A la veille de la sortie de son nouveau film “Only lovers left alive”, Jim Jarmusch nous parle de son rapport à la musique, qui guide toujours son travail de cinéaste.
Publié le 07 février 2014 à 10h08
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h09
Alors qu'il vient de fêter ses 60 ans, Jim Jarmusch revient avec un envoûtant film (Only lovers left alive) de vampires tourné entre le Detroit d'Iggy Pop et le Tanger des bars à haschich fréquentés par William Burroughs. Il n'a en rien renoncé à ses passions de jeune homme et se poste encore à l'avant-garde du rock contemporain, « pur et dur, très électrique et expérimental », avec son groupe Sqürl.
Mercredi 12 février 2014, il sera l'invité de Télérama pour une longue interview dont nous publions, ici, quelques extraits (avec bonus) consacrés à la musique. Mardi 11, il sera à Paris pour l'avant-première d'Only lovers left alive, qu'il agrémentera d'un concert à La machine du Moulin-Rouge. [Nous vous ferons gagner lundi des places pour cette avant-première et ce concert. Surveillez notre page Facebook !]
Adam, le vampire de votre film, un musicien romantique, qui vit reclus, à l'écart de l'actualité, est un des personnages de votre cinéma où l'on vous reconnaît le plus.
Il pourrait sans aucun doute venir de la mouvance new-yorkaise dont je suis, moi-même, le produit. Il est guitariste et on voit qu'il pourrait jouer sans mal du Paganini mais qu'il a choisi une musique assez minimaliste, par refus de la virtuosité. C'était le cas des musiciens autour desquels je gravitais à mes débuts – les Ramones, les Talking Heads, Television. Pour eux, la technique n'avait absolument aucune importance. Au contraire. Moi, même, j'avais l'impression qu'apprendre la technique, c'était tricher, entraver sa liberté.

Tom Hiddleston dans Only Lovers Left Alive. © Pandora Film - Exoskeleton Inc.
A l'époque, je me voyais d'ailleurs devenir poète ou guitariste, plutôt que cinéaste. Dans cette bande, personne ne se laissait enfermer dans un simple registre. Nous avions le formatage en horreur. Patti Smith peignait, écrivait et travaillait avec le photographe Robert Mapplethorpe, Alan Vega faisait des sculptures, Jean Michel Basquiat était DJ… Nous poursuivions l'héritage des poètes de la Beat generation qui vivaient à des années-lumière du monde du commerce et n'avaient d'autres ambitions que de s'éclater dans tous les domaines. William Burroughs était un touche-à-tout qui voyait des correspondances partout et faisait naître des associations entre tous les arts. Je l'ai suivi pendant plusieurs mois pour les besoins d'un documentaire et il m'a totalement fasciné.
On a parfois l'impression que vous réalisez des films pour le plaisir d'y inclure vos disques préférés ?
Il n'y a pas grand-chose de plus excitant. Et ça peut aller loin. Pour Broken Flowers, je me suis longtemps demandé comment je pourrais inclure dans un film très américain, avec Bill Murray, les chansons du musicien éthiopien Mulatu Astatke qui me rendaient dingue. Je trouvais leur mystère, leur noirceur et leur force propulsive parfaite pour l'enquête du film mais je ne savais pas comment faire avaler ça au public et j'ai écrit, pour cette raison, le personnage incarné par Jeffrey Wright.
La musique est la source de mes films. Les disques que j'écoute avant d'écrire un scénario font naître mes idées, me suggèrent la direction à prendre. Je me suis toujours enthousiasmé pour l'articulation entre les images et les différentes tonalités. Quand j'avais 20 ans, je passais des heures, à New York, à ma fenêtre, à observer l'agitation de la rue, à laisser mon esprit vagabonder, à voir se former des images en fumant de l'herbe et en écoutant du dub ou du jazz des années 30.
C'est un bonheur de pouvoir poursuivre cette expérience sur grand écran, dans l'ambiance magique d'une salle de cinéma. J'aime d'ailleurs particulièrement la période du montage d'un film. C'est celle où je me sens le plus l'âme d'un musicien. J'apprécie vraiment de mener des expériences musicales pendant la réalisation de mes films. La musique est pour moi la forme artistique la plus pure.

Johnny Depp dans Dead Man, 1996. © D.R.
Comme Lynch, Scorsese, Tarantino, vous mettez un point d'honneur à remettre au goût du jour des chansons assez obscures…
Oui, et parfois je tremble ! Je tenais dur comme fer à utiliser Funnel of love, une chanson de Wanda Jackson, une des premières femmes à chanter le rock’n’roll. Mais, comme la gestation du film a duré près de dix ans, j'étais un peu angoissé quand j'ai vu que Jack White des White Stripes lui rendait l'hommage qu'elle méritait en enregistrant un album avec elle. C'était une formidable initiative, j'adore Jack White, mais j'étais certain qu'il allait griller ma piste en réorchestrant Funnel of love. Par bonheur, il a choisi d'autres compositions.
J'avais aussi peur de Tarantino. Il est très bon pour trouver, avant tout le monde, des morceaux très originaux qu'il utilise de manière explosive. Mais, depuis Reservoir Dogs, il a lancé, malgré lui, une mode qui n'est jamais retombée. On peut difficilement voir un film américain sans être exposé à un bombardement de chansons. Toujours les mêmes, à peu de chose près. Alors que le monde déborde d'une infinité de musiques différentes.
Je suis particulièrement heureux de la manière dont j'ai pu traiter la musique dans Only lovers left alive. J'ai composé des morceaux moi-même, en compagnie de Jozef Van Wissem. J'ai choisi des chansons qui me donnent le frisson comme celle de la chanteuse soul peu connue, Denise Lassalle, Trapped by a thing called love. Et j'ai même tourné des scènes où les personnages ne font rien d'autre que se passer des disques. Pur bonheur.