André Breton, intellectuel gréviste

Et si les “intellectuels” faisaient également grève ? André Breton, en pleine période de discussion en 1926 pour savoir si les surréalistes doivent ou non adhérer au Parti communiste, envisage le rapport entre “manuels” et “intellectuels” et prône la grève pour ces derniers.

Par Gilles Heuré

Publié le 01 juin 2016 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h45

André Breton veut faire la grève. Comme on le sait, il est surréaliste, surréaliste révolutionnaire, puis surréaliste communiste, puis surréaliste adhérent du Parti communiste, adhésion qui sera plus tard soluble. Le texte La Dernière grève, qui fait partie de Alentours III, est contemporain des discussions qui s’engagent dans le groupe surréaliste sur la question de l’adhésion au Parti communiste. Question qui ne va pas de soi et dont l’énoncé, à partir de 1926, donne lieu à de singulières prises de position au sein du groupe. Adhérer individuellement, en bloc, collectivement ?

Intellectuels et poètes doivent aussi évaluer la pertinence des débats au sein du Parti communiste portant sur la littérature prolétarienne. Mais pour ce qui est de l’adhésion elle-même, les controverses sont vives. Antonin Artaud ne se sent pas l’âme d’un militant : « Je me refuse à considérer quoi que ce soit sur un plan économique et social, vu que sur ce plan je n’ai aucune lucidité, et on ne peut pas me forcer à penser ce qui ne peut entrer dans ma pensée ». La réponse d’Eluard est doctrinale : « Artaud parle d’exercer la pensée pour lui-même ; c’est une attitude contre-révolutionnaire parce que la pensée est à tout le monde ». Robert Desnos avance des arguments plus concrets : « Sommes-nous capables de faire des bureaucrates ? Si on me demande d’adhérer, je le ferai, mais ce sera dans les pires conditions ». Et il ajoute : « Je tiens à ajouter que j’ai passé l’année dernière à aimer une femme, ce qui n’est pas à dédaigner du point de vue surréaliste ». Prévert est d’une sincérité qui désarçonne ses compagnons : « On ne me connaît pas beaucoup. J’étais révolutionnaire à 7 ans. Je suis complètement incapable d’ouvrir un livre de Marx, cela m’emmerde. Là-dessus, je m’en remets à d’autres. Il serait pour moi très facile d’adhérer au P.C., mais je crois que cela n’aurait aucun sens ».

“Peut-on dire qu’Hercule, que Christophe Colomb, que Newton travaillaient ?”

Dans La Dernière grève, André Breton, inféodé mais pas encore tout à fait, élargit les perspectives et envisage la situation des intellectuels par rapports aux ouvriers. De ces derniers, il pense qu’ils « n’appliquent pas assez les grands remèdes des révolutions » : « Ils se recommandent trop volontiers de leur capacité de travail […] Si paradoxal que cela puisse paraître, ils cultivent de façon quasi religieuse l’idée du travail ». De là, la scission entre « manuels » et « intellectuels » : « Certes, je ne nie pas que les premiers aient eu quelques raisons de se plaindre des seconds. Il est inadmissible que la grande colère des ouvriers, si belle, si pleine de sens, se canalise indéfiniment dans les savants discours de ces messieurs. Quelques duperies exemplaires, dont c’étaient toujours les mêmes qui se rendaient coupables, justifient à cet égard les dernières réserves ».

Alors les intellectuels ? Breton admet que dans la hiérarchie du travail, ils sont les derniers : « En effet, il nous a été donné non seulement de choisir nos occupations, mais encore de ne subir de ces occupations d’autres contraintes que la nôtre, de tirer de la nature de notre production une joie personnelle suffisante pour que nous n’ayons, en fait de maîtres, à nous plaindre que de nous. […] Nous ne sommes guère des travailleurs ; c’est presque toujours nous embarrasser fort que de nous poser la question d’usage : « Travaillez-vous en ce moment ? » (Peut-on dire qu’Hercule, que Christophe Colomb, que Newton travaillaient ?) ».

“Alors pourquoi pas la grève ?”

Le monde de la pensée justifie, aux yeux de Breton, que celui-ci fasse aussi l’objet d’attention : poètes indigents contre ceux qui vivent « grassement », différence de situations, de considération et de revenus entre peintres et poètes, absence de pensions, répression contre la liberté de pensée… « Alors pourquoi pas la grève ? » demande-t-il. « Elle a été jusqu’ici le seul recours de nos amis les vrais travailleurs et elle a l’avantage de présenter une valeur symptomatique des plus objectives. Je la vois très bien éclater à l’occasion d’un incident de presse ou autre comme il s’en produit tous les jours. Il ne tiendra qu’à nous qu’elle se prolonge assez longtemps, puisque matériellement nous n’avons rien à y perdre. Ce sera comme une grève des électriciens (ndlr : en janvier 1927, Breton adhère officiellement au Parti communiste et fait partie de la cellule … des employés du gaz) qui durerait plusieurs soirs ». Le résultat serait l’arrêt de parution des livres, ce qui pourrait également avoir pour conséquence la mise au chômage d’ouvriers typographes ou de libraires, étape d’une colère qui déboucherait sur une révolution. 

Au sein du groupe surréaliste, l’adhésion fera quelques victimes. Adhèrent Breton, Aragon, Eluard, Benjamin Péret et Pierre Unik. Philippe Soupault sera excommunié en novembre 1926. Antonin Artaud subira le même sort, ce dont il ne se plaignit guère. Quant à Jacques Prévert, il récitera un poème, Citroën 1933, écrit avec le groupe Octobre, à la Maison des syndicats, lors d’une réunion de grévistes de Citroën, le 18 mars 1933.

A lire 

André Breton, La Dernière grève, in Alentours III, Bibliothèque de la pléiade, Gallimard, p. 890-894

Archives du surréalisme, 3, Adhérer au parti communiste, présenté et annoté par Marguerite Bonnet, Gallimard, 1992

Jacques Prévert, Octobre, Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre 1932-1936, textes réunis et commentés par André Heinrich, Gallimard, 2007, p. 137-138.

Entre les lignes, le blog livre de Gilles Heuré
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