désormais partie intégrante des processus de développement des géants du web, augmentant les capacités de leurs dizaines de milliers d’ingénieurs.

L’informatique cognitive perçoit, comprend, apprend, raisonne, agit, prédit.

Elle va transformer nos organisations et notre vie quotidienne, changer la manière dont nous interagissons avec nos terminaux ou le cloud, et favoriser une vraie coproduction homme/machine, en laissant à cette dernières les tâches ingrates.

Se parant de l’apparence sémantique humaine, elle interprète le langage naturel et tire des leçons des usages antérieurs. Reconnaissance vocale et faciale sont prêtes. Après avoir maîtrisé le jeu de Go et conduit des voitures, celle de Google se gave en ce moment de romans et commence à faire toute seule des phrases !

Méta-plateformes et invasion de bots

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Aujourd’hui, cette intelligence artificielle passe aussi par les bots, ou chatbots, robots invisibles qui s’intègrent dans des messageries ou les SMS pour proposer des services personnalisés, via de véritables conversations.

Avant que les réalités virtuelle et augmentée ne deviennent vraiment nos nouvelles plateformes, voire l’OS du futur, chacun sent bien que les messageries instantanées et leurs bots automatisés, sont en train de devenir le point d’entrée principal vers Internet, au point que désormais se pose la pertinence d’un site ou même d’une appli.

A terme, les messageries, devenues méta-plateformes et nouveaux navigateurs risquent même d’en devenir l’unique point d’entrée. Elles ont déjà supplanté les réseaux sociaux dans nos usages, et servent de base à ces nouveaux services conversationnels, qui, via analyse grammaticale, sémantique et reconnaissance vocale, reconnaissent ce que vous dites et à … quoi vous pensez.

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Originaires de Russie et de Chine dans cette forme, et presque entièrement automatisés, les bots sont en train de défier et concurrencer les applications classiques, qui ne constituent plus l’eldorado des développeurs. Une certaine lassitude s’installe même dans les usages, car on n’utilise en moyenne que trois applis. Cinq au maximum. La majorité des gens n’en téléchargent même plus.

Moins compliqués à créer et à utiliser que les applis natives, les bots sont des logiciels qui automatisent des tâches du quotidien via des discussions plus dynamiques que les applis traditionnelles statiques qui n’ont plus besoin d’être installées. Le bot fait ce que vous lui demandez. Il pourrait bien remplacer à terme le moteurs de recherche et donc donner un sacré coup de vieux aux applis car il permet de combiner les avantages du web (accès immédiat sans avoir à installer quoi que ce soit, gestion des liens) et de l’application native (identification de l’utilisateur, accès à son contexte), sans leurs inconvénients (nécessité de s’acclimater à chaque site ou appli).

Les bots fonctionnent soit à partir de règles préétablies, soit via l’apprentissage des machines (machine learning) qui comprennent aussi le langage, s’améliorent au fur et à mesure de leur utilisation et sont très naturels à utiliser. Et hormis l’appli de messagerie, les bots ne nécessitent aucune installation en local dans l’appareil.

Dopés à l’IA et aux data, reliés au cloud, nos portables, ordis et autres terminaux sont en train de devenir des assistants personnels capables de tenir des discussions pour assurer de plus en plus de tâches : nous informer, réserver un avion, une chambre d’hôtel, commander un repas, un taxi, payer une facture, jouer, conseiller un placement, organiser l’agenda. Sans même taper un texte, chercher, cliquer, ouvrir une appli, passer à une autre, retrouver son mot de passe, etc…

Ces valets virtuels anticipent vos besoins, répondent à vos questions, vous en posent, reconnaissent les phrases et sont plus faciles et rapides à utiliser que les options et menus déroulants. Avec des possibilités d’applications quasi infinies, les bots, contenant textes, images, liens, appels à l’action, automatisent la relation-client, l’organisation, la communication et favorisent l’engagement. Ils peuvent accroître notre productivité et … nous tenir compagnie. Mais nous n’en sommes qu’au début, au temps des navigateurs web des années 90 qui ne géraient que du texte. Ils vont inventer aussi de nouveaux usages.

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Déjà en Chine, personne ou presque ne passe plus d’une demi-heure sans utiliser WeChat, du géant Tencent. Dans peu de temps, il est possible que nos interactions textuelles ou vocales sur Smartphones se fassent plus avec des machines qu’avec des humains, ou alors avec des humains… entraîneurs d’algorithmes.

Utilisées par 2,5 milliards de personnes, les messageries de type SMS, WhatsApp, Messenger, SnapChat, WeChat, Slack, Kik (6.000 bots), Telegram permettent aujourd’hui déjà l’illusion d’une discussion en proposant une série de contenus, plus pertinents et contextualisés que les applis classiques. YouTube s’y met. En Asie, elles englobent déjà beaucoup plus de fonctions et de services qu’aux Etats-Unis ou en Europe.

Editeurs de bots

Nous voilà loin des portails et de leur profusion de liens, images et publicités ou même des sites servant de décharges aux contenus d’un média !

Mieux : ces méta-plateformes, qui se moquent des murs fermés des applis, court-circuitent Google, Apple et consorts, vous laissent éditer vos propres chatbots, créer vos propres algorithmes, dans un monde sans couture et sans interruption. Et surtout, ces chatbots sont immédiatement personnalisés, alors que les médias traditionnels, les sites web et les applis sont destinés à tout le monde, ou nécessitent de passer par une phase de connexion, création de profils…

De nombreuses marques sont en train de chercher comment créer, pour leurs clients, des interfaces conversationnelles avec de la personnalité.

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Elles favorisent également l’apparition d’un nouvel écosystème de logiciels. Nul besoin d’être un expert en intelligence artificielle pour créer un bot utile.

Les développeurs et designers d’interface (ou de conversations) se servent dans les APIs ouvertes disponibles, dans les magasins et les kits, avant d’installer leurs services sur Messenger ou WeChat et tenter de toucher des centaines de millions d’utilisateurs. Au médias, d’être prêts à les accueillir.

Aujourd’hui, Facebook et Microsoft, qui ont perdu la bataille des smart phones face à Google et Apple, sont les plus actifs et ont grand ouvert leur méta-plateformes en proposant des briques aux entreprises et médias pour qu’ils y créent leurs propres assistants intelligents.

Les seules messageries de Facebook (Messenger et WhatsApp), qui entend bien être la « home » de votre smartphone, enregistrent déjà le triple du trafic de tous les SMS.

Les médias arrivent

Les médias d’informations commencent à les utiliser pour personnaliser davantage leurs contenus : comme Quartz, TechCrunch, CNN qui s’est installée sur Messenger, le Wall Street Journal, à partir des interfaces de programmation de Microsoft, Facebook, Kik ou Telegram. Les infos de Breaking News (NBC) sont aussi disponibles en mode chatbot sur Slack. Certaines conversations pourraient même être rendues publiques et devenir des médias à part entière.

Ces micro-applications vont s’améliorer au fur et à mesure de leur utilisation et de leur compréhension du langage humain. Elles risquent bien de remplacer des pans entiers d’usages des réseaux sociaux, des plateformes et des applis que nous utilisons aujourd’hui. Et qui deviennent trop nombreux en produisant trop de frictions entre eux pour bien gérer l’ensemble de nos données.

Les QR codes reviennent aussi à la mode : outils de dialogue intelligents, ils permettent d'envoyer des réponses automatiques et autres messages contextualisés.

Plateformes vocales, commandes à la voix, ordinateur dans l’oreille

Ecrire son besoin dans une interface de type messagerie est bien, lui parler est encore plus facile et naturel ! L’audio et la voix pourraient bien être les nouvelles interfaces importantes de nos vies numériques.

Ici, les assistants robotisés Siri d’Apple, Google Now, Alexa du terminal Echo d’Amazon, Cortana de Microsoft ont ouvert la voie. Leurs bots à la voix permettent des recherches vocales. Là également, les progrès de l’intelligence artificielle devraient améliorer rapidement leurs capacités conversationnelles. Les fondateurs de Siri viennent ainsi de dévoiler Viv, un petit nouveau très impressionnant  et Google travaille à un concurrent d’Echo, au succès important.

Parallèlement à l’essor de ces plateformes commandées par la voix, se développent les fonctions de lecture automatisée sur mobile, et surgit une nouvelle génération d’écouteurs sans fils, utilisés pour la musique, les livres audio, les podcasts, mais de plus en plus aussi pour n’importe quel texte. Tous les grands (Apple, Google, Microsoft, Amazon) se battent aussi pour cette nouvelle plateforme, véritable ordinateur dans l’oreille.

Portée en permanence, cette nouvelle prothèse, augmentera-t-elle nos capacités à l’image du héros du film Her ? Allons-nous discuter avec nous-mêmes ou plutôt avec ces bots, qui se souviendront de toutes vos discussions, de tous vos goûts…

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2LES NOUVELLES REALITES VIRTUELLES, L'INTERNET EXPERIENTEL 

Avec les discussions robotisées, s’esquisse aussi en ce moment la prochaine étape d’Internet : celle de la réalité artificielle, synthétique, virtuelle, augmentée ou mixte.

Avec ce média nouveau, cette nouvelle forme d’expression visuelle, nous allons basculer d’un Internet d’informations et de communications, vers un Internet d’expériences. Des expériences que nous pourrons – comme pour les informations -- créer, vivre et partager. Et vers une présence distante immersive inédite dans les contenus, à même de déboucher sur un nouveau rapport au monde.

La VR

Après le PC, le web et le mobile, la réalité virtuelle (VR) arrive cette année sur le marché et suscite beaucoup d’excitation. Déjà émergente dans les jeux vidéo, elle risque de devenir vitale pour les médias si elle s’avère bien la prochaine grande plateforme de divertissement qui transcende cultures, frontières et générations.

Ce n’est que le début, tout le monde tâtonne : les masques sont rebutants et lourds, les premiers utilisateurs sont rares, les contenus aussi. La VR est loin d’être une expérience parfaite aujourd’hui.

Le sourire immersif, l’effet wahou !

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Mais ceux qui l’ont essayée (effet super wahou garanti !) n’en reviennent toujours pas ! Tant que vous ne l’avez pas mis sur la tête, l’expérience est impensable. C’est un vertige. Un rêve, les yeux ouverts. « Déjà là c’est bien, avec des lunettes c’est monstrueux ! ».

Mélange de physique et de biologie, où « l’humain fait partie intégrante du hardware » (Kevin Kelly), cette technologie, joue avec nos sens, trompe notre cerveau en transformant de l’imaginaire en réel. La sensation de présence est telle qu’on caractérise souvent la VR comme une machine à empathie, qui parle aussi comme personne à notre inconscient.

L’AR

Et déjà s’annonce une autre grande technologie avec ses images virtuelles qui se fondent dans la réalité ambiante : la réalité augmentée (AR) ou mixte, encore plus bouleversante. Elle dépose des couches d’informations numériques dans notre champ de vision du monde réel, dont nous ne sommes pas séparés comme dans la VR. Elle peut crée l’illusion d’objets solides ou de personnages autour de nous. Sur la plaine d’Austerlitz, vous reverrez la bataille.

Loin des Google Glass et de leur interface 2D, L’AR mélange le monde réel et l’imagination dans un continuum, efface les frontières entre perception du monde physique et présentation numérique.

Les écrans deviennent virtuels, dansent autour de vous et remplacent desktops, laptops et … mobiles.

Ces champions s’appellent aujourd’hui Hololens (Microsoft vous met l’ordi sur la tête), Magic Leap et Meta, où les employés ne travaillent déjà plus sur des terminaux mais sur écrans virtuels ! Ils en ont même … 20 en face d’eux !!

AR

VR et AR mettent toutes les deux dans les mains des gens une expérience immersive et nécessitent le plus souvent une interaction, une participation active. Le contenu y est explorable et pas seulement raconté.

Les deux expériences sont présentielles : la VR vous donne l’impression d’être in situ, ailleurs ; l’AR vous donne l’impression que « l’ailleurs » est présent chez vous. Dans les deux cas le défi est de vous faire croire que le virtuel est réel.

La télécommande, c’est la tête, les yeux et quelques gestes. Dans les deux cas, on ne clique pas avec ses doigts sur un clavier, on fait un geste dans l’espace, ou on « gaze » : on clique avec ses yeux.

En AR comme en VR, les anciens médias ne sont plus que de simples applications qui peuvent être ajoutées. Dans les deux cas ce ne sont pas de simples écrans mais des ordinateurs dans lesquels nous plongeons la tête pour entrer dans un nouvel univers et qui trompent nos sens.

Mais les différences sont aussi significatives :

VR vs. AR (mode d’emploi)

VR : masque, casque intégral ou cardboard avec smartphone. Votre vision est presque toujours bloquée dans le masque.

AR : casque ou lunettes semi-transparentes, qui permettent de voir aussi son environnement, et sur lesquels des informations apparaissent.

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La VR vous coupe du monde et le remplace par un autre, imaginaire ou reproduit. Les environnements sont faux, mais les expériences réelles. Le sentiment de présence est tel qu’on ne s’en souvient pas comme quelque chose qu’on aurait vu mais qu’on aurait vécu.

L’AR accroît votre monde réel avec des couches d’infos numériques, des écrans virtuels superposés, des hologrammes.

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La VR vous fait voyager n’importe où dans le monde, n’importe quand. Les notions de temps et d’espace disparaissent,

L’AR enrichit votre présence au monde.

VR : l’histoire ne vient pas à vous ; vous allez à elle. Vous êtes téléportés ailleurs,

AR : des objets sont téléportés vers vous.

La VR est surtout immersive,

L’AR est surtout présentielle et ambiante. Elle devrait remplacer d’ici quelques années le mobile comme notre principale porte d’entrée vers le monde numérique.

Avec la VR, on se coupe de la réalité pour aller dans une autre : on n’a pas vu quelque chose, on l’a vécu. Il vous est arrivé.

L’AR, c’est la réalité, en mieux.

La VR vous transporte,

L’AR vous augmente.

La VR donne l’incroyable pouvoir de se déconnecter de la réalité, et la clone,

L’AR l’accroît.

Dans la VR, le numérique est prépondérant : c’est un monde de bits,

Dans l’AR, la réalité est le composant dominant : c’est un monde d’atomes.

La VR est pour l’instant peu sociale et se limite encore à des avatars plus ou moins réussis,

L’AR permet de partager une expérience avec d’autres personnes (démos Microsoft).

La VR exige une totale concentration et élimine la distraction,

L’AR, c’est déjà un bandeau de résultats qui défile en bas de la diffusion TV d’un match de foot !

Avec la VR et l’AR, n’oublions pas non plus la réalité filtrée et diminuée : un ad-blocker enlève aujourd’hui, par exemple, toute publicité de notre champ de vision. Un claquement de doigt permettra demain de traduire un menu de restaurant en temps réel dans une autre langue, et sans doute, de passer de la VR à l’AR et inversement.

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La narration remplacée par l’expérience

La narration visuelle sous forme d’images animées n’a pas changé depuis le 19ème siècle. Elle passe par la juxtaposition de fragments de réalité via un groupe de rectangles, joués les uns après les autres ; cadres plats statiques qui sont autant de fenêtres sur le monde. Avec la VR, l’écran rectangulaire, dans lequel nous regardions le monde, disparaît. Nous sommes dans le monde, dans l’expérience, dans l’histoire.

Il faudra donc travailler dur sur la grammaire de cette nouvelle écriture, y compris sur les méthodes pour tromper le cerveau. Même le mot film est discutable tant les repères sont spatiaux, et non temporels. Il faudra donc aussi sortir du vocabulaire du film.

Mais comment raconter une histoire à une audience quand cette audience est de l’autre côté de la fenêtre, dans l’histoire même ? Surtout quand cette audience ne sait pas non plus où regarder ! A gauche, en haut, derrière ? Quand elle doit bouger pour voir les scènes et devient elle-même cadreur/preneur de son.

Mais dores et déjà, après les jeux vidéo, la VR s’annonce très prometteuse pour le sport en direct, déjà mieux représenté qu’à la télé avec une présence virtuelle dans une enceinte réelle. Et un énorme potentiel pour les supporters où qu’ils se trouvent dans le monde.

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Prometteuse aussi pour le spectacle vivant, les grands concerts de rock-stars mondiales.

La VR vous fait non seulement vivre l’expérience du match ou du spectacle en direct comme si vous y étiez, mais vous permet aussi de choisir le lieu d’où voulez en profiter !

Et bien sûr le secteur des jeux vidéo continue d’être un débouché majeur : Oculus va développer des dizaines de jeux en VR, les magasins de jeux et d’applications se développent. Cet été Vrear, plateforme de jeu vidéo live en VR se lance pour concurrencer directement les jeux en ligne de Twitch et YouTube Gaming.

Le marché démarre

En Chine, 10 millions de masques de VR ont déjà été vendus. Le développement est puissant au Japon et en Corée. Plus de 5 millions de cardboards Google sont dans la nature, 2 millions d’heures ont été vues sur Oculus Gear, des milliers de start-ups et de développeurs sont au travail.

Facebook, Google, Apple, Amazon, Microsoft, Samsung, Baidu, Sony, HTC : tous les géants mondiaux de la hightech investissent et embauchent actuellement dans VR et AR.

Des accélérateurs de start-ups se sont mis en place. Des milliers d’entre elles, en Amérique du Nord, Europe et Asie, y travaillent, dont la secrète Magic Leap qui a levé plus d’un milliard $ sans faire de démo publique, mais avec Alibaba et Google au capital. Le tout sous l’influence de l’auteur célèbre de science-fiction Neal Stephenson, inventeur du métavers, qui y travaille.

Après les cardboards, de très nombreux dispositifs pour smartphones sont aussi mis sur le marché. Tout comme les masques intégrés beaucoup plus chers : Oculus Rift de Facebook, Vive de HTC et à la rentrée celui de Sony. Et peut être celui de Google dès la semaine prochaine. Les sièges tournants, qui améliorent l’expérience, font leur apparition dans la panoplie indispensable.

Après les jeux et le divertissement, ces technologies sont aussi très prometteuses pour l’immobilier, la santé, l’éducation, l’architecture, et bientôt toutes les industries.

Le marché est estimé à près de 100 milliards de dollars d’ici 10 ans, soit autant que celui des desktops aujourd’hui, et probablement plus grand que celui de la TV, selon Goldman Sachs qui y voit « la prochaine grande plateforme informatique ».

Les modèles d’affaires s’annoncent multifaces, à base d’abonnements ou de pub native, voire de contenus sponsorisés. Les possibilités d’immersion et donc de persuasion, vrai degré d’engagement, vont aussi modifier la pub et le marketing.

Ils vont exiger la coopération difficile entre créateurs, journalistes, cinéastes, d’un côté, geeks, développeurs, designers, concepteurs de jeux vidéo et fabricants, de l’autre. Entre Hollywood, la Silicon Valley, la French Touch et la R&D d’Asie dans un monde qui s’annonce aussi un peu plus féminin que la tech traditionnelle.

Le contenu débarque

Passé l’effet wahou, il faut des contenus ! Facebook, YouTube, Dailymotion ont lancé ces derniers mois des players vidéo 360°, portes d’entrée dans la VR qui permettent aux créateurs de se faire la main, d’apprendre la nouvelle grammaire d’un média sphérique grâce aux technos bon marché embarquées dans les smart phones. C’est d’autant plus important que le public choisit de plus en plus de vivre son expérience vidéo seul sur son mobile.

A la vidéo 360°, la VR ajoute le relief et la parallaxe (changement de la perspective de l’objet en fonction de l’angle de vue de l’observateur).

Les médias traditionnels, journaux et TV s’y sont engouffrés. Y compris pour des diffusions en direct désormais. De plus en plus de contenus sont créés, vus et partagés. L’Asie est en avance sur l’Amérique.

Des nombreux grands médias ont débuté les expérimentations : Condé Nast, Vice, HBO, NYTimes, Discovery, USA Today, Disney, ESPN, Axel Springer, Warner Bro., Alibaba, CNN, Netflix, Hulu, Le Parisien, France Télévisions.

Certains investissent dans des start-ups spécialisées. Plus de 30 films en VR présentés au dernier festival Sundance. D’autres à Cannes. Snapchat s’essaie déjà à la réalité augmentée avec des stickers.

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A surveiller dans les mois à venir : le nouveau casque Samsung, ceux de Google à venir, le store d’Oculus, celui d’Android et bien sûr Apple, toujours en embuscade.

Journalisme à 360°

Le journalisme n’échappe pas à la tentation de l’immersion dans la couverture de l’actualité. Une vision à 360°accroît la transparence et la vérité sur le sujet couvert, encore davantage contextualisé, en enlevant du parti pris éditorial et en allégeant le filtre du journaliste.

Le reporter, risquant d’incarner son sujet, doit alors réinventer la manière dont il raconte le monde. Sans manipuler la réalité. En sachant que personne ne veut se retrouver dans un hôpital sous les bombes ou dans une chute de ski à 150 km/h.

Parfois l’immersion est si saisissante, qu’il faut un sas de décompression pour revenir à la réalité. Les fabricants ont d’ailleurs fermé pour l’instant les systèmes, dans une forme inquiétante de censure.

Métavers, VR sociale, à plusieurs

En rachetant Oculus, le rêve de Mark Zuckerberg est que nous n’allions plus SUR Facebook mais DANS Facebook, qui entend bien être le premier jeu à un milliard de personnes.

Chacun veut créer des univers virtuels parallèles. Facebook et Oculus où les employés doivent lire le roman futuriste « Player One » (et son monde Oasis), Samsung qui vise l’holodeck à la Startrek, ou HTC Vive avec HTC vive avec son Room-Scale. Des mondes où les gens pourront vivre, travailler, jouer, communiquer… Et peut être s’aimer.

Avant l’immersion totale dans ces univers, l’expérience sociale en VR – pour l’instant limitée mais qui annonce un nouveau séisme - se développe déjà.

Dans une réalité synthétique, nous pourrons vivre des expériences synchrones à plusieurs. Des plateformes d’événements en VR, notamment au Japon, apparaissent déjà.

Dans une sorte de métavers, nos avatars en rencontreront d’autres. Comme un nouveau monde à la « Second Life » sous stéroïdes, qui, avec nos avatars, se substituera au monde réel.

Bientôt, un seul écran : l’œil

La VR vient d’abord des mobiles et de la vidéo 360°, mais aussi du public : elle est peu chère à produire. Comme au début de YouTube. Avec les mobiles, la VR est déjà dans notre poche, demain elle sera dans le navigateur. De même que les sites web sont devenus « responsifs » aux formats mobiles, ils devront l’être pour les formats VR.

Une évolution caractérisée aussi par le rapprochement de l’écran vers nos yeux : cinéma, puis TV, puis smartphone, puis VR. Progressivement, il s’est collé à nous.

Dernier obstacle, le masque va disparaître. Zuckerberg a promis que dans 10 ans, les technos AR/VR passeraient par des lunettes type Rayban où seront projetés des hologrammes.

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Dans 10 ans, VR/AR via des lunettes classiques

Samsung travaille déjà à des lentilles connectées. Google a déposé un brevet pour injecter l’écran et les images directement dans la rétine, où Sony entend aussi déposer bientôt un dispositif de captation vidéo contrôlé par le battement des paupières. Les Google Glass n’étaient qu’un galop d’essai.

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(image brevet Sony)

D’autres technos se mettent en place autour de la VR, notamment pour le toucher grâce à des dispositifs haptiques, des gants avec capteurs, ou même des vêtements entiers.

Le son spatialisé est aussi crucial pour renforcer l’immersion et faire décoller la vidéo 360°, avec le son binaural 3D, qui change quand on bouge la tête

Avec l’ajout futur de couches supplémentaires d’intelligence artificielle, il est probable aussi que nous ne connaissions pas encore les plateformes de VR qui vont réussir.

Des questions et déjà des soucis

Mais comme toute technologie, la réalité virtuelle n’est pas neutre.

Comme le cerveau ne fait pas bien la différence entre objets physiques et virtuels, se pose bien sûr, dans cette coexistence de la science fiction et de l’innovation, la question du flou entre ce qui est réel et irréel. Souvent aussi le nouveau monde virtuel n’est pas supplémentaire, mais supplantant. Comment éviter le cyberpunk dans le journalisme ?

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Certes l’audience est plus proche de l’événement dans la VR et devient témoin direct. L’immersion dans l’actualité, et l’impression d’y être, sont puissantes. Mais de grosses questions éthiques surgissent dans l’absence de médiation puisque dans cette narration sphérique, l’utilisateur choisit lui même le cadrage.

Attention aussi à la protection de la vie privée, y compris dans les assistants personnels qui sauront tout de vous. Dans ces mondes virtuels, tout est enregistré : ce que vous regardez, où vous dirigez votre attention, ce que vous aimez, ce dont vous avez peur, etc… et risque d’être vendus aux annonceurs. Ceux qui la maîtriseront auront beaucoup de pouvoir.

Le matériel de qualité reste onéreux. Caméras spécifiques, logiciels sophistiqués de post-production, plateformes ou magasins de contenus, distribution multiplateformes et tout écran, masques, capteurs, etc… Et les multiples formats ne sont bien sûr pas compatibles, les différents métavers ne s’annoncent pas non plus interopérables.

Au delà des problèmes réels de locomotion et de nausée, la qualité n’est pas encore au rendez-vous. De meilleurs capteurs et écrans sont nécessaires, une meilleure optique, avec des processeurs graphiques plus puissants. Demeurent toujours aussi des problèmes de stitching (assemblage d’images) et de colorimétrie. Besoin aussi d’une grosse bande passante, de meilleures batteries, de matériel qui ne chauffe pas, qui doit devenir moins encombrant, moins laid, moins … ridicule.

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Pour l’instant la session moyenne de VR est limitée à quelques dizaines de minutes. Il faudra certainement encore plusieurs années (5, 10, 15 ?) avant que ces technologies virtuelles deviennent grand public, notamment en raison de l’absence de killer-app' aujourd’hui. En attendant son moment iPhone, la VR n’est est encore qu’au portable à clapet ou même au Palm Pilot ! Mais tout le monde apprend : l’audience à la regarder, les producteurs à en faire !

Carbone vs. silicium, les hommes face aux machines

Intelligence artificielle, chatbots, réalité virtuelle, réalité augmentée sont autant de raccourcis vers l’avenir. L'avenir d'une réalité mixte. L’avenir du travail, de l’éducation, de nos loisirs, de nos vies quotidiennes. Un avenir où il suffira de parler ou d’écrire ce que nous voulons et l’informatique le fera. De mettre un masque pour être projeté à l’autre bout du monde, dans un autre siècle, avec d’autres personnes. Ou en sens inverse, pour que des objets et personnes d’une autre époque envahissent notre quotidien. De créer des nouveaux univers mondes qui n’existeront que dans nos têtes et dans nos ordis. De réclamer un supplément d’intelligence pour réaliser une tâche.

Difficile d’y croire alors que nous avons toujours du mal aujourd’hui à faire marcher un rétroprojecteur ou à lancer une imprimante !

Mais il semble bien que nous vivons en ce moment la fin de l’univers de médias et de divertissement à deux dimensions, et le début d’une informatique ambiante, comme l’électricité.

Dans 5 ans, prédit le patron de Netflix qui travaille depuis 30 ans dans l’intelligence artificielle, « vous ne saurez plus si vous parlez à un être humain ou à une machine », à des êtres biologiques fabriqués à partir de carbone, ou à des machines faites de silicium.

Aujourd’hui, les discussions sont déjà robotisées. Demain, l’intelligence artificielle couplée aux capteurs sensoriels et au big data va projeter une autre réalité dans nos têtes.

En attendant l’interface directe cerveau-machine sans intermédiaire visuel, en attendant de converser avec des chatbots en AR, en attendant la télépathie et les virtualités réelles, l’intelligence artificielle reste, pour l’instant, loin de l’intelligence d’un animal. Quand ce sera réalisé, le saut vers l’humain ne sera pas énorme. Et cela ne s’arrêtera pas à l’humain… L’intuition des machines existe déjà. Leur manquent encore les émotions, l’empathie et la capacité à improviser face à des situations inédites.

Vivre de nouveau à l’intérieur même de nos histoires co-créées –comme au temps des discussions autour des feux de camp-- n’est pas rien ! Cette nouvelle vague d’innovations va non seulement changer ce que nous faisons, mais qui nous sommes. Et donc notre rapport aux autres, et au monde, notre perception de la réalité qui devra synthétiser numérique et monde réel. Et sans doute notre conscience. Allons-nous, comme dans le mythe de la caverne, préférer à la réalité une de ses représentations ?

Nous passons déjà notre vie dans nos écrans en sachant que l’attention est devenue un produit de luxe. Attention donc à ne pas devenir des fourmis numériques et à laisser les machines décider ce qui est important pour nous.

Mais c’est aussi un très bon moment pour être un pionnier. Même si souvent, le sort du pionnier est de finir face contre terre avec une flèche dans le dos !

Eric Scherer

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PS : nous développerons ces sujets dans notre Cahier de Tendances Méta-Media N°11, Printemps – Eté 2016, avec de nombreux témoignages.

Le cahier sera disponible ici, sur Méta-Media en pdf gratuitement mi-juin.

 (Illustration de couverture : Jean-Christophe Defline)