Histoire

Jean-Paul Ribes : "la fin de mon maoïsme"

Portraits de Mao Zedong devant l'ambassade de Chine à Paris, le jour de sa mort, le 9 septembre 1976.
Portraits de Mao Zedong devant l'ambassade de Chine à Paris, le jour de sa mort, le 9 septembre 1976. (Crédits : AFP)
Comment quitter le maoïsme ? C’est la question qui s’est posée à Jean-Paul Ribes, l’un des premiers « maos » français il y a 50 ans. Mao venait alors de lancer la Révolution culturelle et le slogan du Grand Timonier – « Feu sur le quartier général » – avait galvanisé le jeune homme. Mais dès 1968 et plus encore à partir de 1971, Jean-Paul Ribes abandonne l’idéologie maoïste alors qu’il découvre les luttes de pouvoir derrière l’idéal révolutionnaire, et surtout l’oppression des Tibétains.
De Mao au Dalai Lama, notre confrère du journal Actuel et de l’Express reconnait qu’il n’a pas toujours fait les bons choix. Mais ce grand écart entre le fondateur de la République Populaire de Chine et le leader tibétain en exil, ne signifie pas pour autant un reniement de ses idéaux de jeunesse. Après avoir tenu la librairie maoïste de la rue Gît-le-Cœur à Paris, ce disciple du maître Kalou Rinpoche est devenu l’une des grandes figures de la défense de la cause tibétaine en France.

Entretien

*Lire l’excellente chronologie des maoïsmes en France, de 1930 à 2010 par Christian Beuvain et Florent Schoumacher de l’Université de Bourgogne.
Ah bas les veilles lunes, les idées anciennes, les coutumes ancestrales et la culture d’autrefois ! En dénonçant les « quatre vieilleries », c’est un monde nouveau que proposaient Mao et ses légions de gardes rouges il y a tout juste 50 ans en Chine. Le 16 mai 1966, une circulaire vient dénoncer tous les « révisionnistes » et libère du même coup la fureur des lycéens et des étudiants chinois résolus à en découdre avec l’ordre établi. Un objectif similaire nourrira deux ans plus tard les slogans des manifestations du printemps 68 en occident. Chacun doit alors choisir son camp : le mouvement gauchiste se divise entre partisans de Trotsky, de Moscou et de Pékin*.

Sans perdre une seconde, l’ambassade de Chine en France a déversé des caisses d’exemplaires du Petit Livre Rouge sur les campus. Les premiers maoïstes français forment un club d’intellectuels issus de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, qu’on appellera l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes – l’UJC(ml). Mais après les « événements de juin 1968 », l’organisation, accusée d’actions violentes, est interdite par décret du président de la République. Les « maos », qui aimeraient faire durer les idées de 68, se retrouvent dans les groupes « mao-spontex » (« maoïstes » et « spontanéistes ») de la Gauche prolétarienne ou de Vive la révolution !

Notre série continue sur les maoïstes français d’hier. Que sont-ils devenus ? Qu’ont-ils fait de leurs engagements ? Comment se relever du désenchantement ? Suite et fin de notre entretien avec Jean-Paul Ribes.

Jean-Paul Ribes, journaliste et écrivain français.
Jean-Paul Ribes, journaliste et écrivain français.
Qu’est-ce qui vous a éloigné du maoïsme ?
En 1971, il y a eu l’arrivée du livre de Simon Leys. Les habits neufs du président Mao, a été un révélateur. Au début, je me disais : « Ce mec, c’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! » Et puis, on a appris que le « Grand Bond en avant » avait causé des dizaines de millions de morts. On a appris aussi pour la famine. Et finalement, on s’est rendu compte que la lutte de pouvoir entre Lin Biao, Liu Shaoqi, Mao et Deng Xiaoping n’avait cessé d’animer toute cette période-là et que, cerise sur le gâteau, à l’époque même où nous nous battions pour la libération du peuple que la France colonisait, la Chine colonisait… le Tibet. C’était quand même d’une ironie sans borne.

Là, je n’avais plus le choix, je ne pouvais que m’engager aux côtés des Tibétains. C’est un retournement logique, un retournement qui en fin de compte n’en est pas un. J’ai toujours voulu être du côté de ceux qui se battent pour leur liberté. Alors c’est vrai, cela a pris du temps. Il m’a fallu en gros une décennie, entre 1972 et 1982. Une décennie au cours de laquelle les choses se sont mises en place de façons différentes pour moi. Ce changement, je le dois d’abord au féminisme. Il se trouve que ce sont les femmes qui nous ont mis au pied du mur. On était passé de l’UJC(ml) à Vive la Révolution (VLR) avec Roland Castro et d’autres… Et un jour, les filles de VLR ont tapé du poing sur la table : « C’est toujours les mecs qui parlent dans les réunions, c’est toujours les mecs qui décident, qui déclament. Nous aussi on veut se réunir, on a des choses à dire. »

La première réunion a eu lieu aux Beaux-arts et nous sommes restés devant la porte. Elles nous ont dit : « C’est pas tout de se déclarer au service du peuple, si on n’est pas capable de se comporter correctement avec les filles. » C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré une femme avec qui je suis toujours 40 ans, deux enfants et des petits-enfants plus tard. Le fait de vivre une relation, c’est aussi se dire que son militantisme ne reste pas cantonné dans des hautes sphères. C’était aussi ma recherche quand j’ai travaillé en usine, ou quand j’ai enseigné en Algérie. Je voulais être proche de la réalité et mettre les mains dans le cambouis.

En plus, c’était les années hippies, on avait un côté très sentimental, et ma femme a trouvé que je déconnais avec ce côté poussiéreux et bureaucratique du maoïsme. Sans même parler de ses travers, extrêmement cruels, méchants et méprisant la vie humaine. Enfin il y a eu le début de l’écologie politique. J’ai écrit, je crois, ce qui a constitué le premier manifeste écologiste en France. Nous l’avons publié au Seuil, dans la collection Combat avec mon ami Claude Durand qui m’avait demandé de faire ce livre d’entretien. Son titre : Pourquoi les écologistes font de la politique ? Nous étions en 1975 et c’était la question : « Faut-il faire de la politique ou faut-il investir le mouvement social ? » Mon idée était qu’il fallait plutôt investir le mouvement social. On y revient aujourd’hui. J’étais avec Serge Moscovici, René Dumont et d’autres. Et tout cela m’a amené à remettre en question la Révolution culturelle et le maoïsme.

Vous êtes aussi devenu bouddhiste plus tard. Cela a-t-il joué dans cette démaoïsation progressive ?
Oui, même si c’est lié au hasard du destin qui m’a amené à me retrouver un jour de 1982 au pied d’un maître tibétain. Kalou Rinpoche venait de créer son monastère. Assez curieusement, j’ai rencontré le bouddhisme via mon amour pour le Chablis. J’avais un ami écrivain, Jacques Lacarrière, qui habitait à Sacy. On était un groupe de copains et on se réunissait autour de notre passion commune pour les grands crus. C’était un peu la suite du féminisme, et qui à un moment a fini par dégénérer dans la picole. On se retrouvait chez Jacques à Sacy. Et c’est chez lui, sur son buffet que j’ai vu pour la première fois la photo d’un vieux monsieur. J’ai trouvé cela curieux, car il ressemblait à mon père. C’était Kalou Rinpoché. Jacques faisait partie d’un petit groupe de gens qui avaient été sollicités pour parrainer ce temple bouddhiste à côté de Montceau-les-mines.

Et nous voilà, Jacques et moi en voiture. Je rencontre Kalou Rinpoche. On parle très peu, mais j’écoute ses enseignements. Et puis, un jour il se passe une chose bizarre. On était assis tous les deux au soleil dans l’enceinte du temple de Kagulin, et il y a un moine qui passe et qui dit : « Ceux qui veulent prendre refuge avec Kalou Rinpoche ». Et le type qui faisait une retraite à côté de moi de me relancer : « Il faut que tu y ailles ! » J’ai rétorqué : « Ah, non pas pour moi ! Je ne vais pas à nouveau m’engager. » Il m’a répondu dans un grand éclat de rire : « Ça ne coute rien et ça ne fait pas mal, et puis tu verras après. » Voilà comment j’ai pris ce chemin du bouddhisme, et quarante plus tard, j’y suis toujours.

J’organise un petit atelier d’étude du bouddhisme dans mon coin, un petit atelier d’une dizaine de personnes. A la première séance je commence par dire : « Tous les ismes sont des prismes, donc nous n’aurons pas d’ismes entre nous, on va être sur le chemin du Dharma. » Le Dharma est cette grande loi qui fait que les choses sont ce qu’elles sont. L’atelier que j’anime s’appelle « la présence au monde ». Pour moi, la question n’est pas de savoir pourquoi on est là, mais comment on est présent au monde ? Comment je suis avec ma femme ? Comment je suis avec mes mômes ? Comment je suis avec mon chien ? Comment je suis avec l’arbre ? Comment je suis avec moi-même ? Au-delà du pourquoi, il y a surtout le pourquoi faire ? J’ai cru répondre à cette question il y a vingt ans avec l’idéologie. C’était très séduisant et quand les concepts sont présentés par des gens aussi brillants qu’Althusser, évidemment cela a de quoi enthousiasmer les jeunes gens. Le problème n’est plus de se saisir d’une idéologie, mais de se saisir d’une éthique, d’un comportement, d’une manière d’être au monde et ça c’est ce que m’a appris le Dalai Lama.

En 1985, vous êtes l’un des premiers occidentaux à vous rendre à Lhassa depuis Katmandou, et vous créez deux ans plus tard le Comité de Soutien au Peuple Tibétain…
Oui, merci Actuel, merci Jean-François Bizot, merci au journalisme qui m’a donné cette chance de rencontrer le Dalai Lama. Actuel m’a envoyé au Tibet par la route. J’ai fait partie de ceux qui ont fait ce voyage Katmandou-Lhassa. La route était fermée depuis 1904 et en 1985, les Chinois ont annoncé qu’ils allaient rouvrir la route. Mon monastère m’envoie un jeune français, François Jaquemard, interprète tibétain. Le photographe Marc Riboud nous accompagne. On arrive à Katmandou et on nous dit : le pont de l’amitié, s’est écroulé. Je suis donc entré au Tibet à pieds. Ce fut trois semaines de folies : on arrivait dans des villages qui n’avaient jamais rencontré d’occidentaux et le premier occidental qu’ils rencontraient était un Lama, mon interprète. J’avais rusé avec le guide chinois, je lui avais dis : « Est-ce que mon ami peut mettre pendant le voyage ses habits de travail ? » Et le lendemain, il est venu habillé en moine. On a rencontré des groupes de nomades en pèlerinage qui se jetaient sur nous. Le voyage était bouleversant à tous les points de vue. Je me retrouvais dans l’Algérie des années 60, sauf que c’était un petit Chinois qui était le méchant para et des grands Kampas qui étaient les Kabyles. Je retrouvais là-bas toutes les attitudes, toutes les moqueries, tout le racisme de la colonisation.
L’anniversaire de la Révolution culturelle est censuré dans les médias chinois, mais le portrait de Mao est toujours accroché place Tianan’men. Comment percevez-vous le pouvoir chinois d’aujourd’hui ?
Je crois que c’est une grande bouffonnerie, en réalité. Les communistes n’ont pas restauré le capitalisme, ils l’ont amplifié. Et si la propagande ne cesse de marteler la singularité du « socialisme à la chinoise », on se rend compte aujourd’hui qu’il y a surtout un « capitalisme à la chinoise ». Un capitalisme qui est fondé sur la surexploitation du travail humain, sur le décalage culturel entre la campagne et la ville qui était l’argument de Mao. Mao a tout vu, mais il n’a rien empêché parce que pour lui c’était de la tactique, c’était un jeu politique. Les masses chinoises ont été maintenues dans l’ignorance la plus totale, et la bouffée d’air que leur apporte le capitalisme finit par les étouffer. Aujourd’hui, c’est le triomphe de la société de consommation mais une certaine catégorie de la population chinoise reste lucide. Une lettre sur Internet a circulé demandant au président Xi Jinping de ficher le camp ! Cette petite frange de la société chinoise est lucide, mais elle n’a pas les moyens de s’exprimer.
Que pensez-vous de l’engagement politique aujourd’hui en France ?
La jeune génération n’a pas cette facilité que nous avons eue, car il n’y a plus d’offre idéologique aujourd’hui. On vit à l’heure des populistes, des grandes gueules, de celui qui râle le plus. On ne comprend plus rien, plus rien n’est audible. L’idée même du prolétariat fait rigoler. Le monde ouvrier a perdu son référent culturel. Un certain nombre d’ouvriers votent pour l’extrême-droite malgré la grossièreté de son programme. Je pense que néanmoins l’idée d’engagement dans des activités de type sociétal existe. Mon épouse organise depuis 20 ans un atelier avec des enfants autistes, ou propose des jardins dans les hôpitaux. On s’engage sur le nucléaire, contre le réchauffement climatique. On s’engage davantage au travers de petits collectifs. On réforme le village, on ne réforme plus la ville et encore moins le monde. L’engagement aujourd’hui c’est d’interagir avec ses voisins et ses proches.
Est-ce que les « ismes » ont pour autant disparus ?
Il n’y a plus de modèle, mais il y a des gens formidables. « Pepe Mujica » par exemple, le président de l’Uruguay [de 2010 à 2015] est un personnage fabuleux. C’est un ancien maquisard tupamaros dans les années 1960-70 qui est arrivé à se hisser à la tête de l’Etat et qui vit dans sa petite maison avec son jardin. Il existe des gens comme ça. Stéphane Hessel que j’ai connu, très brillant diplomate notamment à Alger et qui n’hésite pas à faire de la provoc’ et à dire « Indignez-vous ! » Le Pape François qui n’est pas si mal dans son genre et qui n’hésite pas à donner des coups de pied dans la fourmilière.

Je ne dis pas qu’il sortira des choses fascinantes du mouvement « Nuit debout », mais il faut les laisser s’exprimer. On vit quand même à une époque dotée de moyens de communication formidables. Il faut juste savoir les employer. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’à mon âge canonique je passerais mes journées à communiquer avec mes correspondants dans le monde entier. Il y a un phénomène réducteur lié au média télévisuel qui, quelles ques soient les chaînes, emploie les mêmes mots. Le journalisme a un effet démultiplicateur. Nous quand on a fait Actuel, on allait toujours là où les autres rédactions n’allaient pas. C’est totalement l’inverse aujourd’hui. Le mimétisme du moment est lié à la technologie, au capitalisme, mais aussi au manque d’idée et au fait qu’on a la flemme de creuser une information ou qu’on n’a pas le temps. Pour moi, un journaliste, c’est quelqu’un qui pose son cul sur une grosse pierre et qui filme, qui écoute, qui enregistre les gens. Parfois il pose une question, mais la plupart du temps il se tait. Le journaliste, ce n’est pas le mec qui parle, c’est celui qui écoute.

Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.