Interview

«La lecture du marché pétrolier est avant tout celle des conflits entre sunnites et chiites»

Ce jeudi, à Vienne, lors de sa réunion semestrielle, l'Opep n'a pas mentionné de plafond pour la production. Selon l'économiste Philippe Chalmin, au-delà de l'aspect économique, l'inaction s'explique avant tout par une opposition entre l'Iran et l'Arabie Saoudite.
par Vittorio De Filippis
publié le 2 juin 2016 à 18h50

L'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) a maintenu en l'état, jeudi à Vienne, en Autriche, son niveau de production actuel, s'abstenant à nouveau de mentionner tout plafond chiffré. «Tout le monde est très satisfait [de l'état du marché qui] est en train de se rééquilibrer à l'heure où nous parlons, a assuré, peu avant l'ouverture de la réunion semestrielle, le nouveau ministre saoudien de l'Energie, Khaled al-Faleh, qui s'exprimait pour la première fois. La conférence a observé que, depuis la dernière réunion de décembre 2015, les prix du pétrole brut ont grimpé de plus de 80%, l'offre et la demande convergent, ce qui prouve que le marché est engagé dans un processus de rééquilibrage», a fait valoir l'actuel secrétaire général du cartel. Trente ans après la publication du premier rapport «Cyclope», son président fondateur, Philippe Chalmin, qui vient de publier l'ouvrage Des ressources et Des hommes (1), estime que la rivalité entre l'Arabie Saoudite et l'Iran figure au centre des divisions de l'Opep : «Depuis son retour sur les marchés pétroliers après la levée des sanctions, Téhéran est hostile à tout gel de la production

Dans quel contexte a eu lieu la réunion de l’Opep à Vienne ? 

Pour comprendre le statu quo de l’Opep à Vienne, il convient de faire un petit rappel. Nous sommes à Doha (Qatar), en avril de cette année, lors de la précédente réunion de l’organisation. On se souvient de la situation. Certes, comparés au niveau du début de l’année, lorsqu’ils ne dépassaient pas les 30 dollars, les cours du baril de pétrole sont légèrement remontés. Mais ils restent malgré tout fortement déprimés, à peine plus de 40 dollars le baril. A Doha, l’ancien ministre saoudien du Pétrole et des Ressources minérales, Ali al-Naïmi, semble être favorable à un accord de plafonnement de la production pétrolière des pays membres de l’Opep. A l’époque, il avait la bénédiction de la Russie qui, rappelons-le, n’est pas membre de l’organisation. D’autres pays non membres avaient d’ailleurs été conviés à rejoindre la table des négociations : Oman, la Colombie et l’Azerbaïdjan. Il s’agissait de plafonner la production journalière de l’ensemble des pays de l’Opep à environ 32 millions de barils sur une offre quotidienne mondiale de l’ordre de 94 millions de barils par jour. En face, la demande mondiale ne dépasse pas les 92,5 millions. Il y a donc un surplus.

Pourtant, les prix du pétrole brut ont amorcé une remontée… 

C’est vrai, nous sommes à environ 50 dollars (44,8 euros) pour le Brent de mer du Nord. Cette remontée des prix s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la chute antérieure des prix a provoqué une pression sur la production de pétrole non conventionnel aux Etats-Unis. Mais contrairement à ce que nombre de spécialistes avaient imaginé, il n’y a pas eu d’effondrement de l’exploitation des puits aux Etats-Unis. Au plus, nous avons perdu 300 000 barils jour du côté américain. Ce qui montre qu’il y a une certaine résilience de l’industrie pétrolière américaine à la chute des cours mondiaux de pétrole. Mais plus généralement, la chute de prix a provoqué une hausse de la demande d’essence notamment, ce qui, en retour, a donc permis de résorber une partie du fameux surplus mondial. Ajoutons à cela des attaques dans le sud du Nigeria et une Libye toujours sur le retour, du moins en théorie. Les optimistes pensent que le dynamisme de la consommation va réduire les excédents et favoriser une hausse des prix.

Et quid de l’Iran ?

C’est justement l’Iran qui fait que la réunion de Doha, mi-avril, se solde par un non-accord de plafonnement. Trois jours avant la réunion, alors que tout le monde parle d’un accord, l’Iran est supposé vivre sa vie pétrolière, à savoir poursuivre sa hausse de production depuis la fin des sanctions économiques, de manière à retrouver son niveau d’avant les sanctions. Tout le monde imagine que l’Arabie Saoudite va alors de nouveau accepter de jouer le rôle de producteur en dernier ressort, du pays qui ouvre ou ferme ses vannes selon la situation pétrolière mondiale. Tout le monde en sera pour ses frais car les Saoudiens en décident finalement autrement : il s’agit pour eux de récupérer leurs parts de marché. Pas question, donc, de fermer les yeux sur l’Iran et de laisser filer à la hausse sa production de pétrole. L’Arabie Saoudite n’est pas contre un accord de plafonnement, mais si et seulement si l’Iran fait partie de l’accord.

Sommes-nous dans cette même situation aujourd’hui, à Vienne ? 

Oui. Il n’y aura pas d’accord. On ne voit pas pourquoi l’Arabie Saoudite accepterait aujourd’hui ce qu’elle a refusé à Vienne en avril. En réalité, la lecture du marché pétrolier est avant tout une lecture des conflits entre sunnites et chiites. C’est donc un conflit Arabie Saoudite (sunnite) contre Iran (chiite).

 On quitte donc l’échiquier pétrolier pour passer sur l’échiquier géopolitique ? 

Evidemment. Le pétrole est au cœur du conflit. Et l’arme dont dispose l’Arabie Saoudite est celle de ses réserves financières. Certes, pour faire face à la baisse de ses recettes pétrolières, elle a dû piocher dans ses réserves financières pour près de 100 milliards de dollars (plus de 89 milliards d’euros)… Mais il en reste encore plus de 600 milliards. Le pays ne manque pas de munitions financières. Ce qui n’est pas le cas de l’Iran, bien sûr.

Ne faut-il pas prendre comme une bonne nouvelle, du moins pour des pays comme le Venezuela, cette remontée des cours du brut ? 

Le Venezuela fait partie de ces pays qui n’ont pas réussi à se constituer de réserves financières, et encore moins tenté de commencer à diversifier son économie pour réduire sa dépendance financière, et donc budgétaire, aux recettes du pétrole. Franchement, à 50 dollars le baril, ça ne change pas foncièrement la donne de ces pays. Faut-il rappeler que le prix de vente moyen d’un baril qui permettrait d’équilibrer les budgets des pays membres de l’Opep est de l’ordre de 95 dollars. On est loin du compte. Et ce prix moyen élevé montre que ces pays n’ont rien fait pour réduire leur dépendance au pétrole. Je pense au Venezuela, mais il y a aussi au Tchad, au Nigeria ou encore à l’Algérie… Ce sont autant de pays qui risquent de souffrir encore plus demain qu’ils ne souffrent aujourd’hui.

(1) Des ressources et Des hommes. Matières premières : 1986-2016, trois décennies de mondialisation et au-delà, racontées par une vingtaine de spécia­listes, sous la direction de ­Philippe ­Chalmin, éditions François Bourin.

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